Chapitre 20 – La main du passeur

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Le psychiatre appréciait les récits abscons de Natalie — non pas pour leur sens profond, qu’il comprenait à peine, mais pour leur forme même, pour cet éclat étrange, presque musical, qui traversait ses métaphores.
À ses yeux, c’était un exercice fascinant : elle maniait les images comme d’autres manient les scalpels. Ses paroles, souvent décousues, semblaient tracer des lignes invisibles entre les dieux, la mer, la mort, le miroir des âmes.
Il ne savait pas toujours où cela menait, mais il y voyait une beauté brute — un chaos qui avait sa logique propre.

Pourtant, ce qui occupait réellement Kayak n’était pas la folie poétique de Natalie, mais son propre projet : la rédaction d’une thèse qu’il croyait révolutionnaire, intitulée Psychiatrie et Mythologie.
Dans un premier temps, il s’était nourri des délires de la jeune femme pour en extraire la matière de son œuvre — tout en s’en attribuant le mérite, naturellement.
Il croyait, avec une ferveur presque mystique, pouvoir transformer ce flux de visions hallucinées en système scientifique.
La première partie de son texte analysait les convergences entre le mythe et la psyché moderne.
La seconde, plus ambitieuse encore, se voulait une véritable philosophie de vie : il y défendait l’idée que l’homme pouvait se sauver lui-même en rejouant symboliquement les grandes figures antiques. S’imaginer en Pénélope contemplant la lune, voir ce reflet se métamorphoser en Charon, et, par ce geste mental, triompher de la mort.

Kayak s’enflammait à cette pensée.
Il se voyait déjà comme le premier psychiatre à avoir vaincu symboliquement le passeur, à avoir transformé la mythologie en méthode thérapeutique.
Dans ses rêveries les plus exaltées, il s’imaginait entrer dans l’histoire, devenir une sorte de messie de la psychiatrie.
Il rêvait d’un homo Prometheus, un être nouveau, fusion de la sensibilité fragile de Nicolas et de la froideur détachée de Natalie — un homme incandescent et glacé à la fois.

Sur le plan plus terrestre, tout semblait lui sourire.
Elisabeth poursuivait ses expérimentations artistiques et Anna, blessée par son rejet, s’enfermait dans un silence qui l’arrangeait.
Quant à Nicolas, dont le retour semblait proche, il représentait l’espoir d’une stabilité retrouvée. Natalie, elle, oscillait entre inspiration et effondrement, comme si sa psyché entière reposait sur un fil tendu entre deux mondes.
Mais pour Kayak, tout cela formait un équilibre. Fragile, certes, mais un équilibre tout de même.

C’est dans cet état d’alerte contenue qu’il prit l’avion pour Miami, à l’occasion de la grande convention annuelle sur la psychiatrie. Le voyage, en apparence professionnel, devint rapidement une sorte de fuite en avant — un moyen de mettre à distance ses doutes, et peut-être aussi le souvenir de Natalie, qui hantait encore les marges de ses rêves.

Dans les couloirs impersonnels du centre de congrès, baigné de lumière artificielle et de conversations feutrées, il sentit renaître en lui une excitation intellectuelle qu’il n’avait pas connue depuis longtemps. Les discussions allaient bon train : intelligence artificielle thérapeutique, neurosciences de l’âme, conscience augmentée… autant de concepts qui nourrissaient son obsession de concilier la science et le mythe, la raison et la transcendance.

Ce fut là, qu’il croisa Adam Hybris : un vieil homme à la silhouette droite, élégante malgré les ans, dont la seule poignée de main dégageait une autorité tranquille. Hybris travaillait pour un éditeur prestigieux, figure tutélaire du milieu, connu pour flairer les esprits en avance sur leur temps.
Leur conversation, d’abord courtoise, prit rapidement une tournure enflammée. Hybris s’intéressa à la thèse de Kayak, et celui-ci, grisé par l’attention, parla trop. Il évoqua son projet — Psychiatrie et Mythologie — avec une ferveur qu’il ne se connaissait plus, décrivant les ponts qu’il voyait entre la psyché humaine et les grands récits antiques : comment l’homme pouvait rejouer symboliquement sa propre légende pour se guérir.

Hybris l’écoutait en silence, les yeux plissés, le visage illuminé par une curiosité rare. Kayak sentit en lui, pour la première fois, la reconnaissance qu’il avait tant cherchée : celle d’un esprit qui comprenait, non pas ses folies, mais leur nécessité.
Lorsqu’ils se quittèrent, il promit d’envoyer son manuscrit « en exclusivité ». Et il le fit dès le lendemain, presque fébrile, comme on envoie une bouteille à la mer, persuadé qu’elle atteindrait enfin le rivage du destin.

Quelques jours plus tard, la réponse tomba : un contrat, signé, enthousiaste.
Hybris voyait dans son œuvre « une avancée majeure pour la psychiatrie contemporaine ».
Kayak lut et relut la lettre, les mains tremblantes. Tout semblait s’aligner.
Pour la première fois depuis des mois, il eut la sensation que son chemin — tortueux, chaotique, parfois sanglant — prenait enfin sens.
Mais il ignorait encore que cette convergence tant espérée n’était pas un accomplissement, mais une porte. Et que derrière celle-ci, l’attendait l’homme qui allait transformer son rêve en cauchemar.

Un soir, Hybris, qui se trouvait à New-York demanda à le rencontrer, juste avant de reprendre l’avion, afin de régler « quelques détails ».

Kayak accepta de le recevoir dans son cabinet après son dernier patient, vers vingt heures. L’atmosphère du bureau était feutrée : bois sombre, diplômes encadrés, odeur de thé et une tête d’aigle sculpté comme presse papier. Hybris entra lentement en s’aidant d’une canne, s’assit, et parla d’une politesse étrange, presque liturgique.

— Bonsoir, monsieur Kayak. Permettez-moi de vous dire que je vous admire. Vous m’avez surpassé, et je ne me souviens pas avoir dit cela depuis cinquante ans.

La phrase, d’une politesse irréprochable, heurta Kayak comme une onde froide.
Le ton d’Adam Hybris n’était pas celui de la flatterie, mais d’un constat objectif, presque clinique. Il ne semblait pas parler en vieil éditeur bienveillant, mais comme un juge prononçant une sentence.

Kayak sentit une crispation parcourir son épine dorsale.
Le compliment, au lieu de le rassurer, l’inquiéta.
Dans la bouche de cet homme, chaque mot paraissait pesé, calculé, et porteur d’une intention qui échappait à l’apparence.

Pourtant, une part de lui — celle qui avait toujours cherché la reconnaissance — se cabra avec un plaisir coupable.
Il tenta un sourire prudent, pour briser la tension.
— Merci. Le manuscrit vous a plu ?

Hybris inclina lentement la tête, son ombre s’allongeant sur le bureau éclairé par la lampe en laiton.
— Oui. Mais… je crois que nous avons un ami en commun : le docteur Penta.

Le nom le frappa comme un coup de poing. Son visage pâlit, ses épaules se raidirent.
— Mon tuteur est mort depuis plus de trente ans.

Hybris le fixa, sans cligner des yeux, le regard froid et perçant.
— Le temps ne change rien à l’affaire. Au contraire. Oui, cher confrère, je suis l’un des deux psychiatres qui ont conçu l’exercice circulaire.

Kayak sentit son sang se figer. Mille pensées s’entrechoquaient : Suis-je en danger ? Que veut-il ? Argent ? Informations ? Il se souvenait vaguement des notes de Penta évoquant deux psychiatres militaires sadiques, manipulateurs, restés sans visage. L’un d’eux était donc là, devant lui.

Hybris poursuivit d’un ton presque admiratif :
— Votre adaptation de l’exercice circulaire à la vie civile est vraiment au-dessus de ce que j’aurai pu imaginer. C’est le problème quand on dépend de généraux incapables de comprendre que créer un soldat parfait peut prendre du temps. Ils veulent des résultats immédiats, pour faire briller de nouveaux gallons et surtout pas une révolution de l’esprit humain !

Kayak sentait la sueur perler à sa nuque.
Il aurait pu jouer l’ignorance, mais Hybris paraissait trop bien informé. Trop dangereux.
Et, d’une certaine manière, fascinant.
— Très bien, dit le praticien, tâchant de se donner une contenance. Nous sommes entre professionnels. Puis-je vous poser quelques questions à mon tour ?

— Vous pouvez toujours essayer.

— Les cobayes de votre époque entendaient des voix meurtrières. Vous-même, vous êtes-vous déjà essayé à l’exercice circulaire ? Dois-je craindre quelque chose ?

— Malgré la tentation, je m’en suis abstenu. Mais cela ne veut pas dire qu’aucune menace ne plane sur vous.

Kayak tenta de garder contenance.
— Quelles sont mes chances de m’en sortir ?

Hybris eut un sourire presque amusé.
— Vous pouvez toujours essayer de m’abattre avec le revolver qui se trouve dans votre tiroir. Mais je vous le déconseille.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il est vide… et que vous seriez mort avant même de pouvoir le lever.

Un frisson parcourut Kayak.
Il comprit alors qu’un tueur le tenait probablement en joue.
Le silence du bureau lui parut soudain étouffant.
— Que voulez-vous ? demanda-t-il d’une voix blanche.

— Des informations sur Penta. Il avait un secret, répondit Hybris d’un ton sec, que je cherche à résoudre depuis cinquante ans.

— Celui de son évasion, quand les gardiens se sont entretués ?

— En partie. Mais il y a plus.

Victime d’une tension extrême, Kayak se sentit obligé de livrer une information capitale.
— Le jour de sa mort, il m’a légué un manuscrit sur l’exercice circulaire. Je peux vous le remettre.

— Celui de votre coffre au centre Olympus ? Inutile… Nous en avons déjà une copie.

Un frisson parcourut Kayak.

Ils savaient tout.
— Calmez-vous, mon ami, car il vous reste une chance, continua Hybris. Pour être franc, nous aimerions que vous formiez certains de nos agents à vos subtilités, comme vous l’avez fait avec Nicolas, Anna, Elisabeth ou Natalie. Je suis trop âgé pour vous remplacer.

Un nœud se forma dans la gorge du psychiatre.
Il comprenait maintenant : on ne le menaçait pas seulement — on l’enrôlait.

— Abandonner mes patients pour former des soldats ? Cela me semble cher payé.

— Je pensais plutôt les faire admettre au centre Olympus, en tant que patients.

— Vous plaisantez !

Hybris s’avança, puis posa sa canne contre le bureau.
— Au fait, j’ai oublié de préciser qu’il y avait une contrepartie à ma proposition. Nous vous proposons d’assurer la promotion de votre étude, afin de vous faire entrer dans l’histoire de la psychiatrie, avec couverture internationale et prix Nobel.

— Et sinon ?

— Outre votre mort, l’éditeur qui est sous notre contrôle ne publiera jamais vos travaux.

Kayak sentit ses mains trembler. L’idée que son travail puisse être enterré avant d’avoir vu le jour le terrifiait. Cependant, une autre question le harcelait déjà.

— Comment avez-vous su que j’avais adapté l’exercice circulaire à la vie civile ?

— Nicolas est un milliardaire de premier plan, grâce à sa société Midas. Son agression a entrainé une enquête des services secrets, en plus de celle de la police. Une caméra a identifié l’assassinat, alors qu’en toute logique, il aurait dû en être incapable. Voyez-vous de qui je parle ?

— Je crois que oui, dut admettre le psychiatre.
La phrase lui échappa, presque malgré lui, comme un aveu arraché à sa volonté. Elle flotta un instant dans l’air du bureau, suspendue entre eux deux, puis s’écrasa dans le silence.

Kayak sentit sa propre voix résonner étrangement, comme s’il venait d’entendre quelqu’un d’autre parler à sa place. « Je crois que oui. » Cette simple phrase, c’était déjà trop : Hybris comprendrait, forcément. Il comprenait tout.

Il se tut, les yeux fixés sur la surface polie du bureau, où la lampe en laiton projetait des cercles mouvants de lumière. Son esprit s’emballa, cherchant une échappatoire logique à cette phrase involontaire. Comment avait-il pu parler ainsi ? Pourquoi maintenant ? Était-ce la peur ? Le besoin d’être compris ? Ou ce vertige confus, ce trouble propre à l’homme qui sent qu’il ne maîtrise plus ses propres pensées ?

Le grand secret de Kayak : Qui a tué Isabelle ? Hybris le savait et n’allait plus lâcher son marionnettiste devenu marionnette.

L’octogénaire garda le silence afin de bien faire comprendre qui était en position de force, puis se détendit comme Sisyphe, jetant son rocher.
— Pour finir mon explication, nos analystes et nos IA ont relié tous ces éléments à vous, puis à Penta. Il avait changé de visage, mais on l’a reconnu. Ce fut le plus beau jour de ma vie et le pire.

Kayak sentit un froid le traverser. Le danger était réel. Savaient-ils aussi pour PRS ? Il tenta de se contenir.
— Très bien, finit-il par dire. J’accepte de vous obéir, mais je ne souhaite former qu’un seul de vos soldats, afin de ne pas perturber mes autres patients.

L’octogénaire se redressa sur sa chaise, mais acquiesça de la tête.

— Je me demande ce que dirait la police si elle apprenait ce que peuvent réaliser vos cobayes. Sans compter que Nicolas ne tarderait pas à vous faire payer l’assassinat de sa mère.

Tel un adversaire vaincu, le psychiatre se permit une autre question, presque en gémissant.

— Êtes-vous responsable de sa disparition en mer ?

— En effet, répondit Hybris.

—Il est vivant ?

— Oui, mais disons qu’il prend son temps pour revenir. Il ne dépendra que de vous qu’il apprenne la vérité ou que nous le fassions disparaitre. Alors, marché conclu ?

Kayak hocha la tête, résigné.
— Oui. Quand votre soldat viendra-t-il au centre Olympus ?

— Il est déjà sur place et coutumier des lieux. Il s’agit d’un des gardiens de votre site et son nom est Thomas Loreto.

Kayak se sentit oppressé, mais réussit à dissimuler sa panique. Finalement, il préféra faire contre mauvaise fortune bon cœur.

— Je vois. Il me suffira de déclarer qu’il a été traumatisé lors de la noyade de Natalie et que j’ai décidé de prendre soin de lui, par bonté d’âme ou pour une question d’assurance.

À ces mots, une main glaciale se posa sur l’épaule du psychiatre. Celui-ci se retourna, mais ce fut pour découvrir le canon d’un pistolet. Loreto, vêtu de noir et jusque-là invisible rangea son arme, puis s’avança dans la lumière.
— Bonsoir messieurs. Docteur Kayak, j’ai hâte de commencer vos séances de visualisation, en vue de créer un homo prometheus.

Kayak acquiesça machinalement. Le jeune homme se trouvait devant lui, pourtant son attitude trahissait une concentration sans rapport avec la simplicité franche qu’il affichait en tant que gardien du centre Olympus.
Loreto ajouta d’un ton mesuré :
— Puis-je émettre une remarque, monsieur Hybris ?

— Faites donc mon ami, indiqua l’octogénaire.

— Rendre publique Psychiatrie et Mythologie pourrait attirer l’attention des journalistes ou de quelques oiseaux de mauvais augures. Il faudrait renforcer la sécurité et éviter de sortir du centre Olympus dans la mesure du possible. Si vous le permettez, je vous apporterai mon aide discrète, une fois installé.

— Vous êtes sur ?

— Tout à fait ! Vous allez être très connu, monsieur Kayak et vous devriez vous en préoccuper ! Apprenez donc à craindre la lumière.

Hybris se leva et prit un ton sincère.
— Docteur Kayak, nous avons tout à gagner en effectuant une collaboration mutuelle. Vous devenez le plus grand psychiatre de l’histoire et je créé le soldat que Penta aurait dû être. Un dernier détail, mon agent est hermétique à vos techniques manipulatoires, liée à l’exercice circulaire.

— C’est-à-dire ?

— Nicolas est en votre pouvoir, Elisabeth ou Natalie en partie et Anna pas du tout. Je vous assure que Loreto l’est également. Ne l’obligez pas à vous le prouver.

Il fallut un effort particulier à kayak, pour ne pas sourire à l’inexactitude de la déclaration de son interlocuteur. Peut-être que Hybris ne savait pas tout sur lui, en fin de compte ?

Quoi qu’il en soit, les deux hommes finirent par se serrer la main, symbole d’un pacte sans retour.

En une soirée, des évènements majeurs étaient apparus. Kayak subissait le chantage de l’oncle Sam pour le meurtre d’Isabelle et l’agression de Nicolas. Celui-ci était sous leur contrôle et caché quelque part. Le psychiatre avait accepté de former un soldat d’élite à sa version civile de l’exercice circulaire en échange d’une campagne de promotion, pour son étude sur la psychiatrie.

Les trois compères se séparèrent et une fois seul chez lui, Kayak ouvrit son coffre : tout semblait intact. Il prit cependant soin de dissimuler l’ordinateur contrôlant PRS sous son oreiller.

Pendant ce temps, sur la plage déserte, Natalie allumait déjà sa lanterne nautique.
Le ressac s’écrasait doucement sur le sable.
Elle pensait à Pénélope et à sa patience infinie.
Une forme pâle et gélatineuse ondulant à la surface de l’eau noire allait être suffisante pour qu’elle entre dans sa transe — cet exercice où la mythologie et la psychiatrie fusionnent — pour le meilleur, mais surtout pour le pire.

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