Chapitre 19.3
Barcelone.
Oscar.
Depuis la cuisine, j’entends la porte de l’appartement se refermer.
- Salut, Doudou ! Hum… ça sent hyper bon !
Délestée de sa veste, Raquel s'approche. Un baiser sur les lèvres, une poigne sur l’épaule, un coup d’œil aux fourneaux.
- Je peux filer me doucher avant que ce soit prêt ?
- Vas-y. C’est un plat mariné, il peut attendre.
- … Attendre longtemps ?
- C’est-à-dire ?
- Imaginons que tu me rejoignes…
- Ah.
Je louche sur ma marmite. Mon désir frôle le zéro absolu. Mais la femme à mes côtés est du genre… obstinée.
- Je sais pas, Raquel.
Ses mains, elles, savent. Elles partent déjà à l’assaut de ma peau. Glissent dans mon dos, sur mes flancs, effleurent les points de chute sensibles.
- T’es tendu, Doudou. Dès que tu la vois, t’as les nerfs en pelote. Elle te ronge, cette fille.
- Quand même pas… Il y avait un gros enjeu, ce midi, c’est tout.
- Elle n’a pas été trop conne ?
- Parle pas comme ça. … Non.
- Vous avez réussi à trouver un terrain d’entente ?
- Oui. Les dates des visites d’Andreas sont calées, il n’y aura plus de surprises.
Enfin… Je crois ?
- Bien. Tant mieux.
Un drôle de pincement au cœur me parvient. Certes, chaque débarquement était accompagné du stress dévorant de devoir bousculer mon planning afin de me tenir présent pour Andreas. Mais, en même temps… Rien n’égalait la délicieuse embardée de mon palpitant lorsque, sans crier gare, le nom « Alix » s’affichait dans ma messagerie. Quatre lettres au goût inimitable, à la saveur mélancolique, une ode à la douceur perdue. Douceur qui s’effaçait aussitôt le SMS ouvert, et les mots rocailleux envoyés. Cet état de grâce n’était l’affaire que de deux secondes, trois maximum, mais je l’ai dégusté comme un bonbon à chaque fois qu’il m’a été offert.
- Du coup, sa prochaine visite sera quand ?
- Mi-Avril, pour cinq jours.
- On pourrait l'accueillir ici ?
- Non. À Oviedo, c’est mieux.
- Pourquoi ? On n’y vit presque pas !
- Il y a ma famille là-bas. Je ne veux pas les priver de sa présence.
- Bon… d’accord.
Elle se moule de nouveau à moi. Sa langue, subtile, liche mon oreille et me tire un frisson.
- Viens avec moi.
- Je me suis déjà douché.
Indispensable, après mon heure et demie de course à pied purgative. J’ai expiré cette entrevue par tous les pores.
- S’il te plaît… Je parle pas de te laver, tu le sais. Tu as besoin de te détendre.
- …
Ses doigts coquinent sous mon t-shirt. Ils forcent la porte de ma réticence.
- C’est toujours pareil. Après ses visites, tu rechignes pour la forme, mais une fois lancé, t’es un lion au pieu. Alors, quitte à me farcir ton ex, autant que ça me soit profitable par ailleurs. Je ne vais pas lâcher l’affaire, Doudou.
Je déteste ce surnom, il est ridicule. Mais voilà, Raquel refuse « Oscariño » parce que Lorena l’utilise ; « Oscarito » parce que trop commun ; « mon Amour », parce qu’il porte la voix d’Alix. Elle a trouvé « Doudou » : original et trognon, il paraît. J’ai pas osé la contredire : ça sonnait comme une nécessité d'apposer sa patte, je crois. Et chaque retour maléfique d’Alix alimente ce besoin viscéral. Ce n’est plus une histoire de mots doux, désormais. Il s’agit plutôt de conquête de territoire – charnel – face à un danger qui rôde. Lequel ? Aucune idée. Alix est aussi menaçante pour notre couple qu’un escargot à un biathlon.
- Oscar…
Ma nuque ploie sous les assauts de sa bouche inquisitrice. Mes yeux se ferment. Mon corps abdique. Une fois encore, elle débranche mes circuits défectueux. Mon mode auto s’actionne sous son impulsion. Sa main glisse dans la mienne, et m’entraîne à la salle de bain. Pourquoi m’opposer ? De toute façon, je n’ai pas faim.
un an plus tard...
Paris, Mai 2011.
Alix.
Un soleil de plomb illumine le site de Roland-Garros. Jouer les stars à déambuler entre les courts me rappelle étrangement une certaine soirée sur un certain bateau. Bof, je suis toujours aussi peu friande de ce genre de fioritures. Arnaud, en revanche, est dans son élément : lunettes fumées, polo Lacoste et bermuda, il rayonne depuis deux heures que nous sommes ici. Non pas qu’il se passionne pour le tennis — je veux dire, quand on a passé quatre ans de sa vie avec Oscar, la barre est haute niveau ferveur — mais il s’y connaît suffisamment pour apprécier l’événement. Je l’observe en biais. Que dis-je, je le mate. J’ai du mal à réaliser que je me suis laissée entraîner dans une nouvelle histoire d’amour. Et pourtant… Ça y ressemble bien.
❝
bien sûr qu’on a perdu la guerre
bien sûr que je le reconnais
bien sûr la vie nous mets le compte,
bien sûr la vie c’est une enclume
bien sûr que j’aimerais bien te montrer
qu’ailleurs on n’ferait pas que fuir
et bien sûr j’ai pas les moyens
et quand les poches sont vides alors allons rire
ne partons pas fâchés
ça n’en vaut pas la peine
❞
Ne partons pas fâchés - Raphaël, 2005

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