Chapitre 14.1
Barcelone, Mai 2006.
Dans la tête d'Oscar.
Je me laisse choir dans mon canapé. Je n’ai même pas la force de me faire à manger. Je veux juste rester là, pantelant, avant le mois de folie qui s'annonce. Demain, je suis attendu au Centre en début d’après-midi, pour réceptionner un groupe de six Juniors inscrits à la tournée de terre battue italienne. Avec Jorge et Jaime — l’entraîneur principal — on les accompagnera lors d’un périple de bus — un haut standing affrété par la Fédération — et en hôtels — de moyen standing, parce qu’il ne faudrait pas dépenser le centime de trop non plus — se frotter aux autres espoirs de la raquette européens.
Il est prévu que nous allions d’abord à Salsomaggiore, en Emilie-Romagne dans le nord du pays, pour un premier tournoi modeste, puis à Prato, en Toscane, la province d’en dessous. Nous profiterons d’une courte pause de quatre jours pour remonter jusqu’à Milan, en Lombardie. Là-bas aura lieu une compétition de Grade A — le plus important, celui où les joueurs doivent se faire remarquer. Enfin, on rentrera en Espagne pour un décrassage, un débriefing et une quinzaine de repos pour la petite troupe. Moi, après ce séjour, je retournerai pour de bon à Oviedo afin de préparer l’arrivée du bébé qui sera imminente.
Luigi s’était extasié lorsque je lui avais montré notre trajet. « OOOOH mais tu passeras par chez moi, mec ! La région de ma famille ! C’est magnifique, tu sais ? ». Non, je ne savais pas : de l’Italie, je n’avais parcouru que Rome et ses alentours, il y a bien dix ans de cela. « Roma, Roma, sempre Roma ! » avait-il râlé. Il m’avait alors dressé une liste interminable des choses à voir, à faire, à visiter, à manger. « Merci mais j’y vais pour travailler, je ne crois pas avoir beaucoup de temps pour du tourisme… » avais-je soupiré. Dans le vide : il avait perdu l’ouïe rien qu’à entendre le mot « Italie », et mes paroles s’évanouissaient sous l’excitation de mon interlocuteur. « Ici, fratelo, un tout petit détour par ce patelin, tu diras bonjour à ma grand-mère ! ». « Non mais Luigi, vraiment, ça ne va pas être possible ! ». Il en était presque fâché. Bah… Je lui ai promis qu’on tenterait de s’arrêter en chemin pour admirer deux ou trois trucs, tout de même. Jorge adore flâner et découvrir de nouvelles contrées, et ça serait dommage de s’en priver.
J’ai quitté Alix tout à l’heure, elle avait l’air en relative forme pour une fois. Elle a enfin le feu vert pour s’activer de nouveau, après des semaines de repos strict, et elle ne s’est pas fait prier : ports de sacs au marché, ménage du sol au plafond, balade à pied dans Oviedo… Elle a même eu l’idée de tondre la pelouse avant que je ne mette le holà — du grand, très grand Alix. J’ai géré le jardin moi-même tôt ce matin pour m’éviter toute initiative inconsidérée dès que j’aurai le dos tourné. Il faut que je redise à Lorena de lui rendre visite de temps en temps — tous les jours, ce serait l’idéal, m’enfin bon, on ne va pas abuser — histoire de lui tenir compagnie et surtout, brider ses ardeurs. Je soupire de lassitude. Avec tout ce que ma soeur a fait pour nous depuis la menace d’accouchement prématuré, je lui dois une vie de reconnaissance. Elle a conduit Alix deux fois à l’hôpital quand les contractions étaient anormalement intenses pour son stade de grossesse, elle l’a veillée pendant qu’elle demeurait sous surveillance, elle a dormi à la maison quand Alix s’est retrouvée clouée au lit par mesure de précaution. Moi, à tous les coups, j’étais coincé à Barcelone, à ronger mon frein et maudire la Terre entière qu’on doive subir une grossesse aussi stressante alors que notre contexte était déjà un poil compliqué. Lorena n’a pas manqué d'émettre quelques remarques quant à mes multiples absences au moment où Alix avait besoin d’aide. J’ai botté en touche, n’assumant pas moi-même cette organisation bancale, et elle avait lâché l'affaire.
De nos doux rêves où Alix ne changeait pas un iota de façon de vivre et continuait à se calquer à mon emploi du temps, il ne reste plus rien. Après quatre mois de vomissements intempestifs, elle eut à peine trois semaines de tranquillité avant que les soucis ne s’imposent dans son quotidien. De fait, elle eut vite ordre des médecins de faire le moins de déplacements possible. Pire, à partir du sixième mois, elle fut assignée à résidence. Un ensemble de contraintes auxquelles elle eut bien du mal à se plier, me faisant tourner en bourrique par la même occasion. Je n’avais pas imaginé qu’Alix serait aussi brillante dans l’indiscipline, même lorsqu’il s’agissait de préserver sa santé — et celle du bébé, surtout. Ses parents — déjà pas vraiment ravis de l’annonce de cette grossesse surprise — montaient crescendo dans l’insupportable à mesure que les incidents médicaux tombaient. Dieu merci, ils étaient séparés de mille kilomètres : la famille Lagadec aurait terminé en bain de sang sans ça. Je tentais de prendre le rôle de médiateur, mais ils restaient fâchés contre moi d’avoir eu l’outrecuidance de mettre leur fille enceinte après seulement une toute petite année de relation qui, selon eux, était loin d'être suffisante pour se rendre compte de ce qu’était la vie aux côtés de la terrible Alix Lagadec. J’avais envie de leur répondre « je crois que je vois un peu, au contraire » mais étant trop poli, je me contentais de jongler avec les egos pour maintenir une paix fragile. De leur dernier séjour en terres espagnoles, j’avais clairement lu dans les yeux de Yann que j’avais perdu beaucoup de points et que son unique arrière-pensée était peu ou prou « t'as intérêt à assurer maintenant, petit con ». Probable que, pour un homme ayant fait carrière en tant que professeur de biologie et d’éducation sexuelle avant de passer directeur d’établissement, devenir grand-père d’un bébé imprévu relevait de l’affront ultime.
La sonnerie retentit trois fois avant qu’elle ne décroche.
- Salut, Lorena !
- Salut p'tit frère, comment va ?
- Bien, bien.
- Et Alix ? Elle irradie de bonheur ? Elle a le droit de vivre comme bon lui semble jusqu’à accouchement désormais ! Qué guay !
- Oui, oui. Enfin !
- Super ! Vous allez pouvoir profiter un peu de vos dernières semaines rien qu’à deux avant le grand plongeon !
- Heum… Pas tout de suite, encore.
- Pourquoi ?
- J’ai la tournée italienne à assurer, tu te souviens ? D’ailleurs, à ce propos, j’aimerais te demander un serv…
- Une petite minute… Quoi ? T’as pas renoncé à l’Italie ?
- … Non.
- Mais… Oscar ?! Tu déconnes, ou quoi ?! T’as osé refuser ça à Alix ?
- Lui refuser ? De quoi tu parles ?
- Je lui avais conseillé d’en rediscuter avec toi, qu’elle devait exiger que tu restes en Espagne !
- … Elle ne m’a rien dit du tout.
J’entends Lorena pester à l’autre bout du combiné. Merde, la conversation va prendre un tournant désagréable. C’est pourtant la vérité : à aucun moment, Alix n’a remis en cause mon séjour professionnel. Au contraire, elle s’en enthousiasme — et je l’en remercie.
- Putain ! Évidemment ! Elle est bornée, ta copine, hein ! Elle radote votre histoire de deal à la con !
- Parce qu’on a toujours été très clairs là-dessus. L’arrivée du bébé ne changera pas mon rythme de…
- Oh mais arrête, Oscar ! Ouvre les yeux, frangin… C’est insensé de te barrer là-bas si proche de la naissance !
Elle a une voix plaintive, presque suppliante. La culpabilité, cette ombre monstrueuse que j’ai réussi à planquer sous un tapis tant bien que mal jusqu’à présent, Lorena n’est pas loin de la déterrer. J’essaie de brandir en bouclier les arguments que je me répète à moi-même lorsque je commence à hésiter :
- C’est prévu pour le 10 Juin, on a un mois et demi devant nous, ça va.
- Non mais tu plaisantes ?! Avec la grossesse de merde qu’a vécue Alix, t’espères aller jusqu’à Juin ?! Mais t’es complètement à côté de la plaque, en fait, Oscar !
- Oyé ! Me parle pas comme ça !
- Mais quand je te parle gentiment, y'a rien qui imprime dans ta caboche, on dirait !
- Lorena ! J’ai pas requis ton point de vue sur ma vie, je te demande juste si c’est possible pour toi d’aller voir Alix de temps en temps… Mais si t’as pas envie…
- Formidable, t’as qu’à retourner la situation pour que je devienne la méchante, tiens !
- Mais pas du tout !
- Oscarín, sois raisonnable. Ne va pas en Italie. Reste en Espagne. Rentre à Oviedo.
Ben tiens. Bien sûr, comptons sur Oscar pour être raisonnable ! C’est l’histoire de ma vie, d’être sensé et d’écouter ce que les autres me disent de faire, alors, pourquoi pas ici aussi ? Mais je ne suis pas con, hein ! J’ai réussi à me convaincre qu’il ne se passera rien jusqu’au 23 Mai, date de notre retour, mais en réalité… j’ai conscience de ne pas porter le raisonnable dans mes bagages. S’il y avait une alerte pour vents violents, je serais l’abruti qui dégainerait la planche de surf et accourrait sur la plage « parce que c’est une opportunité à ne pas rater ». Ben oui, ça l’est. C’est la première année qu’on part si loin et autant de temps, pour participer à des tournois à plus grande échelle : une chance en or, pour moi ! Merde, à la fin : j’en ai ENVIE ! Ça va être passionnant, intense, enrichissant, chouette ! Jusqu’à présent, Alix n’a jamais discuté les aléas de mon boulot. Elle a toujours eu comme credo qu’elle allait s’adapter — et elle l’a fait. Les autres ne sont pas contents ? Et alors ? Je ne vais pas prendre en compte l’avis de la Terre entière ! Pour une fois, même, j'assumerai ma position.
- Écoute, Lorena : c’est mon cœur de métier que d’assurer des déplacements avec les Juniors, et la date d’accouchement est dans plus d’un mois. Je ne changerai pas d’avis, c’est comme ça, c’est tout.
- … Donc, tu acceptes le risque que ce gamin naisse sans son père ? T’es minable, Oscar.
Ouch. Je me souviens de pourquoi je n’aime pas tenir tête, finalement. La contre-attaque pince fort, sous l'épiderme.
- Merci, Lorena…
- Je serai là, moi, t’en fais pas va. Y aura quand même un Vázquez quelque part pour l’accueillir, ce gosse.
La réplique est cinglante. Je t’en prie, fais-toi plaisir, ma sœur ! Je tends la joue, cogne, j’encaisse ! Un long soupir m'échappe. Voilà, la culpabilité, elle surgit de sa planque et se pointe bien droite devant moi, grosse, énorme, étouffante, dégueulasse. Les mots me manquent. Que je suis minable, ça m’a déjà été signifié par le passé. Je le sais, c’est inscrit dans ma génétique, ça fait partie de ma biographie, ça sera peut-être même mon épitaphe. « Ci-gît Oscar Vázquez del Río, minable ». Perfecto.
- Oscar ? Tu ne réponds même pas ?
- … Je raccroche, Lorena. Vais me coucher.
- Tu me laisses là-dessus ?
- Oui.
- Tu fais la gueule ?
- … J’sais pas.
- Oscarín, s’il te plaît... Je suis désolée, mais, je crois vraiment que c’est une connerie de faire ce voyage.
- Merci d’avoir partagé ton opinion.
- P'tit frère…
Elle n’a pas l’air très à l’aise. Je dirais même qu’elle semble franchement embêtée par l’ambiance.
- J’ai peut-être dit des choses un peu… musclées… Je m’excuse.
- Mmm.
- Je prendrai soin d’Alix, et j’assurerai quoiqu’il arrive, d’accord ?
- Merci, Lorena.
- Et toi… Réfléchis bien, Oscar. La nuit porte conseil. Réfléchis.
- À plus.
Je coupe sans lui laisser le temps d’ajouter quoi que ce soit. Jetant un œil au soleil couchant sur Barcelone, j’essaie de faire du tri dans le flot de pensées qui me viennent. Tout ce qui a trait à l’Italie me rend joyeux. Le voyage, le tennis, le boulot, l’intimité du groupe, l’adrénaline, les découvertes… J’ai hâte ! Mais si je m’aventure à songer au bébé, l’angoisse menace. Bien sûr que je n’ai pas envie, qu’il naisse sans moi. Bien sûr que je veux qu’il sache qu’il a un père et que ce père sera présent pour lui. Juste, un peu de patience encore. C’est possible ça, non ?
Bon. Je traîne ma carcasse jusqu’à la chambre. Même pas le courage d'une douche : mon lit, pioncer, basta. Pas sûr que je réussisse à dormir après une conversation pareille, m’enfin. Mes yeux s’arrêtent sur la table de chevet.
À cause des déboires de la grossesse, Alix n’a plus mis les pieds à Barcelone depuis Septembre dernier. Elle n’a jamais croisé la petite boite qui trône près de ma lampe. Comme tous les soirs, je l’ouvre. J’observe l’anneau argenté qui se languit d’un annulaire à orner. Il est joli, je trouve. Je l’ai choisi fin, avec une sorte de vaguelette sur le côté. Boh, je ne suis pas très doué pour les bijoux et les machins d’apparats… Et Alix n’en porte jamais. Je n’ai aucune idée de ce qui pourrait lui plaire. J’espère qu’elle sera contente. De toute façon je n’avais pas un pactole à y dépenser. On s’est endetté sur trois générations pour la maison de ses rêves — ah, la vue imprenable sur Oviedo, on l’a dégotée ! Elle était enchantée. Ça a adouci la contrainte de rester alitée, au moins. Mais avec tous ces rebondissements… Je n’ai jamais capté le bon moment pour lui demander solennellement de m’épouser. Et puis, lorsque les Lagadec sont venus nous visiter, sa mère a évoqué le concept de mariage, et Alix l’a envoyée sur les roses. C’était une réaction épidermique face à l’insupportable pluie de reproches de ses géniteurs, mais, dans le fond… ça m’a un peu refroidi. Un peu… énormément. Alors je me dis qu’on avisera plus tard. Je sais pas quand, mais… plus tard.
Le bip du téléphone m’extirpe de mes « oui je le veux » fantasmés.
« de : Alix
Bonne soirée avant le grand voyage, mon Amour <3 ».
Elle continue de se ravir pour moi. Dans l’abysse de malaise qui me happe, elle tend une bouée. Depuis qu’elle nage à mes côtés, Alix est à la fois ma tempête et ma bouteille d’oxygène.
Je la remercie et lui demande comment elle va.
« de : Alix
Toujours mal au dos, toujours lourde, toujours gonflée »
« de : Oscar
Prends soin de vous. Pas de choses débiles, hein ? »
« de : Alix
Non, t’inquiètes ;) »
« de : Oscar
Promets-moi : tu seras prudente. »
« de : Alix
Oui oui ! Comme d’hab ! ».
Je ne sais pas s’il faut rire ou céder à la panique pour ce « comme d’hab ».

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