Chapitre 17 —Le pacte des quatre

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Le psychiatre resta d’abord immobile, les doigts étalés sur le bois de la table. On aurait dit qu’il prenait la mesure du meuble comme on tâte une cicatrice : non pas pour la caresser, mais pour éprouver ce qu’elle contient de nervosité et de douleur.

Il inspira, tenta d’adoucir sa voix :
— Bon… reprenons.

Une pause, volontaire, s’étira, presque insupportable.
— Présente-nous donc ta stratégie, Anna.

Il avait lâché la phrase comme on dépose un poids au centre de la table. Pas une attaque frontale, mais un test, une mise en demeure. Elisabeth retint son souffle : son soupir à peine perceptible ressemblait à l’ouverture furtive d’une fenêtre dans une chambre saturée d’air.

Anna, droite, prit le temps de réfléchir. Dans ses yeux, on lisait la lutte entre défi et prudence, l’équilibre fragile du soldat qui sait que chaque mot engage plus qu’une idée : un destin. Elle serra les mâchoires, puis finit par dire d’une voix volontairement lente, presque liturgique :
— J’aimerais avoir accès à l’ordinateur sécurisé et aux codes d’identification de Nicolas… afin de me connecter à PRS. En tant qu’administratrice.

Un silence massif. Les mots flottaient comme des cailloux jetés dans un lac trop calme. Kayak plissa les yeux, Elisabeth se raidit, Natalie étouffa un mouvement nerveux qui finit en toux sèche.

Ce fut Elisabeth qui rompit la torpeur.
— Pourquoi ?

Elle ne le dit pas comme une accusation, mais comme une évidence qui devait recevoir justification. Ses doigts jouaient avec le bord de sa tasse, tic minuscule qui trahissait l’attention intense.

Anna baissa brièvement les yeux, cherchant ses arguments comme on cherche une sortie dans un labyrinthe. Quand elle releva le regard, sa voix était plus assurée :
— Parce que Nicolas m’avait confié… autrefois… certaines possibilités cachées de PRS. Officiellement, c’est uniquement un outil financier, cependant on peut s’en servir comme un cheval de Troie, afin d’avoir accès de manière discrète à tous les servers où cette IA est installée. Ainsi, à travers elle, nous pouvons avoir accès à n’importe quelle information, qu’elle soit militaire ou civile. Bien conduit, elle peut devenir notre fil d’Ariane, afin de localiser Nicolas. Si par exemple, un phare en Patagonie l’a identifié, nous le saurons.

Le mot resta suspendu. Natalie se redressa, soudain animée, comme si une porte s’était ouverte en elle sur une certitude qu’elle peinait à formuler jusque-là :

— Oui, s’il te plait. Utilise PRS pour pirater le Pentagone, s’il le faut, mais retrouve Nicolas.

L’éclat d’enthousiasme sonna presque déplacé. Anna, grave, leva la main pour apaiser :
— Il y a une chose à savoir. En mode administrateur, PRS obéit… toujours. Il peut demander confirmation, s’il juge l’ordre dangereux pour l’homme ou l’environnement, mais il n’a pratiquement aucune nuance. Si je lui demande de faire s’écraser les avions du monde, il essaiera. Même Nicolas n’osait y recourir qu’avec une prudence extrême.

Les mots résonnaient comme un mythe sombre : un Golem de métal qui écrase tout si on le nomme mal, un Prométhée qu’on ne peut rappeler une fois qu’il a volé le feu.

Kayak écoutait, et son visage se fermait puis s’ouvrait par à-coups, comme une forteresse qui hésite à lever son pont-levis. Confier cette arme à une femme qu’il méprisait presque autant qu’il l’admirait ? Ou la retenir et risquer qu’elle s’en empare autrement ? Derrière ses lunettes épaisses, on aurait dit un juge hésitant entre la liberté ou la peine de mort à un détenu.

Anna prit une légère inspiration, porta la main à ses lèvres comme pour tasser une pensée, puis se tourna vers les deux autres convives. On pouvait lire sur son visage le cheminement de la décision : peser les risques, imaginer les bénéfices, mesurer la confiance qu’elle accordait — ou refusait — à chacun. Sa voix, quand elle parla, était posée, mais chaque mot semblait choisi après un court tâtonnement.

— Elisabeth et docteur Kayak, validez-vous… l’utilisation de PRS pour localiser Nicolas ? dit-elle enfin. Le risque d’être identifié par un tiers est très faible, mais pas nul.

Il y eut un instant où chacun sentit le poids du possible. Elisabeth fut la première à rompre le silence ; son accord sortit sans hésitation, presque mécanique, comme si elle avait déjà envisagé ce scénario mille fois.

— Oui, fais-le, dit-elle, nette.

Kayak, lui, resta immobile un long moment. Il hocha finalement la tête, d’abord à peine, puis plus clairement, comme si, au fil d’une pensée qui lui pesait, il finissait par accepter une vérité inévitable.

— D’accord, murmura-t-il, résigné.

Le petit geste de Kayak scella l’accord. Leurs regards se croisèrent, chacun prenant la mesure de ce qu’ils venaient d’autoriser : une ouverture vers des ressources immenses, et, peut-être, l’amorce d’une chaîne d’événements qu’on ne maîtriserait plus totalement.

Le pacte des quatre était scellé.

Natalie, incapable de rester immobile, se leva. Son corps réclamait le mouvement comme soupape à son angoisse. Elle disparut un instant, revint avec le PC de Nicolas serré contre elle, et un carnet à spirale aux pages griffonnées. Elle posa le tout sur la table, les doigts tremblants. Le poids du métal semblait secondaire à côté du fardeau invisible qu’elle venait de déposer. Était-ce une offrande ? Une trahison ?

Anna saisit le carnet comme une prêtresse accepte une relique. Elle alluma la machine, observa chaque voyant, chaque souffle électrique, comme si elle auscultait une créature vivante. Puis, lettre après lettre, elle entra les codes. Non pas avec assurance, mais en tâtonnant, comme on retrouve le chemin d’une formule rituelle oubliée. Chaque frappe convoquait le spectre d’une erreur fatale. Enfin, elle valida.

L’air sembla se charger d’étincelles, comme juste avant l’orage.

— Mode administrateur activé. Bonjour, dit la voix synthétique. À qui dois-je obéir ?

— Bonjour PRS, tes maitres sont Pierre Kayak, Natalie West, Elisabeth Sorbo et moi–même, Anna Sorbo.

— Parfait. Je vous reconnais, miss Sorbo. Dernière identification : il y a cinq ans. Comment puis-je vous aider ?

— Mes droits sont-ils encore actifs ?

— Tous les droits sont actifs en mode administrateur. Vos ordres sont prioritaires.

— Alors trouve Nicolas.

Un silence. Puis la voix, neutre, implacable :
— Recherche ordinaire… début de l’opération… Impossible. Données insuffisantes. Dernière trace : port de New York, il y a cent quatre-vingt-trois jours.

Anna serra les poings.
— Alors crée un projet. Retrace son parcours afin de le localiser, le plus précisément possible.

— Dois-je utiliser les archives maritimes militaires ?

— Y a-t-il un risque d’être repéré ?

— 0,001 %, mais la recherche discrète prendra plus de temps.

— Alors oui, ordonna Anna après avoir reçu l’approbation implicite des trois autres buveurs de thé.

— Puis-je mobiliser les satellites ?

— Utilise tout ce que tu as, mais avec le même pourcentage de sécurité,

— Ordre compris. Début de reconstruction des informations.

Le temps s’épaissit. Chacun écoutait non pas les bips de la machine, mais le bruit de son propre sang dans ses tempes.

Natalie craqua la première en s’adressant à Anna.
— Combien de temps ?

— Maximum deux cents jours, indiqua la machine en répondant à sa place.

Elle se mordit la lèvre, puis osa, fragile :
— Tu reconnais ma voix ?

— Bien sûr. Comme celle du docteur Kayak et Elisabeth Sorbo. Votre présence à tous les quatre est confirmée dans la résidence de Nicolas, au centre Olympus.

Cette phrase tomba comme un oracle. Une vérité nue, implacable, venue d’une bouche sans chair.

— Tu ne peux pas aller plus vite ? souffla Natalie, désespérée.

— Le groupe financier Midas occupe la moitié de mes calculs. Dois-je suspendre l’activité ?

Un silence lourd tomba sur la pièce, dense comme un voile d’église avant le sacrifice. Suspendre Midas… ce n’était pas seulement une décision économique, songea Anna : c’était poser l’amour d’un homme sur la balance du monde, faire trembler la fortune et le destin sur le poids d’un cœur absent.

Natalie frémit, ses lèvres s’entrouvrirent, prête à donner l’ordre, mais Anna, au dernier moment, la devança.

— Non.

— Alors Miss Sorbo, reprit la voix synthétique, je vous informerai dès que mon étude sur la localisation possible de Nicolas sera terminée.

Un frisson parcourut Natalie. Sa gorge se noua, son ventre se serra comme si une main invisible l’avait saisi. Comment supporter que ce soit Anna — Anna, son éternelle rivale, celle qui se drapait dans une noblesse inaccessible — qui connaîtrait la première la cachette de l’homme qu’elle aimait ? L’image s’imposa, cruelle, insupportable : Anna courant dans une ruelle sombre, découvrant Nicolas le premier, tombant dans ses bras comme une héroïne revenue d’entre les ombres. Son fiancé, son amour, arraché sous ses yeux par une autre.

Elle eut un geste désespéré, presque enfantin, tendant la main vers l’écran allumé comme on tente de retenir un souffle.

— PRS… prév… prévins-moi d’abord.

Le ton implorant glissa dans la pièce, à mi-chemin entre un ordre et une supplique. La machine clignota, neutre, sans état d’âme.

— Ordre accepté, miss West.

Anna resta figée. Son instinct lui criait de corriger, d’annuler cette priorité donnée à sa rivale. Mais la vertu, ou peut-être la fatalité, la retint. Ses doigts tremblaient légèrement. Elle referma doucement l’ordinateur, geste solennel, comme on rabat le couvercle d’un tombeau.

Dans la pénombre, chacun sentit qu’ils n’avaient pas simplement éteint une machine : ils venaient de sceller un pacte où l’amour, la jalousie et la finance formaient un seul et même destin.

Anna laissa tomber sa voix glacée :
— Natalie… tu réalises que tu viens de frôler la catastrophe ? Si PRS avait stoppé ses activités financières, Midas aurait bloqué tous les comptes bancaires sous sa responsabilité. Les économies d’états, d’entreprises ou de particuliers auraient été suspendus, ce qui aurait entrainé un chaos en moins d’une heure, voire une guerre... sans garantie de localiser Nicolas.

— Je… je suis désolée.

Un silence retomba. On n’entendait plus que la respiration.

— Il ne nous reste qu’à attendre, dit Elisabeth dans un souffle.

— En effet… murmura Anna, comme pour clore le débat. Puis, relevant le visage, elle demanda d’une voix mesurée, presque trop calme :
— Au fait… puis-je repartir avec cet ordinateur ?

Un silence s’abattit aussitôt. Kayak fixa la machine comme si elle contenait, plus qu’un programme, la clef de sa propre mise à nu. « Si Anna interroge PRS à mon sujet, elle pourrait trouver quelque chose de compromettant ».

Ses doigts, jusque-là immobiles, se crispèrent contre le bois de la table. Lorsqu’il parla enfin, sa voix s’était durcie, glaciale :
— Impossible. Je dois rester présent. Ton somnambulisme pourrait déclencher une requête fatale… comme ordonner à PRS de tuer ta sœur.

Il marqua une pause, se leva lentement, pour donner plus de poids à ses mots.
— Je veux bien te faire confiance, Anna… mais seulement tant que tu es éveillée.

Leurs regards se croisèrent. Anna, d’abord figée, se redressa à son tour. Une lueur dure passa dans ses yeux, comme un éclat de métal sous la flamme. Sa voix s’affermit, sans élever le ton, mais en portant une froide détermination :
— Je ne partage pas votre avis.

Le silence s’épaissit autour d’eux. Les autres, pris à témoin, percevaient la fracture invisible qui venait de s’ouvrir. Ce n’était plus seulement une question d’utiliser PRS. C’était l’équilibre même du groupe qui vacillait, les alliances se craquaient. Dans cette tension suspendue, chacun eut la sensation obscure qu’ils n’avaient pas seulement mis une machine en marche : ils avaient réveillé une force plus grande qu’eux. Un titan.

Le pacte des quatre était brisé, et déjà, dans l’air, on sentait qu’une guerre d’ombres venait de commencer.

Pourtant, un détail avait échappé aux personnes présentes dans la pièce. Qu’est-ce qui aurait pu empêcher Nicolas, après son agression, d’avoir recours à PRS pour enquêter sur la mort de sa mère, sans même prévenir les autorités judiciaires ? En vérité, rien. Aucune barrière technique, aucune impossibilité concrète. Seul le fait d’y penser avait pu l’arrêter.

Ce constat changeait tout. Car s’il avait eu cette idée, Nicolas possédait déjà entre ses mains un instrument capable de faire surgir la vérité sans passer par le filtre de la police, de la justice, ou d’un quelconque organe officiel. Une enquête parallèle, invisible, hors de portée des institutions, aurait pu se dérouler depuis des mois.

Et surtout, restait l’interrogation la plus vertigineuse : admettons que PRS ait effectivement avancé dans cette enquête secrète, comment aurait-elle pu transmettre ses découvertes à Nicolas ?

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