Chapitre 19.2

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...

 J'expose les faits :

  • Pour s'accorder, on doit prendre en compte ton boulot, le mien, et la scolarité d’Andreas. Bon, il est en petite section de maternelle, il peut louper des jours sans problème. Nous ne sommes pas tenus aux vacances scolaires, même si ça serait apprécié par son enseignante, bien entendu.
  • D'accord. On suivra les périodes de congés, pour arranger tout le monde.
  • Moi, je peux télétravailler, même à l'étranger. Et toi...

 Il pince la bouche. Ma phrase le renvoie forcément à nos vieilles querelles à propos de son rythme de vie infernal.

  • Je ferai ce qu'il faudra, et je serai libre pour vous, Alix.
  • Oh, merveilleux. Ça devient miraculeusement possible, maintenant, de se rendre disponible pour sa famille ?

 Il baisse les yeux et encaisse ma réplique acerbe. J'attends un peu, puis lui tends un document.

  • Tiens. Je t'ai apporté le calendrier des vacances françaises.

 Il prend le carton et l'étudie.

  • Les vacances, c'est deux semaines à chaque fois. Est-ce...
  • J't'arrête tout de suite : hors de question qu'il reste quinze jours d'affilés chez toi !
  • Non, non ! J'ai rien...
  • MAIS... Je pense qu'il est temps d'envisager plus qu'un après-midi.

 Il hoche la tête. Il a l'air content de ma suggestion. Je vais même lui faire davantage plaisir.

  • Il le réclame, de dormir chez Papa.
  • Rester dormir... répète-t-il lentement.
  • Quoi ? Tu ne veux pas ?
  • Bien sûr que si !
  • Bien ! Donc, je te propose qu'il vienne quelques jours entre le 10 et le 22 Avril... selon ton emploi du temps.

 Il me scrute, attend quelques secondes. C'est la première fois que je lui propose de prendre en compte ses disponibilités.

  • Je serai à Oviedo du dimanche 11 au vendredi suivant.
  • Ok. On bloque ça.
  • On peut faire moins, si c'est trop pour toi, Alix.

 Non mais j'hallucine. Je lui offre sur un plateau six jours avec son fils, et il a la grandeur d'esprit de penser à ma peine, quitte à se sacrifier pour m'épargner ? Je louche sur mon café. Je touille très vite. Ça déborde de la tasse. Je me mors la langue : sois au-dessus de tes considérations propres, Alix. Andreas sera ravi. Heureux. C’est tout ce qui importe.

  • Non, non. Du dimanche au vendredi, très bien. Tu m'indiquera les horaires qui te conviennent.
  • Merci.
  • Mmm.
  • Et... toi ? Tu feras quoi pendant ce temps ?
  • Ça ne te regarde pas.

 Il se renfrogne. La vérité, c’est que j’en sais rien du tout. Rentrerais-je en France ? N’est-ce pas absurde, deux aller-retour en si peu ? En aurai-je le budget ? Non. Demeurerai-je dans une chambre d’hôtel asturienne à me morfondre ? Horreur, quel enfer ! En profiterai-je pour visiter du pays ? Il me faudra une sacrée abnégation.

  • Je voulais juste savoir si tu resteras dans le coin...
  • Et pourquoi ? T'auras besoin de moi pour lui brosser les dents ?!

 Il grigne, l'air mécontent.

  • On avait parlé d'être courtois.
  • Bah c'est vrai, en quoi ça te concerne, où je serai ?
  • Pour m'intéresser à toi.
  • Te donne pas cette peine.

 Son regard blasé se tourne vers la rue. J’expire doucement pour me calmer.

  • Je te préviendrai si je reste proche géographiquement. Là, aujourd'hui, je ne peux pas te répondre.
  • Ok.
  • Je te fournirai les papiers importants pour Andreas : son dossier médical, son passeport, tout ça. Je peux te prévoir une valise remplie, mais si tu pouvais posséder des vêtements pour lui, ça m’arrangerait autant
  • Bien sûr. Il aura tout ce qu'il lui faut.
  • Tu veux qu'on regarde pour cet été ?

  Il se fige un instant, surpris, puis demande avec une pointe d'appréhension :

  • Vous ne viendriez pas du tout entre Avril et Août ?
  • … Je ne sais pas.
  • Si... c'est possible pour toi, j'aimerais beaucoup ne pas mettre quatre mois entre deux visites, Alix. C'est... long.

 Mon index tapote nerveusement sur la table. L'épineuse question de l'anniversaire d'Andreas plane au-dessus de nous. Je ne me sens pas prête à y renoncer cette année.

  • Je peux vous payer les billets, si c'est ça qui...
  • Je ne veux pas de ton fric, Oscar. Je n'en ai jamais voulu.
  • Je sais, mais...
  • J'en n'ai pas besoin. Je m'en sors très bien et Andreas ne manque de rien.

 Comme promis, l'argent de la pension, je la verse sur un compte en banque au nom de notre fils. Oscar est parfaitement au courant.

 Jele désigne du doigt en ajoutant :

  • D'ailleurs, en révisant les temps de garde d'Andreas, on réévaluer le montant de tes mensualités.
  • Comment ça ?
  • Légalement, si tu le vois plus, tu payes moins.

 Il semble consterné.

  • On s'en fout de ça, c'est du chipotage...
  • Tu tiens tant que ça à m'entretenir ?

 Il claque la langue contre son palais, clairement agacé.

  • Allez, arrête ! Je n'ai jamais sous-entendu ça. Pour ce qui est du voyage, ça me paraît juste normal que je vous le paye puisque c'est pour moi que vous le faites. Et venir plusieurs fois par an jusqu'ici te coûtera bien plus que si tu devais rester en France, ce serait un non-sens de réduire la somme !
  • On le fait parce que j'AI décidé de déménager à mille kilomètres de toi. Donc, j'assume.

 Il me fixe un instant avec gravité, puis baisse les yeux et boit une gorgée. Puisqu'on touche au désagréable, je lui annonce :

  • Je garde Andreas le 2 Mai. Non négociable.

 Sa tasse se repose doucement sur la soucoupe. Lui, fixe un point invisible sur la table, et, finalement, hoche la tête. J’enchaîne :

  • Je peux essayer de me libérer pour les trois jours de la Pentecôte, fin Mai.
  • Hum... Je ne serai pas à Oviedo. Je serai en tournoi.
  • Ah. Bon.

 Il me regarde avec crainte. Il attend le coup du « évidemment, t'es jamais là ». Je m'abstiens, et poursuis aussi aimablement que possible :

  • Eh bien, dis-moi ce que tu proposes pour le printemps ?

 Sur le calendrier, il indique le week-end précédent.

  • À l’Ascension.

 Un frisson me parcourt.

  • Tu veux emmener Andreas aux fêtes de l'Ascension ?!

 Intérieurement, je me sens me briser. Les souvenirs me reviennent violemment. La foire, le bétail, les dégustations, les artisans, les danses folkloriques, la musique celte, le cidre dans tous les coins. Le petit appartement dans la rue piétonne, l'escalier étroit, le baiser dans l'entrée, le canapé... Je déglutis. Lui, il secoue la tête en ajoutant nonchalamment :

  • Je n'ai pas dit ça. Je dis juste que je serai chez moi ces quatre jours-là. Mais, oui, ça pourra être chouette de s'y promener. Ça serait une bonne occasion pour lui de se frotter à ses racines asturiennes !

 Un sourire éphémère traverse son visage. Cette perspective le rend manifestement heureux. Pour moi, ces fêtes sont le symbole de notre couple. Pour lui, ce n'est qu'un truc régional auquel il assiste annuellement. Au diable mes souvenirs à moi, alors.

  • C'est pas un peu trop dense ? La foule, tout ça...
  • Tous les gamins oviedans font les fêtes dès le berceau, tu sais.
  • Ok, bon. Si tu le dis. Il viendra pour l'Ascension.

 Il m'examine d'un air prudent, puis tente un timide :

  • Si tu veux, tu pourrais...

 Il baisse la tête, visiblement gêné, et se mordille la joue. Oh merde… Ma nostalgie s'emballe. Ce tic à la con le rend toujours aussi... Non ! Focus, Alix, focus !

  • Je pourrais quoi ?
  • Je sais pas. Laisse tomber, c'était bête.

 Les éternelles mystérieuses pensées d’Oscar Vázquez, hein… ça non plus, ça ne change pas.

  • Ok. Et cet été ?

 Nous convenons rapidement d’une période selon ses dates de congés. Du bout des lèvres, il ose me demander une semaine complète. Je prends sur moi, et d’un élan de bonté extrême, lui en propose trois. Trois putains de semaines ! Je vais crever de vide. Mais ce n’est que justice, logique, évidence : nous devons nous rapprocher d’un équilibre pour Andreas.

  • Et si ça se passe bien, on pourra se donner un rythme de… tous les deux mois ?

 Il approuve derechef.

  • Ça serait vraiment parfait, Alix.
  • Bien. On en reparlea à l'automne ?
  • On fait ça.

 Je balance ma tête de haut en bas. Bon. Le silence s'installe entre nous. Je louche sur la rue. Les fumeurs que j’y vois m'appâtent. Mon corps crie à la nicotine. Je me racle la gorge.

  • Je sors fumer.
  • Ok. Je paye.

 J’allais protester, mais je n’ai pas l’énergie de me révolter pour trois balles. Je prends ma veste, en dégage mon paquet, et file dehors. Un frisson me parcourt : les cinq degrés ambiants me saisissent. C’est quoi ce bordel, on est à Madrid ou pas ? Je partais de Nantes la fleur au fusil, en jupe courte et collants fins. Me voilà maline à grelotter sur le trottoir ! Je tire la première taffe comme si elle pouvait me faire gagner quelques degrés. Ou alors, être capable d'évaporer mes tensions. Tss... Trop d’enjeux dans cette pauvre cigarette. Oscar me rejoint. Me scanne furtivement, mais remontent vite. Trop poli pour reluquer qui que ce soit, le fiston d’Ana del Río.

  • Tu as froid.
  • Mmm. J'avais pas imaginé que vous étiez restés bloqués en hiver.
  • Le printemps tarde, cette année. C'est assez inédit.

 Il m'observe un temps. C'est gênant. On n'a plus rien à se dire, au point de parler de la météo... c'est minable.

  • Tu n'as pas d'autres vêtements ?
  • Pourquoi, je ne suis pas bien sapée ?

 Ma phrase l’autorise implicitement à me détailler, cette fois, mais il n’en fait rien. C’est mon visage qu’il contemple.

  • Si. Je ne vais pas te donner des leçons de mode, hein... Juste... Tes lèvres sont bleues.
  • Merde alors. Je finirai morte de froid dans les rues de Madrid, quelle agonie pourrie !

 Il souffle un rire. Je ne sais pas pourquoi, ça m'encourage à poursuivre.

  • Tu organiseras mon enterrement, Oscar ?
  • Tes parents me laisseraient faire ?
  • Rêve. Ils t'enterreraient aussi. Vivant.

 Il grimace. C'est moche, parce qu'Oscar appréciait mes darons. Et mes darons appréciaient Oscar. Aujourd'hui, mon père étriperait Oscar s'il le croisait. Et ma mère ferait mijoter ses restes pendant des heures dans une soupière. Avec des cocos de Paimpol.

 Oscar me regarde intensément. Je n'arrive pas à décrypter ce qui se joue dans ses iris dorées.

  • Tu trembles, Alix. J'hésite à te laisser mon manteau...
  • Quelle bonté, vraiment. Mais non merci. Je m'en sortirai toute seule, je suis une grande fille, Oscar. Si jamais cette température est invivable, j'achèterai une veste quelque part.
  • Ok.

 On demeure l’un face à l’autre, en silence, jusqu’à ce que j’écrase mon mégot. Mon voisin semble ailleurs. Il doit probablement se repasser le film de notre entrevue. Ou penser à sa pouffe à frange. Je préfère ne pas imaginer de quelle manière… ni dans quelle position. Eurk.

  • Alix !

 Nous nous tournons vers la voix nouvelle. C'est Anne-Fleur, ma collègue commerciale qui voyage avec moi pour rencontrer nos fameux futurs partenaires. Je l'avais prévenue que j'avais quelqu'un à voir sur le temps du midi, et nous devions nous rejoindre devant le bar un peu avant notre rendez-vous de quinze heures.

 Mes acolytes se dévisagent.

  • Anne-Fleur, une collègue. Oscar... le père d'Andreas.
  • Ah !

 Elle arrondit les yeux, surprise de la présentation.

  • Enchanté, formule Oscar, en français.
  • Enchantée aussi. Andreas vous ressemble, physiquement, dites donc !

 Il sourit poliment, mais n’ajoute rien. Il porte toujours cet air un peu désolé lorsqu’on lui souligne l’hérédité parfaite de son fils.

  • Je ne voulais pas vous déranger, mais... on devrait y aller, on va être un peu juste niveau timing, Alix.

 Je ricane.

  • T’as pas encore éprouvé la ponctualité des Espagnols, toi ! On est laaaaarge !

 Oscar pouffe à nos côtés.

  • Vamos. On se dit… au mois prochain, Oscar ? Tu me redonnes tes horaires, hein ?
  • Oui.

 Il faudra que je pense à débloquer définitivement son numéro, tiens. Il hésite à faire un geste, puis finalement, me demande :

  • Embrasse Andreas pour moi.
  • Oui.
  • Bonne fin de journée, Alix.
  • Pareil. Bon retour à Barcelone.

 Il hoche la tête, et prend la direction de la gare. Je garde en vue sa silhouette qui s’éloigne. Un laborieux soupir m'échappe. Une nouvelle bonne action de cochée, et ça s'est pas si mal passé.

  • Le père d’Andreas vit en Espagne ?!
  • Oui.
  • Pas trop compliqué, pour s’organiser ?
  • … On fait avec.

 Pas de détails supplémentaires. Je fuis son regard, cherchant au loin l’ombre disparue d’Oscar. Anne-Fleur n’est pas du genre intrusive, je sais qu’elle respectera mon silence.

  • Tu vas bien, Alix ?
  • Je vais me griller une autre clope, et j’irai bien.

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