Chapitre 19 – La barque de lune
Trois jours après le départ d’Anna, Natalie appela Kayak. Sa voix, tendue, mais déterminée, trahissait une volonté nouvelle : elle voulait reprendre ses séances.
Le psychiatre l’attendit à l’heure habituelle. Lorsqu’elle entra et s’allongea sur le canapé, ce fut comme une déflagration silencieuse. Son corps s’étira avec une lenteur convulsive, pareille à celle d’un organisme privé trop longtemps d’une substance vitale. Chaque geste avait la froideur mécanique d’un automate, mais en même temps la vibration fébrile d’une bête prête à bondir.
Kayak l’observait, muet. Elle n’était pas seulement ébranlée par les événements récents : quelque chose en elle avait changé de nature. Il percevait derrière ses tremblements une intensité insolite, presque dangereuse, comme si une main invisible avait marqué sa chair et ses nerfs au fer rouge. Elle avait l’air d’être revenue d’un voyage clandestin, d’une expédition au bord de la mort, dont elle n’avait pas encore trouvé les mots.
Il prit la parole avec précaution, d’une voix douce, presque maternelle, comme pour lui tendre une branche fragile au-dessus d’un abîme :
— Veux-tu que nous commencions par une visualisation de Nicolas ?
Un silence. Puis Natalie, le regard fixe, répondit d’un ton tranchant :
— Non merci. Pas aujourd’hui. Au fait, lorsque PRS a effectué la recherche initiale pour localiser la vie en rose, elle n’en a trouvé aucune trace. Dans ce cas, pourquoi, pendant des jours, m’avez-vous déclaré que Nicolas avait été vu à différents endroits du globe ? Il est étrange que cette IA surpuissante n’en ait trouvé aucune trace, non ?
Kayak comprit que sa ruse était éventée et qu’il l’avait manipulé à propos des recherches infructueuses sur Nicolas, à travers de faux espoirs. Il tenta malgré tout d’introduire une nuance, un interstice dans cette brouille :
— Non, mais… tu devais avoir la force de patienter… pour Nicolas. Je…
Elle l’interrompit, sèche, implacable :
— Ne gaspillez pas votre salive ! Vous m’avez manipulé, mais je ne vous en tiendrais pas rigueur pour cette fois, car je comprends que vous ne vouliez pas que je sombre. Si Élisabeth a pardonné à Anna, je peux faire de même.
Un silence lourd tomba. Kayak sentit qu’un seuil venait d’être franchi. Elle ne se soumettait plus. Elle n’était plus sa patiente docile, captive de son autorité. Elle discutait d’égal à égal. Et désormais, il ne pourrait plus la gouverner comme un maître à penser, un gourou déguisé en psychiatre.
Kayak reprit, avec un éclat nouveau dans les yeux, car une question lui brulait les lèvres :
— En parlant de PRS, t’a-t-elle contacté ?
— Non… répondit Natalie, mais si vous le permettez, aujourd’hui, c’est moi qui dicterai les règles.
Elle s’était redressée légèrement, et dans ses pupilles flamboyait une tension insolite, comme une électricité noire.
— Nous allons jouer à notre petit exercice, là où psychiatrie et mythe se confondent… Et je vous conseille de prendre des notes. Ma noyade nocturne n’est que la partie immergée de l’iceberg, car l’illusion du retour de Nicolas m’a permis de comprendre des éléments sur la psychiatrie et les mythes qui pourraient vous intéresser.
Kayak pencha la tête, imperceptiblement. Il brûlait de curiosité, mais s’empêcha de montrer son avidité. Cette retenue était son masque, mais à l’intérieur, son désir de savoir le dévorait.
Natalie inspira profondément, puis s’exprima, comme si elle confiait un secret au seuil du sacré :
— Quelle est la question que l’homme se pose depuis la nuit des temps ?
Sans hésiter, Kayak répondit :
— Dieu existe-t-il ?
— Pourquoi ? demanda-t-elle aussitôt, avec une insistance presque inquisitrice.
Il comprit qu’elle le poussait plus loin, l’obligeant à se justifier. Il reprit, avec la fermeté d’un praticien habitué à la dialectique :
— Parce que l’angoisse de la mort nous ronge. L’idée que tout cesse après le décès est insoutenable. Alors, les hommes gravitent vers la religion, qui leur offre une échappatoire.
Natalie hocha la tête lentement, comme si elle validait une étape, puis baissa la voix :
— La nuit de mon hallucination, quand je me noyais… j’ai trouvé un second secret de la mythologie grecque, après celui de Pénélope.
Il se sentit pris entre deux forces : d’un côté, sa formation, sa raison, son métier de psychiatre, qui lui soufflaient que c’était une dérive mystique, une construction mentale née d’un stress extrême. De l’autre, un appel plus profond, plus ancien, comme si en elle se rejouait un mythe qu’il avait toujours pressenti sans jamais l’approcher.
Ses doigts se crispèrent légèrement sur ses genoux. Il ouvrit la bouche, la referma, se laissa envahir par le vertige quelques secondes, puis, dans un souffle qui trahissait autant l’envie d’y croire que la peur d’aller plus loin, il demanda :
— Et… c’est grâce à cela que tu as pu te noyer volontairement ?
Sa voix, à peine plus qu’un murmure, portait déjà un tremblement qu’il ne maîtrisait plus. Il se découvrit à nu dans cette question, comme un homme qui, sans le vouloir, confesse qu’il est prêt à franchir la ligne entre science et mystère.
— C’est un effet secondaire du mirage de la vie en rose que j’ai cru revenir à moi.
— Alors, prouve-le !
Le mot résonna comme une gifle. Prouver. Cette injonction l’arracha à son vertige mystique pour la forcer à mettre de l’ordre dans le chaos. L’assurance de Natalie se brisa net. Son visage se crispa, ses lèvres tremblèrent. Ses pensées, jusque-là lancées comme des flèches, se heurtèrent à un mur fantomatique. Elle devint statue, figée au cœur d’un élan interrompu.
Ses mains se levèrent d’elles-mêmes, comme pour repousser une horde invisible. Dans ce geste, Kayak revit un écho : la folie de Penta, traqué par cet œil halluciné qui ne le lâchait jamais. Mais ici, c’étaient des figures entières de la mythologie qui assaillaient Natalie — dieux, monstres, héros, crimes et énigmes, tout un panthéon projeté sur ses nerfs. Elle vacillait, menacée de sombrer. Mais une flamme la retenait : Nicolas. Son amour pour lui l’empêchait de se briser.
Elle choisit alors de ne pas céder tout d’un bloc. La fiancée se savait fragile, au bord de la rupture. Elle distillerait ses révélations par fragments, comme une Pythie d’Apollon qui ne répond jamais qu’en énigmes.
— Ce n’est pas… rationnel. Pas clinique.
Kayak, d’un ton calme, presque tendre, la ramena doucement à lui :
— Tout va bien. Exprime-toi comme tu le sens.
Elle ferma les yeux, comme pour rassembler ses forces, puis dit d’une voix rauque :
— Au moment où j’étais sur la plage, j’ai vu la lune se refléter sur la mer…
— Et alors ?
Son visage se voila. Ses doigts se crispèrent. Elle semblait écouter d’autres interlocuteurs, inaudibles pour lui.
— Taisez-vous ! murmura-t-elle soudain, comme à des spectres. Puis, se tournant vers lui, d’un souffle : Venez ce soir sur la plage. Je vous montrerai.
Et elle sortit, sans un mot de plus. La séance était close.
Vers vingt-deux heures, ils se retrouvèrent au même endroit. Là où Anna avait sauvé Natalie.
La mer roulait doucement sous la lune, et l’air avait la lourdeur d’une nuit chargée de présages. Chaque souffle paraissait avoir un sens caché, jusqu’à ce que la fiancée éteigne sa lanterne.
Natalie désigna d’abord le ciel, puis l’océan.
— Imaginez que vous soyez Pénélope. Que verriez-vous ?
Kayak tenta de désamorcer, banal :
— Les étoiles. Une étendue d’eau salée.
Elle le transperça d’un regard, un éclat de reproche mêlé d’une certitude presque prophétique.
— Vous dites ça parce que personne que vous aimez n’a disparu dans cette étendue maudite. Mais la femme d’Ulysse, elle, aurait perçu autre chose. Pour ne pas devenir folle, elle aurait vu la lune se projeter sur la mer… et son imagination aurait tracé le reste.
Kayak sentit son regard happé, presque malgré lui. Là-haut, cet astre suspendu dans le ciel brillait comme une pièce parfaite, froide, intacte. Mais dans l’eau, son reflet semblait se décomposer, se tordre, se dilater à chaque vaguelette. Deux réalités contradictoires, deux vérités qui s’affrontaient.
Son premier réflexe fut de chercher refuge dans l’explication scientifique. Il aurait pu répondre que c’était une illusion d’optique, un effet de la réfraction, une simple déformation due au mouvement de l’eau. Il le savait, il avait appris cela, il pouvait s’y cramponner comme à une planche de salut. Mais, au moment d’ouvrir la bouche, il sentit une résistance sourde en lui. Les mots techniques, les certitudes logiques… tout cela paraissait soudain si sec, si dérisoire face au spectacle mouvant qui dansait sous ses yeux.
Elle montra l’horizon, son doigt tremblant légèrement dans la clarté vacillante.
— Regardez. Le reflet de la lune n’est pas rond. Il semble aplati. Qu’en déduisez-vous ?
Kayak sentit une crispation dans sa poitrine. Il chercha une réponse, vacilla, hésita entre la logique qu’il avait toujours défendue et le vertige que laissait naître cette suggestion. Son regard oscilla entre le disque lunaire, immobile et froid dans le ciel, et le miroitement tremblé de son reflet dans l’eau noire. Là-haut, un cercle parfait, indifférent. En bas, à la surface agitée, une image instable, changeante, presque vivante. Il sentit son esprit se fendre en deux, comme si chaque ondulation appelait une part différente de lui-même.
— Je… je ne sais pas, finit-il par dire, presque honteux de son ignorance. Mais… la lune n’est pas toujours visible dans le ciel ?
À peine les mots prononcés, il eut la sensation qu’ils n’étaient qu’une coquille vide, une réplique mécanique, sans chair. Était-ce vraiment une question, ou une tentative désespérée de se raccrocher au terrain sûr des évidences astronomiques ? Il chercha à se persuader que sa déclaration avait encore l’autorité de la raison, mais il entendit surtout son propre vacillement.
Sa voix sonnait creux, comme l’étudiant qu’il n’était plus. Une part de lui, obstinée, voulait ramener l’explication sur le terrain familier des sciences, des faits mesurables. Mais une autre, plus secrète, frémissait devant ce reflet qui ondulait à la surface. Chaque vague semblait tordre la lumière en une forme nouvelle, fugitive, comme des signes adressés à ceux qui auraient le courage de les lire. Était-ce pure illusion ? Ou la porte d’une vérité insaisissable ?
Face à l’échec de son interlocuteur, Natalie détourna un instant les yeux vers le caillou qui l’avait fait chuter la dernière fois. Une pulsion violente, fugace, lui traversa l’esprit : l’image de ce même rocher fracassant le crâne de Kayak. Elle inspira fort, refoula cette vision, et reprit d’un ton ferme :
— Pénélope, elle, observe ce reflet aplati qui voyage toute la nuit, d’est en ouest. Qu’en déduit-elle ?
— Qu’elle a le temps de prier pour le retour de l’être aimé ?
— Pas faux. Mais souvenez-vous : que faisait-on aux morts, en Grèce antique ?
— On leur mettait une pièce d’argent dans la bouche… Pour payer le passeur appelé Charon.
— Mais encore ?
— Une fois l’offrande réalisée, ces personnes traversaient le fleuve Styx, les faisant évoluer du monde des vivants à celui des morts.
Natalie sourit, fiévreuse, triste, ses mots coulant comme une révélation :
— Le reflet de lune aplati est une barque... Celle de Charon. Elle voyage toute la nuit, d’est en ouest, sous les yeux de Pénélope, qui attend son Ulysse disparu. Comprenez-vous comment j’ai circonscrit mon instinct de survie ?
Kayak baissa la tête, murmurant :
— J’en ai peur.
— Nicolas est parti. Comme Ulysse. Alors j’ai pris Pénélope comme exemple de vie. Et ce rôle m’a révélé les clés des mythes. Charon n’est que la première partie du puzzle. Celui-ci me détruira peut-être… mais en même temps, il me nourrit d’une énergie telle que je n’ai plus envie de mourir. Je le sais aussi sûrement que la pièce qu’on mettait dans la bouche des cadavres était en argent. La couleur de la lune.
Kayak l’écoutait, bouleversé. Son esprit flambait. Et si ce n’était pas un délire ? Et si, à travers ces visions, se profilait une nouvelle façon d’éclairer l’âme humaine ?
Il tenta une objection, rationnelle encore :
— Mais Charon traverse un fleuve. L’autre rive est visible. Tandis que Pénélope, devant la mer, n’a que l’horizon. Elle ne perçoit aucune côte. Pas d’explication claire sur l’au-delà ?
Natalie respira lentement, puis affirma d’une voix ferme :
— Les femmes grecques qui attendaient leurs maris ne savaient pas s’ils étaient vivants. Pourtant, il leur fallait inventer une rive, pour symboliser un passage éventuel vers la mort. En transformant l’horizon en terre accessible, elles imaginaient posséder assez de force pour ramener à elles, telles des déesses, des continents entiers, afin de se rapprocher de leurs moitiés.
Natalie ralluma sa lanterne et commença à rentrer chez elle, les révélations du soir avaient pris fin. Kayak ne dit pas un mot, victime d’un choc intérieur. Ses jambes fléchirent, il tomba à genoux dans le sable. Une étoile filante fendit le ciel. Dans cette flèche de lumière, il vit l’arme d’Ulysse, celle qui avait terrassé l’aigle de Prométhée. Le démon rationnel en lui, son oiseau maudit, venait d’être abattu. Ses larmes jaillirent, brûlantes, irrépressibles.
Un nouvel homme naissait.
Cette nuit-là, Kayak trouva ce qu’il cherchait depuis Penta : un principe fondateur. Plus qu’une théorie psychiatrique. Plus qu’une religion. Une fusion. Il utiliserait les visions de Natalie pour ériger un système inédit, capable de répondre aux questions ultimes de l’humanité. Dieu existe-t-il ? Qu’y a-t-il après la mort ?
Le médecin se voyait déjà en guide. Pas seulement thérapeute, mais prophète. Il se dressait au-dessus des personnes ordinaires. Une figure supérieure.
Une exaltation brûlante l’envahit, frontière fragile entre révélations et tentation sectaire.
En retournant à sa villa, Kayak s’aperçut que le gardien Thomas Loreto s’assurait discrètement que Natalie rentra bien chez elle. De toute évidence, lui aussi voulait savoir comment un être humain pouvait se noyer volontairement, comme un papillon est attiré par la lumière. Le psychiatre se refusa de le lui reprocher, mais décida de l’avoir à l’œil.

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