Chapitre second. Partie II

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 Elwant sortit de la cale du bateau. Le soleil marin lui inondait le visage et, pendant un instant, il comprit. Il comprit, là dans l’immensité de l’océan, qu’il n’était rien face au tout. Il comprit ici que le bonheur n’était pas dans le contrôle qu’il avait toujours imposé à sa vie, mais dans ce mariage fragile entre lui et la nature. L’homme sur son esquif face à la mansuétude des éléments, un conte de poète, un rêve d’infini que chacun ressentait, que trop peu osait.

 Son âme à peine remise de la violence des massacres appréciait pleinement ce repos. Il appréciait l’indolence des vagues, l’avancée lente mais certaine que les vents leurs offraient. L’iode caressait ses narines de ses embruns brumeux. Quelque part, Elwant trouvait ici la définition de la paix. Loin de l’horreur humaine, qu’elle soit guerrière ou ordinaire, la cruauté trouvait toujours sa place. Ici, oublié des hommes, entre deux moments, il existait pour lui, il demeurait comme un souvenir désormais impérissable de son être immense, invaincu et fier.

 Il était homme avant d’être ambassadeur, universitaire ou pièce maitresse dans le jeu de Ragne. Cette révélation lui arracha un sourire. Lui qui s’était vu écrasé par le poids des événements, qui s’était pensé broyer pour l’éternité par le jeu de la malchance demeurait. Il demeurait Elwant, fils de Neyrem et de Caleb. Il restait ce romantique nonchalant aux rêves de poésie.

 L’instant avait ceci de magique, et pour la première fois depuis de nombreuses années, Elwant gloussa. Il était enivré par ce voyage, grisé par le vol du bateau que Leudel avait organisé sans seulement sourciller. D’ailleurs, il porta son attention sur elle. Il aurait voulu un instant la voir partager son euphorie, la savoir heureuse d’exister, de se sentir vivante, triomphante face à la mort. Mais il ne la trouva que perturbé, affairé sur le pont au milieu de dizaine de pigeon, consignant avec une plume hâtive des notes dans un carnet déjà bien rempli et usé par le temps. Soucieux de la faire rire, Elwant se rapprocha.

— Il faut faire attention, à force de froncer les sourcils de cette manière, vous allez rester coincer, tenta-t-il de plaisanter.

 Leudel leva un visage circonspect sur son interlocuteur. Sa main continuait de courir sur le parchemin, notant ses mots indéchiffrables pour n’importe qui d’autres. Ses lèvres n’avaient pas daigné seulement esquisser un brouillon de sourire. Mal à l’aise quant à son échec, Elwant balbutia.

— C’était, hm, une blague.

— Vous êtes meilleurs avec les idées qu’avec les mots, j’en ai peur.

— Oh, oui… les mots sont une frontière qui m’a toujours été hermétique.

 Leudel le regarda, interdite, puis reporta son attention sur son carnet. Arrachant une note des pattes d’un pigeon qu’elle reporta à nouveau activement.

— Qu’est-ce que vous faites ?

— Je reporte le nom des morts, répondit l’espionne.

— Je vous demande pardon ?

— La prise d’Ishar a fait neuf mille morts. Et si la secte se réjouit de la brutalité de la guerre, ce n’est pas mon cas. Le meurtre peut être utile, voire nécessaire, mais il n’est jamais gratuit.

— Et donc vous payez le prix en narrant leur nom dans ce carnet.

 Leudel regarda Elwant avec un nouveau regard, plein d’un mépris suffisant à l’encontre de l’incompréhension de l’universitaire. Elle semblait meurtrie en plein cœur, comme attaqué sur sa foi profonde, sur une de ses croyances fondatrices.

— Dites-moi Elwant, quel est le sens de la vie ?

— Le sens de la vie ? Tenter d’être heureux, je suppose.

— C’est une réponse absurde, si nous devions avoir comme finalité le bonheur, nous nagerions tous dans un océan d’ivresse, de sexe et de drogue en permanence, nous consommerions sans cesse de quoi alimenter une vie exempte de tristesse.

— On pourrait vous rétorquer que le bonheur total et permanant par un apport extérieur ne pourrait qu’engendrer une frustration insatiable et donc, conduire au malheur, sourit Elwant.

— C’est vrai. Mais ça ne répond pas à ma question, rétorqua Leudel avant de ménager un silence. La réponse est dans la question en fait, nous cherchons un sens à nos vies, une cause, un but qui nous permet d’être fier d’hier et désireux de voir demain. Vous travaillez pour la connaissance, Fredel, malgré tout le mépris que j’ai pour lui défini sa foi comme cause supérieur et souhaite l’étendre au monde. Le sens de la vie n’existe que pour l’individu qui le trouve sans le chercher.

— C’est une réponse élégante, mais je ne suis pas sûr de comprendre là où vous souhaitez m’emmener.

— Déjà, tutoie-moi, on va massacrer des gens ensemble, autant être proche avant. Ensuite c’est assez évident non ?

 Elle désigna son carnet, point de départ de la conversation, mais Elwant ne fit toujours pas le lien, l’esprit peut-être trop embrouillé pour comprendre où elle voulait en venir.

— Neuf mille morts. Il y avait certes quelques cultistes dedans, mais ses neuf mille âmes s’étaient trouvé un sens. Nous avons peut-être tué celui qui aurait pu être le plus grand poète de sa génération, il y avait peut-être parmi les morts un génie capable d’inventer de quoi nous libérer des pigeons voyageurs. Nous sommes coupables d’avoir mis un terme à ce qui aurait pu être. C’est la moindre des choses que de transcrire le nom de ses morts. Leur trouver un nouveau sens dans ld départ. Lorsqu’on racontera cette histoire aux générations futures, lorsque les enfants pleureront devant la légende de Kelde et souhaiteront jouer à être Ragne. Il ne devra pas y avoir que Ragne, Karoozis et Leudel en héros vainqueur de ce qui aurait pu être la fin des temps. Non, il devra y avoir leur nom dans la légende. Il devra y avoir Oyri Kin qui était blanchisseuse, il devra y avoir Lipton Es qui était acteur, Neym Al qui était tanneur, Jimmy Feist qui était un vagabond.

— Nous sommes coupable de détruire ce qui ne sera jamais, répéta Elwant incrédule… c’est brillant…

— Je suis heureuse que vous le preniez ainsi, rétorqua Leudel, glaçante.

— Non, mais je comprends ton but et je saurais même te le magnifier, mais…

— Le magnifier ? L’interrompit l’espionne.

— Oui, j’ai parmi mes amis sur l’Archipel un sculpteur d’exception, il suffira de lui demander de créer un monument, là-bas, le jour des étoiles noires, avec le nom, tous les noms de ceux qui auraient pu être.


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