Chapitre 18.2
NB : dans ce chapitre, les dialogues en espagnol apparaissent en italique.
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...
Raquel réapparaît dans la pièce. Elle hésite.
- Tu crois que je peux lui parler ?
- Bah, enfin, bien sûr que oui !
Elle s’approche et s’assoit en face de nous. Andreas ne l’accueille pas vraiment chaleureusement : il fronce le nez et les sourcils en la voyant faire. Bon. Elle approche sa main. Je me fige. Qu’est-ce que… ? La vachette asturienne glisse sur la table sous son impulsion. Andreas fixe la peluche, immobile.
- Où l’as-tu trouvée ? demandé-je, médusé.
- Je sais que tu la gardes dans son lit. Tiens, Andreas.
Un drôle de sentiment me traverse. À la fois la surprise de constater qu’elle a porté attention à sa chambre, mais aussi… le dégoût de l’imaginer y entrer dans mon dos. Dans quel but ? Est-ce qu’elle touche à ses affaires ? Pourquoi faire ? Est-ce qu’elle en jette ?!
- T’en fais d’une tête, mon amour.
Je garde le silence. Pas le moment pour quémander des explications.
- C’est son doudou, prononcé-je péniblement.
- Je me doute que c’est pas le tien. C’est moi, ton doudou.
Clin d’œil. Un haut-le-cœur me traverse.
- Fais pas ça devant lui !
Mince, c’était un peu abrupt, comme ton. Elle me dévisage.
- Pourquoi ? Y a quoi de mal ?
- Il faut pas… On reste neutres devant un enfant. Il est petit.
- Quoi ? J’ai pas le droit de t’approcher ou de te dire des mots doux en sa présence ?
- Non.
- T’es con ou quoi, Oscar ? Tu veux pas que je me planque dans le débarras, tant qu’on y est ? On est mariés, je te rappelle !
- Parle pas de ça non plus…
- Oh, arrête ! Il sait même pas de quoi il s’agit !
Je reste en apnée. Pourquoi cette panique qui bouillonne dans mes tripes, tout à coup ? Il faut que je me reprenne.
- C’est ma mienne ?
Andreas désigne la peluche souriante.
- Oui.
Il tend la main, la chope par son oreille survivante, et l’installe près du saladier avec application. Satisfait, il revient à notre affaire. On continue les mélanges : farine, crème, fromage.
- Et le chocolat ?
- Euh… Il n’y a pas de chocolat dans la tarta de queso.
- Moi je veux du chocolat sur mon gâteau.
Je reste bête. Improvise un truc, Oscar ! Tu vas pas le lui refuser !
- On a des pépites. Il en veut ?
Je dévisage Raquel. Ses cils papillonnent, en attente de ma réponse. Je bredouille un « oui ». Détends-toi, Oscar. Une tension pareille, pour du chocolat ? Ça va pas, la tête ! Je souffle doucement. Mon système nerveux est prêt à déclarer l’état d’urgence.
Lorena revient, me confirme que nos parents arriveront dans une heure, et ne manque pas de souligner le bonheur suprême qui se dégageait du téléphone.
- Oh ! Tu lui as rendu ce machin maltraité ?
Elle s’apprête à saisir la vachette, mais une voix outrée la coupe dans son élan.
- NAN ! C’est MA mienne ! Fatu yes ! [fatu yes = t'es stupide !]
Madre de Díos ! Je hoquette de surprise. Lorena ouvre grand la bouche, outrée de se faire remettre à sa place par quatre-vingt-dix centimètres rageurs.
- Sympa, ce qu’Alix lui enseigne…
Je siffle entre mes dents.
- Je ne pense pas qu’elle lui parle de cette manière.
- T’es mignon, Oscarín. Tu crois qu’il entend beaucoup d’insultes asturiennes dans les rues nantaises ? Bien sûr que si, ça vient d’elle.
- Mamá, elle le dit à María.
Je croise ses yeux craintifs. Il a peur de se faire enguirlander. Je lui adresse un sourire rassurant. S’il savait ! Il pourrait brûler la baraque que je ne lui reprocherais rien.
- Si Mamá dit « fatu » à María, je ne vais pas la contredire.
- Mais… c’est un petit peu un gros mot ?
- … Un tout petit peu.
Il a l’air ravi. Je me marre malgré moi, et lui tend le paquet de pépites que Raquel nous a apporté. Andreas en gobe une malicieusement. Putain, moi, c’est lui que je dévore !
- Une pépite pour toi ! me dit-il en me tendant son offrande.
Je la croque avec un bonheur démesuré. Aurais-je imaginé qu’un jour, une ridicule pépite de chocolat puisse me transporter ainsi ? Je jongle entre nervosité dévorante, et planage au milieu des arcs-en-ciel. Un cocktail maléfique que je payerai aussi cher qu’une gueule de bois, après son départ. Son… Autant ne pas y penser.
- Je me demande s’il se souvient de nous… m’interroge ma sœur.
- Il m’a dit qu’il avait un album photos à notre effigie. Y a tout le monde dedans, même tes filles. Il sait très bien qui vous êtes.
- Ah. On dirait qu’Alix ne nous a pas totalement effacé de leur vie, finalement.
La pointe de rancœur, je ne la loupe pas.
Depuis la séparation, Lorena nourrit une colère sourde envers nous tous : envers moi principalement, envers Raquel qu’elle a désignée comme tête à abattre, envers Alix aussi pour son départ si loin, et même envers mes parents qu’elle accuse d’accepter la situation avec trop de gentillesse. Je sais que c’est juste sa tristesse qui s’exprime, alors je la laisse dire sans trop me défendre, au grand dam de Raquel qui ne la supporte plus. Encore, les premiers mois, ma sœur tolérait tant bien que mal le remplacement express d’Alix à mes côtés — c’était plutôt l’incompréhension qui la dominait. Mais, à l’annonce de notre projet de mariage, Lorena est sortie de ses gonds. « T'es complètement marteau, Oscar, qu’est-ce qui te prend ? Tu ne vas quand même pas l’épouser elle ? Je ne te comprends pas, franchement… Je ne te comprends pas ! ». Hélas pour elle, je l’ai fait. Elle a refusé d’y assister, et ça a été une déclaration de guerre officielle. Depuis, Lorena et Raquel ne ratent pas une occasion pour se cracher dessus, et je passe mon temps à faire tampon. Elles se bataillent pour savoir pour laquelle des deux je devrais prendre parti. Je ne réponds jamais. Ma mère essaie de dresser des drapeaux blancs — je la trouve admirable. « S'il vous plaît, nous sommes une famille, nous ne devrions pas nous fâcher comme cela ! ». Si seulement ! Mon père, lui, observe tout ce cirque de loin en soupirant. Souvent, il m’offre un peu de répit. « Tu viens, Oscar ? On va se promener ». J’accepte toujours. On va sur la côte, on fait de la voile, on passe des heures tous les deux à ne presque rien se dire, et je trouve ça reposant. Dans mon interminable quête d’apaisement, il est le seul à m’offrir quelques miettes d’accalmie. Éphémères, mais salutaires.
On verse notre préparation dans le moule, que je place au four. Je tends le fouet à Andreas.
- Tu veux lécher le reste de pâte ?
Étonnement, il paraît contrarié.
- Il y a un problème, Andreas ?
- Est-ce que Mamà elle efface des choses ?
- Hein ?
- Tía Lorena elle dit que Mamà elle efface.
Mierda. Il ne loupe pas une miette de ce qui se dit !
- Non au contraire, elle dit que Mamá n'a effacé personne !
- On peut effacer des gens ?
- Non, on ne peut pas effacer des gens non. On peut décider de... d'arrêter de les voir.
- En se cachant les yeux ?
- Non, pas exactement... C'est un peu compliqué...
- En habitant dans une maison très loin ?
Wow. Perspicace, ce gamin.
- Oui, bon exemple.
- Toi tu habites dans une maison très loin.
- Oui... oui.
- On va dans l'avion pour venir chez toi tu sais ?
- Oui. C'était chouette, l'avion ?
- Non. Ça fait mal aux oreilles.
- Ah, c'est vrai.
- Toi aussi tu vas beaucoup dans l'avion pour ton travail !
- Euh... oui. Exact. Tu sais ce que c'est, mon travail ?
- Tu surveilles les gens pour qu'ils attrapent pas des blessures.
J'encaisse ce qu'il me dit. Alix lui a raconté bien plus de choses sur moi que ce que j'avais imaginé. Je ne sais pas comment l'analyser. Pourquoi est-ce qu’elle disparaît totalement et ferme toute possibilité de contact, et dans le même temps, elle maintient sa pratique de l’espagnol, elle lui montre des photos de sa famille et lui parle de moi dans un niveau de détail surprenant ?
- Tu fais une drôle de tête, Oscarín. Qu'est-ce qu'il te raconte ?
- ...
Devrais-je répondre à ma sœur ? Andreas ne va-t-il pas le prendre comme une trahison si je révèle tout le contenu de nos échanges alors que, j'en suis désormais convaincu, il prend soin de laisser les autres à l'écart ?
- Alix a raconté des conneries sur toi ? insiste Lorena.
- Hein ? Pas du tout, pourquoi tu dis ça ?
- J'essaie de comprendre. Il t'a dit quoi ?
- Non, laisse tomber.
Andreas me regarde d'un air contrarié.
- Pourquoi elle dit que Mamá elle dit des tonterías?
- Non, non, pas du tout ! Personne ne dit ça !
- Si ! Tía elle a dit ça !
Mierda de mierda. On ne va pas pouvoir l’escroquer.
- Lorena s’est trompée. Je suis sûr que Mamá ne dit pas de conneries… Mais attends, tu sais que ça veut dire, connerie, au moins ?
- Oui ! C’est des bêtises ! Mais on doit pas dire ce mot parce que c’est malpoli ! Comme fatu…
- Oui, c’est malpoli oui.
- María dit tout le temps des mots malpolis, tu sais ?
Je ris. Sans déconner ! Les mots malpolis de l'autre timbrée saturent la mémoire de mon téléphone.
- Oh oui, je sais, oui.
Il m'impressionne. Je soupire et interpelle nos groupies :
- Andreas capte absolument tout ce que vous dites, et il a suffisamment de vocabulaire pour comprendre le sens de vos propos. Alors merci de surveiller votre langage et de mesurer ce que vous avez à dire à propos d’Alix. D’ailleurs, on ne va même plus parler d’elle.
- T'es tout le temps en train de la protéger, c'est dingue !
- Raquel, s'il te plaît !
- Pour une fois, je suis d'accord avec elle, intervient Lorena. Nous tu ne nous loupes pas, mais Alix, tu la défends corps et âme malgré tout ce qu'elle t'a fait !
- Elle ne m'a rien fait, et je n'ai pas envie de parler d'elle !
- Elle s'est barrée avec Andreas ! Elle n'avait pas le droit de faire ça !
- Lorena, ça suffit ! Vous m'emmerdez, OK ?!!
Je serre les poings, à deux doigts de les fracasser sur la table. Quelle ironie, c'est moi qui parle mal maintenant ! Elles sont insupportables, bordel !
- Pá, pourquoi tu t'énerves ?
- Non, non, je ne...
Je me coupe. Attends, quoi ? C’est la première fois qu’il m’appelle Papa depuis qu’il est là ! Ça me fait l’effet d’une baffe dans la tronche, mais qui laisse une traînée de sucre derrière elle. Il me fixe avec de ses deux billes rondes, dans une candeur désarmante. Je me demande soudain pourquoi je me prends la tête avec nos spectatrices ? Pourquoi je ne me consacre pas exclusivement à lui ? Pourquoi je laisse des considérations d’adultes gâcher ce moment ?
- Tu veux qu'on aille jouer en attendant que le gâteau cuise ?
- Jouer dehors !
- Oui, bonne idée.
- Tu as un ballon ?
- Oui.
- On a un ballon chez nous. María elle sait pas jouer. Elle a des trop grandes chaussures !
Je ris. J’imagine mal l’autre autruche, perchée sur ses neufs centimètres, jouer au goleador. Je l’invite à me suivre. Il chope la vachette, descend de son perchoir, et nous allons fouiller dans le cabanon. Caverne d’Ali Baba : ses yeux semblent avaler tout ce qui est à leur portée.
- C'est quoi ça ?
- Une raquette de tennis.
Il s'approche avec un intérêt avide pour l'objet. Je confirme d'un signe de tête qu'il peut la toucher. Il me confie la précieuse peluche — je deviens le gardien de son trésor. Ses petites mains manipulent la raquette avec toutes les précautions du monde, suivent le cordage du bout des doigts. L’émotion qui me parcoure est inexplicable. Ma toute première projection de cet enfant, c’était ça. Le garçon brun, la raquette rouge. Vivre cet instant me prend aux tripes. Je m’accroupis à sa hauteur. Avec un sourire satisfait, il me la tend.
- ¿ Cómo hacer con eso ?
Mi vida… Il me cause espagnol. Maintenant qu’on est en tête-à-tête. Une phrase maladroite, au goût improbable d’accent français et de chuintement asturien. La même phonique qu’Alix — elle avait adopté le parlé local en même temps que la ville, en s’installant ici. Absolument délicieux. Parle encore, mon fils : je bois, je savoure, je m’enivre de toi.
J’expire fébrilement. Mes doigts compriment furieusement le doudou. Por Dios… Mon cœur se fait éplucher comme un oignon, aujourd’hui. Il perd ses couches les unes après les autres, et ça pique les yeux.
Par crainte de le couper dans son élan, je ne fais pas de remarque. J’embraye comme si de rien.
- Je peux te montrer… Tiens, regarde. On joue avec ces balles, là. Tu en veux une ?
Il la prend et la tourne dans sa main.
- Ta raquette, tu la tiens comme ceci, tu vois... Et elle tape dans ta balle. Hop !
Je lui fais faire quelques rebonds. Il est fasciné.
- Tu veux qu’on frappe fort ensemble ?
Il acquiesce de nouveau. Nous sortons dehors. Je lui montre la vachette.
- Je vais la poser, d’accord ? Elle ne peut pas jouer avec nous.
- Elle va dans la… cabane !
- Cabaña, traduisé-je.
« Cabaña » répète-t-il en se précipitant sur l’escalier en bois. Il le gravit sans difficultés, et assied son Graal sur la rambarde. Puis il dévale le toboggan, rire à l’appui. Je suis en apnée. Coupez-moi l’oxygène, ce son-là me suffit.
- Vamos ! On tape, Pá !
J’acquiesce, et lui installe correctement la raquette dans les mains. Posté derrière lui, je lance la balle et le fait frapper. Il éclate de rire — non, pas un rire : une explosion, puissante, dévastatrice. Waouh. Je me sens pousser des ailes.

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