Chapitre 18 – L’hostie noire
Dans la superbe villa du centre Olympus, le silence s’était épaissi au point de pouvoir le trancher au couteau. Kayak et Anna se fixaient, droits, immobiles, comme deux statues arrachées à des temples ennemis et replacées face à face dans une nef improvisée.
Entre eux, l’air vibrait d’une tension souterraine, presque électrique, une intensité sourde où se mêlaient défi, peur et une obscure reconnaissance.
Elisabeth et Natalie, en retrait, semblaient s’être effacées, réduites à l’état de figurantes. Elles avaient la présence fragile des silhouettes peintes en arrière-plan d’une fresque sacrée : visibles, mais accessoires, comme si la tragédie qui se jouait ici ne leur appartenait déjà plus.
Pourtant, il y avait un cinquième être dans la pièce. Invisible et pourtant pesant. PRS. Silencieux, en veille, tel un titan enfermé dans son sommeil sous la montagne, attendant l’invocation qui l’arracherait aux ténèbres. La simple conscience de cette présence étouffait l’air : ce n’était pas une machine, mais une divinité inachevée, un oracle encore muet, une voix suspendue.
Kayak rompit le silence. Sa voix résonna, basse, profonde, presque liturgique, comme celle d’un oracle annonçant le sort d’un peuple.
— Donnez-moi cet ordinateur.
Il se leva. Chaque mouvement qu’il accomplissait semblait réfléchi, calculé, presque cérémoniel. Rien de brusque, rien d’inutile : il donnait l’impression de participer à un rituel silencieux dont lui seul connaissait les règles.
Elisabeth, attentive à tout ce qui l’entourait, ne pouvait ignorer les signaux les plus infimes. Ses sens, toujours aux aguets, captaient ce que d’autres auraient laissé filer. Une odeur particulière lui parvint alors, discrète, mais persistante, et lui fit froncer les sourcils. C’était un parfum âcre, métallique, avec une pointe de graisse chaude : l’odeur caractéristique de l’huile utilisée pour entretenir les armes à feu.
Une question s’imposa aussitôt à son esprit. Pourquoi le psychiatre, qui prétendait se consacrer à l’esprit, portait-il encore sur lui la trace tangible d’un objet si radicalement opposé à son domaine — une arme ? Était-ce un simple accident, une habitude prise dans un passé militaire, ou bien le signe d’une préparation plus inquiétante ?
Sans détour, elle formula ce que son instinct lui criait.
— Vous sentez l’huile pour armes à feu, docteur. Êtes-vous venu avec votre revolver ?
Anna ne cligna pas, ses yeux plantés dans ceux de Kayak. Sa voix, calme, mais ferme, résonna comme une psalmodie.
— Bien sûr qu’il l’est.
Alors Kayak sortit son arme. Le geste était précis, presque cérémoniel. Mais il ne la pointa pas sur Anna. Il leva le canon vers le plafond, vers les hauteurs, comme un prêtre brandit une offrande sanglante aux dieux pour en appeler à leur jugement.
— Pour me défendre seulement, dit-il. Mais ne m’obligez pas à plus.
La professionnelle se tourna vers l’ancienne serveuse, et ses paroles, douces et fermes, prirent l’accent d’une bénédiction.
— Natalie, donnez l’ordinateur au docteur. Ne craignez rien.
La jeune femme, tremblante, obéit presque malgré elle. Ses doigts serraient l’ordinateur comme une offrande funèbre.
C’est alors qu’Anna décida de frapper son coup. Elle détacha de son cou la télécommande du portail, qu’elle portait comme une petite croix invisible, et la lança vers Kayak.
— Au fait, puisque je ne suis plus la bienvenue, reprenez-la.
Kayak, surpris, tendit la main et l’attrapa de sa main gauche. Le psychiatre venait d’empêcher à jamais sa pire ennemie de revenir par la grande porte, dans son sanctuaire.
Cependant, cet instant suspendu, ce flottement infime, ouvrit une faille dans le tissu du temps, car il l’avait quitté des yeux.
Anna s’y engouffra. Elle se saisit de la feuille du carnet de codes de PRS, la plia rapidement et l’avala. Mais ce n’était pas le geste d’une espionne détruisant une preuve.
C’était une liturgie.
Elle l’avala comme une prêtresse absorbe le feu sacré. Le papier glissa dans sa gorge comme une hostie noire, une eucharistie inversée.
Kayak pâlit. Son arme s’abaissa, non par décision, mais comme si elle reconnaissait d’elle-même l’impossibilité de tirer après un tel acte.
Anna n’était plus seulement une femme. Elle s’était métamorphosée. Elle était devenue figure antique, silhouette de mythe. Prométhée volant le feu. Ève croquant le fruit défendu.
Elle portait désormais en elle une clé irréversible, gravée dans sa chair.
La voix de Kayak sortit rauque, brisée de sa certitude.
— Donnez-moi les codes, Anna.
Ce n’était plus un ordre. C’était presque une supplication.
Anna sourit, lentement, implacablement, avec la sérénité des initiées certaines de leur voie.
— Sinon quoi ? Vous me tuerez ? Et elles aussi, pour qu’il ne reste aucun témoin ?
Kayak secoua la tête, les mâchoires serrées comme s’il luttait contre lui-même.
— Non. Jamais.
Elisabeth, jusque-là silencieuse, se redressa. Sa voix avait une fermeté maternelle, presque mariale, comme si elle cherchait à apaiser le conflit.
— Anna… pourquoi ?
Anna se tourna vers elle, droite, inébranlable.
— Parce que je n’avais pas le choix. La confiance appelle la confiance et inversement. Si j’avais laissé Kayak contrôler PRS, il aurait eu trop de cartes en main.
Kayak la fixa longuement. Ses yeux brillaient d’un éclat étrange, où se mêlaient la colère, l’admiration et une fascination trouble.
— Vous vous trompez. Ce n’est qu’une question de temps à présent, avant que Nicolas soit localisé. PRS est déjà programmé pour prévenir Natalie dès qu’il le retrouvera. S’il est en danger, nous engagerons des spécialistes pour l’aider, mais pas vous, soyez-en sûre.
Leurs regards s’entrechoquèrent. Pas comme deux individus. Mais comme deux prêtres de religions antagonistes.
Ce n’était plus une conversation, c’était un duel sacré. Kayak, prêtre de l’ordre et de la raison, gardien du Logos. Anna, prêtresse de la transgression, porteuse du feu volé et du mystère.
Le silence dura, lourd, presque liturgique. Puis Kayak détourna les yeux, puis rangea son arme.
Et ce simple geste signifia qu’Anna venait de l’emporter et n’avait plus qu’à partir.
Elle s’approcha alors de sa sœur, la serra dans ses bras, fit de même avec Natalie. Chaque geste résonnait comme une onction, comme un rite d’adieu. Puis elle quitta la villa, enfourcha sa moto et se présenta devant le portail.
Thomas Loreto, semblable à un benêt, hésita, composant le numéro de Kayak. Celui-ci, après un silence interminable, donna son accord. Face à sa défaillance de la nuit, il souhaitait s’en excuser.
— Merci d’avoir sauvé Natalie.
— Je n’ai fait que mon travail. Au fait, puis-je vous donner un conseil ? grogna Anna.
— Cela n’engage à rien.
— Ne quittez plus Natalie des yeux, lorsqu’elle va sur la plage.
— Bien madame.
Alors les lourdes portes s’ouvrirent lentement, dans un grondement presque cosmique. Anna se figea quelques instants dans le matin calme, satisfaite que le hasard d’une nuit lui ait permis d’oblitérer le démon qui minait son existence. Paradoxalement, l’angoisse de revenir au centre Olympus s’était envolée, même si elle n’y était plus la bienvenue.
Anna ressemblait à une prêtresse, prenant son temps pour quitter le temple, roulant au pas, le casque légèrement incliné, comme si elle portait en elle le poids d’un secret trop vaste pour le monde. Ce mystère, c’était le code administrateur de PRS qui représentait une information pour laquelle Kayak serait prêt à tout, si Nicolas n’était pas localiser.
Fuir New-York, c’était trahir Elisabeth, mais rester, c’était offrir son fils en otage. Une seule solution, disparaitre tant qu’elle le pouvait. Elle n’eut d’autre choix que de récupérer Mickael à son école.
Une fois sur place, on fit venir l’enfant afin qu’il explique qu’Anna était sa mère, étant donné que personne dans l’établissement ne la connaissait. Cette méfiance entraina une révélation chez la jeune femme : « Quand ai-je eu le moindre instinct maternel ? » Ce souvenir lui revint avec une brutalité presque physique, grâce à ses capacités, liées à l’exercice circulaire. C’était l’époque où son ventre s’arrondissait sous le soleil, où l’avenir semblait encore possible, avec Nicolas, avant qu’un test ADN ne vienne tout figer. Mickael, cet enfant qu’elle avait trop longtemps délaissé, non par indifférence, mais parce qu’elle s’était laissée happer par des forces plus grandes qu’elle — le devoir, la recherche de la vérité, peut-être aussi la fascination du gouffre. Il était temps d’essayer de recoller les morceaux avec son fils, quitte à prier pour qu’il n’arrive rien à sa sœur.
Pendant ce temps au centre Olympus, la villa retrouva son silence. Mais ce n’était plus le même. Il était chargé, saturé, presque religieux.
Elisabeth, digne, débarrassa la table avec des gestes mécaniques. Elle avait l’air d’une vestale éteignant les lampes après le sacrifice.
Natalie, livide, se retira dans sa chambre afin de se reposer de ses émotions. La première était liée à la séance de thé un peu trop corsée, mais pas uniquement. La vision de la vie en rose était imprimée dans son esprit et elle voulait conserver cette image du bonheur encore quelques heures. Elle ressemblait à une vierge effrayée, comme celles qu’on destine à l’épreuve initiatique.
Kayak, seul, rangea l’ordinateur dans son coffre-fort, juste au-dessus des manuscrits maudits de Penta et de la thèse révolutionnaire liée à la psychiatrie, qui représentait le but de son existence. Mais déjà, son esprit n’était plus là. L’argent, les codes, tout cela s’effaçait comme de la poussière.
Il songeait à Natalie et à la possibilité qu’elle ait réussi à découvrir le lien en psychiatrie et mythologie. Comment avait-elle pu se noyer volontairement, accomplissant ce que nul esprit rationnel ne peut ? L’instinct de survie est tyrannique : il pousse à lutter, à respirer, à revenir à la surface. Et pourtant, elle avait franchi ce Rubicon, s’était laissée glisser dans l’abîme… et elle avait survécu.
Qu’avait-elle vu, là-bas, entre deux mondes ? Était-ce un mirage de Nicolas, surgissant comme un Christ au milieu des flots ? Était-ce une hallucination ou un trauma transformé en révélation ?
Kayak voulait cette confession. Plus que l’ordinateur. Plus que PRS. Plus que l’argent.
Il la désirait comme un prêtre attend l’oracle. Comme un psychiatre attend l’aveu qui bouleverse toute une théorie. Comme un croyant attend la voix qui jaillit du buisson ardent.
Il pressentait une parole incandescente, capable de consumer tout ce qu’il croyait savoir sur l’homme, sur la psyché, sur Dieu lui-même.
Et au fond, il se réjouissait déjà.

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