Les ombres
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Je ne regarde plus les adultes en face.
Pas depuis que j’ai compris qu’ils ne sont jamais seuls.
Quand Maman entre dans ma chambre, je fais semblant de dormir. Je vois son ombre glisser derrière elle — pas sur le mur, non. Elle flotte. Elle bouge un peu après elle, comme un chiffon accroché à sa mémoire. Elle pleure, souvent. Pas Maman, l’ombre. Maman ne pleure jamais, ou alors sous la douche, et elle croit que je n’entends pas.
Je crois que chaque adulte a une ombre comme ça. Un bout de nuit accroché au dos. Ça ne se voit que si on regarde sans fixer. C’est un secret de vision : il faut regarder à côté des choses, pas dedans.
La maîtresse, à l’école, elle en a deux. Une qui la suit comme un chien battu. Et une autre, plus petite, cachée sous la chaise, qui a les bras croisés et les dents serrées. Je crois qu’elle la juge. Elle est gentille pourtant, mais ça ne change rien. Les ombres ne mentent pas.
Ma voisine, Madame Cordier, elle, elle n’en a plus. Je pense que son ombre est partie. Peut-être qu’elle était trop lourde, ou qu’elle a décidé de s’en aller. Maintenant, elle parle aux oiseaux, et elle oublie mon prénom à chaque fois.
Papa, lui, il a une ombre qui fume. Même quand il ne fume pas. Elle a les mains dans les poches, les épaules basses, elle regarde toujours vers le sol. Je n’aime pas la regarder trop longtemps, elle me donne des vertiges. Un jour, je lui ai demandé :
— Papa, c’est quoi, ton ombre ?
Il m’a répondu :
— Tu veux dire mon côté sombre ?
Et il a ri, mais pas comme quand il trouve quelque chose drôle. Comme quand il veut qu’on ne pose pas plus de questions.
Ma petite sœur ne voit rien, bien sûr. Elle est trop jeune. Ou trop vieille déjà, je ne sais pas. Elle joue avec ses poupées en plastique, comme si elles n’avaient rien dans le ventre.
Moi, je vois tout. Je vois les ombres danser derrière les adultes. Je les entends chuchoter parfois, la nuit. Des mots que je ne comprends pas, mais que mon ventre reconnaît. Des mots tristes, lourds, comme des sacs remplis de pierres. Je crois que les adultes ne voient plus rien parce qu’ils ont peur. Ou peut-être qu’ils ont fait un pacte pour oublier. Et moi, j’ai juste oublié d’oublier.
Un jour, peut-être, j’aurai aussi une ombre. Mais j’espère qu’elle saura rester légère.
Je crois que les ombres deviennent plus grosses.
Avant, elles flottaient. Maintenant, elles s’accrochent. Je les vois sur les dos, dans les coins, derrière les yeux. Elles restent même quand il fait jour.
Hier, dans la cuisine, l’ombre de Maman m’a regardée. Vraiment. Ses yeux étaient les mêmes que les miens. Je ne sais pas comment c’est possible. Je suis restée figée, la cuillère en l’air. Elle, elle souriait. Maman, pas l’ombre. Maman faisait semblant d’être normale.
Mais je sais.
Elle l’a laissée entrer.
Elle ne sait plus faire la différence.
Depuis quelque temps, les adultes parlent plus bas. Ils me regardent comme si j’étais cassée, ou dangereuse. Papa a dit à Maman que « ça recommence ». Je les ai entendus. Je ne sais pas ce que ça veut dire. Mais ils pensent que je dors toujours trop. Ou pas assez. Ils se trompent. Je fais semblant. Je surveille.
Ils veulent m’emmener « voir quelqu’un ». Mais je n’ai pas envie de parler à un adulte qui a une ombre au bout de la main. Je crois que c’est ça qu’ils ne comprennent pas : leurs ombres les tiennent. Elles les tirent doucement, comme une laisse. Ça ne fait pas mal tout de suite. Mais après, ils ne savent plus qui parle. Eux ou l’autre. Celui qui se cache.
J’ai vu l’ombre de Papa se lever avant lui. Je suis allée boire de l’eau, la nuit. J’ai traversé le couloir à pas lents. Et dans le salon, il y avait cette forme. Penchée au-dessus du canapé. Comme un homme mais sans chair, sans lumière, sans son. Puis Papa s’est levé. Il l’a traversée comme si de rien n’était. Il ne l’a pas sentie.
Moi, si. J’ai froid depuis.
À l’école, j’ai essayé de prévenir Lila. Je lui ai dit que sa mère avait une ombre qui hurlait sans bruit, chaque fois qu’elle s’éloignait. Elle a pleuré. Il m’a dit d’arrêter. Il m’a traitée de menteuse. Mais les enfants ne mentent pas. On voit juste ce que les grands n’osent plus regarder.
Je ne leur dirai plus rien.
Mais j’ai commencé à dessiner. Pas des bonshommes-bâtons, non. Je dessine les ombres. Je les repasse en noir, jusqu’à ce que le papier craque. Maman a trouvé les dessins sous mon lit. Elle a fermé les yeux, comme si elle priait, ou comme si elle avait mal. Elle a dit :
— Ce n’est pas réel. Ce n’est pas réel.
Elle ment.
Moi, je sais que ça s’approche.
Que les ombres apprennent à parler.
Que bientôt, elles n’auront plus besoin de se cacher derrière.
Elles deviendront eux.
Et quand ce jour viendra, je serai prête. Je suis la seule à les voir. Et je crois que c’est pour ça qu’elles me détestent.

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