L’époque où tout vibrait un peu plus fort
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Il y a une époque que je ne parviens pas à laisser derrière moi. Elle ne ressemble pas à ces souvenirs héroïques qu’on expose avec fierté, ni à ces instants figés sur des photos que l’on ressort les soirs d’hiver. Non, cette époque-là était faite d’imperfections, de maladresses, de petits riens qui, une fois rassemblés, formaient un tout que je regrette encore. C’était une période sans glamour, sans grand événement, mais elle vibrait d’une intensité que je ne retrouve plus aujourd’hui.
Je me souviens de nos soirées sans but. De ces heures passées dehors simplement parce qu’on ne savait pas vraiment rentrer. On restait assis sur des marches un peu humides, éclairées par des lampadaires fatigués qui offraient à tout une lumière plus chaude qu’elle ne l’était vraiment. On parlait longtemps, de tout et de rien, mais surtout de rien — parce que c’était dans ces “rien” que se cachaient les vérités qu’aucun de nous n’arrivait à formuler. On se plaignait de la vie sans avoir réellement commencé à la vivre. On croyait que les drames à venir se laisseraient apprivoiser facilement. La naïveté nous servait de bouclier.
Ce que j’aimais à cette époque, c’était ce sentiment de transition permanente. Comme si tout pouvait basculer, comme si le moindre regard pouvait changer quelque chose. Chaque silence paraissait chargé d’un sens secret, chaque geste semblait avoir un poids. On ne maîtrisait rien, mais on avait la sensation d’être exactement où il fallait, même si on n’aurait pas su expliquer pourquoi. Le présent avait un goût particulier, peut-être parce qu’on ignorait encore que certaines choses ne dureraient pas.
Les rues dans lesquelles on marchait ont peut-être changé depuis, ou peut-être pas. Ce n’est jamais vraiment le décor qui importe : c’est la façon dont on le traverse. Je revois ces trottoirs tièdes en été, ces vitrines qui renvoyaient nos silhouettes floues, ces arrêts de bus où l’on s’asseyait simplement pour laisser le temps passer. On se croyait solides, alors qu’on était juste des enfants déguisés en adultes. On ne connaissait pas encore le prix des erreurs, ni celui des départs, ni celui des promesses qu’on lance à la légère. On pensait que les histoires ne finiraient jamais — et on était heureux de l’ignorer.
Je me souviens de notre spontanéité. D’un simple message envoyé et, cinq minutes plus tard, on sortait. On n’avait pas besoin de planifier, d’organiser, de concilier nos emplois du temps. On vivait au rythme de l’envie. On décidait sur un coup de tête, et c’étaient toujours les meilleurs moments. Cette impulsivité nous rendait légers.
Je me demande parfois ce que je dirais à cette version de moi si je pouvais la retrouver. Je la vois très clairement : assise sur ces fameuses marches, les bras posés sur ses genoux, le regard perdu dans un futur trop vaste pour elle. Je pense que je ne lui dirais rien. Je ne voudrais pas la troubler, ni lui enlever cette naïveté qui, même si elle lui a coûté cher, lui a permis d’avancer. Elle avait besoin de croire que tout était possible, que rien n’était irréparable. Elle avait besoin de rêver fort, même si elle ne savait pas encore que certains rêves la briseraient un jour.
Il m’arrive d’observer les jeunes d’aujourd’hui — ceux qui traînent dans la rue comme nous avant, en parlant fort, en riant pour rien, en s’inventant des avenirs. Ils n’ont aucune idée du fait qu’ils vivent peut-être les meilleurs moments de leur vie. Ils croient que leur existence commencera plus tard, lorsqu’ils auront trouvé un travail, un logement, une stabilité.
Ils ignorent que ce sont ces instants flous, ces soirées de rien, ces amitiés improvisées qui laisseront les traces les plus tenaces. Que le provisoire marque plus profondément que le définitif.
Je crois que la nostalgie n’est jamais un simple souvenir : c’est une émotion physique. Elle serre la poitrine avec douceur, comme si le passé tirait une ficelle invisible.
Parfois, il suffit d’une odeur, d’une lumière de fin de journée, d’une chanson oubliée pour que tout revienne. Pas clairement, pas complètement, mais assez pour que je me retrouve à chercher des visages dans la foule, comme si un fragment d’eux persistait encore quelque part. La mémoire est une marée capricieuse : elle revient sans prévenir, emportant avec elle ce qu’on croyait enfoui.
Je repense aussi à tout ce que j’ai laissé filer, parfois sans m’en rendre compte. Des visages que j’ai aimés sans le dire, des lieux où je me sentais exister sans comprendre pourquoi. La jeunesse est un apprentissage, oui — mais c’est aussi un gaspillage magnifique. On jette sans savoir la valeur de ce qu’on perd. On prend à la légère ce que, plus tard, on cherchera désespérément à retrouver.
Pourtant, malgré la mélancolie, malgré l’amertume douce-amère, je sais qu’il y a un cadeau dans cette nostalgie. Elle prouve que j’ai vécu. Que j’ai aimé mal, aimé fort, aimé trop — mais aimé quand même. Elle me rappelle qu’il existe une version de moi, quelque part, qui n’avait pas peur du monde. Cette version-là n’a pas disparu. Elle respire encore sous les couches de prudence, sous les cicatrices, sous mes silences d’adulte.
Il suffit parfois d’un rien pour la réveiller. Un éclair d’été sur un toit, un rire qui sonne comme autrefois, le parfum du soir sur une façade.
Alors l’époque revient. Elle ne revient jamais complètement — mais suffisamment pour que je me souvienne que je ne suis pas tout à fait perdue. Que je suis faite de ces instants-là, même s’ils sont loin.
Peut-être que la nostalgie est simplement la preuve que certaines pages n’étaient pas censées se refermer. Qu’elles continuent de vibrer, quelque part en nous, même lorsque le livre semble terminé.
Et peut-être que c’est ça, grandir : apprendre à vivre avec ce qui ne reviendra plus, tout en continuant d’avancer, avec l’écho tendre d’une époque où tout vibrait un peu plus fort.

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