Chapitre second. Partie V

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 Le port se dessinait enfin à l’horizon. Elwant pouvait sentir la capitale d’ici. Nuse bordait la mer et avait pour particularité de dégorger le cuir. Tout empestait ce travail ingrat et des particules de chair se mélangeaient à la crasse pour offrir la fragrance âcre et suintante de l’homme domestiquant le monde. La ville puait. Elle ressassait sa merde comme des subsides de ce qu’elle expirait. Pourtant, malgré l’odeur agressive, Elwant se sentait de retour chez lui. Comme un enfant retrouvant le foyer, il n’avait que tendresse pour ces pierres où il s’était bâti. La chair avait ceci face au mortier, elle était édifice vivant forgé par le temps.

 Elwant n’avait pas de souvenir de son enfance. Orphelin, il avait été élevé comme pupille de la nation lui avait-on dit. Puis un jour, lors d’un cours d’escrime, une botte violente l’avait projeté contre un mur. Il s’était extirpé du coma avec un amour farouche du pacifisme ainsi que sans plus un souvenir. Aussi, pour lui, il était né dans la ville, accouché par ces pavés, bercé par ces murs. Retrouver Nuse, la capitale de l’Archipel, c’était rentrer chez sa mère, le lien était organique. Devenir ambassadeur pour représenter ce pays, sa ville-monde, ce n’était qu’une conclusion logique de sa vie sans passé. Jeune adulte, il se souvenait qu’on le surnommait l’adopté des pierres, et il rentrait enfin chez lui. Quelque part, il aurait aimé pouvoir hurler au port qu’il était de retour, se précipiter dans cette ruelle comme un gamin entre les bras de sa mère. Mais l’amour qu’il ressentait était diffus, tacite, il rougeoyait telle une chaude bienveillance. Et Nuse le reconnaitrait, son pas avait toujours cette rythmique balourde de ceux qui sont encombrés par leur cerveau, de ceux qui sont empêtrés dans un corps trop grand, trop incontrôlable pour eux. Il n’avait foncièrement pas changé, il avait toujours connu dans le miroir ce regard d’un temps trop vieux, comme héritier d’un âge ancien. Il avait toujours ce corps qui semblait s’être figé à trente ans. Une anomalie qui se rattraperait l’avait rassuré son ami médecin Eliadis.

 Elwant sortit de sa rêverie, portant son regard sur Leudel qui travaillait non loin. Durant tout le trajet, il ne l’avait vu que s’affairer, toujours entre note et projet. Elle avait blanchi le pont du bateau à la craie pour y élaborer mille notes. Ils n’avaient que peu parlé. Lui était trop hanté par le mot que lui avait laissé Ragne, elle occupé par le futur. Et alors que le voyage touchait à sa fin, Elwant était déterminé à enfin avoir cette discussion. Il sortit le papier énigmatique laissé par Ragne et le défroissa, dessus était inscrit en une calligraphie hâtive. « Trouvez Péose et trois parmi eux : Ninanv, Silenuse, Etry, Altji, Oac, Ignas, Cyma. ». Tous étaient des immortels, tous étaient morts sans que l’on sache où ils étaient enterrés. Il avait parfois entendu parler d’ami à l’université qui passait une vie à chercher le tombeau d’un de ces géants des anciens temps. La chasse était longue et rarement fructueuse. Il se retourna ainsi vers Leudel, mais avant qu’il puisse seulement parler, elle engagea la conversation.

— Je suis heureuse de retrouver Nuse, c’est une belle ville, j’en avais gardé un bon souvenir la dernière fois.

 Interdit, Elwant observa son interlocutrice, il était facile pour un citoyen d’aller et de venir à l’intérieur et au-delà des frontières de l’Archipel, mais l’île était complexe sinon presqu’impossible à approcher pour des étrangers.

— Vous êtes déjà venu ?

— En tant que clandestine, bien sûr. On avait soudoyé un contrebandier notoire, je ne me souviens plus de son nom… il avait été pendu un mois après.

— Pendu ? Mais pourquoi donc ?

— C’était il y a vingt ans…

— Lors de la peste rouge, comprit Elwant.

— Le gaillard s’était cru habile d’affirmer posséder dans sa cale suffisamment de nourriture pour un quartier entier de la ville. Lorsque la pénurie a été trop importante, le maire a fait saisir son bateau. C’est amusant comme la notion de propriété est facilement oubliable lorsqu’une partie de la population a faim et que l’autre moitié crève.

— L’enrichissement d’un seul homme ne peut pas se négocier sur la base de la misère du monde, s’étouffa Elwant de colère.

 Il se souvenait de la peste rouge. Elle avait ravagé l’ile en quelque semaines, personne n’avait jamais su les causes de son épidémie. Un quart de la population en était mort, les symptômes étaient spectaculaires et présageaient une agonie longue. Le premier prodrome était l’éclatement des vaisseaux sanguin de l’œil. Injecté de sang, l’iris se teintait d’un vermeil sinistre. Puis, les veines gonflaient, le sang se densifiait, s’espaçait, chaque plaie était définitive, impossible à suturer, le cruor n’arrivait plus à se former. Et le malade voyait ainsi son énergie disparaitre, chaque geste devenait impossible à réaliser tant le fluide était épais. Alors le gonflement des veines se prolongeait en œdème immonde qui après avoir gonflé, explosait. Alors seulement, alors que le malade était devenu infirme, incapable de bouger, digérer, communiquer, la mort venait le cueillir.

— Surtout sur cette misère-là, reprit Elwant, déglutissant.

— Ce n’est pas son avidité qui l’a tué, il n’y avait pas de nourriture dans sa cale, simplement un peu de drogue, quelques femmes enfants dont les parents venaient de mourir de la peste rouge ainsi qu’un flacon qu’on avait oublié, Varzek et moi. Malheureusement c’est notre négligence qui a causé sa perte. Avec le flacon, les alchimistes ont pu créer un antidote rapidement. Kelde était furieuse, j’ai été condamné pendant plusieurs mois à divertir ses gardes.

 Elwant était resté bouche bée durant le court aveu.

— C’est vous qui avez rependu la peste rouge…

— Une des causes de mes nombreuses insomnies, j’en ai peur, répondit impassible Leudel.

 L’ambassadeur resta ainsi interdit, ne sachant comment réagir. Cette tragédie avait coûté la vie à tant de gens qu’il connaissait, et il apprenait soudain que l’origine était humaine, pire encore, qu’il éprouvait de la sympathie pour l’un de ces actrices principales. Il lui semblait soudain que son estomac avait la masse de la lune, que tout menaçait de cesser, c’était une farce, une immense farce.

— Je… euh… pourquoi ?

 La question était ridicule, il se maudit pour ça. Pourquoi ?! Pourquoi choisit-on de ter, pour mille raisons sans qu’une seule ne soit jamais valable ! Pourquoi participer à la mort de masse, pour la survie d’autre que l’on estime plus digne. Mais alors qu’il réalisait ceci, il comprit que lui aussi participait à une telle entreprise, qu’il ne défendait pas ici une nation, une religion ou une race, mais ceux qui aurait la chance de survivre. Ragne avait fait de sa guerre pour la survie du monde une sinistre loterie, une sélection eugénique de l’homme avec comme unique et principal critère la chance. Et au final, la peste rouge reprenait le même schéma. Il n’en était pas mort par chance, parce qu’il n’était jamais tombé malade ni de ça ni d’autre chose.

— Parce que Kelde voulait affaiblir l’Archipel, elle aurait aimé vous ressortir la maladie tous les siècles, massacrer la moitié de la population sans perdre un homme. Malheureusement pour elle, mon erreur a permis de faire un antidote. Et j’ai pris soin de briser le reste de ses créations avant de m’enfuir. Une maladie ne se trouve pas en une année, il lui faut des décennies pour la former et l’inculquer. Elle n’aura pas d’arme chimique dans cette guerre.

— Vous avait travaillé pour Kelde, répéta Elwant incrédule.

— C’est elle qui m’a créée. Paradoxalement, sans elle, je ne me tiendrai pas à vos côtés pour sauver le monde.

— Créée ?

— Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, j’ai une queue de chat. Comme les humains ne naissent pas dans les choux (et si vous n’étiez pas au courant, je vous renvoie à votre mère) les hybrides n’existent pas à l’état naturel. Elle a pris une humaine, l’a mélangé à un chat sauvage et en a fait une arme. Une arme qui a tué un flot de gens plus conséquent que toutes les guerres des dix dernières années.

 Elwant ne répondit pas, il ne voulait pas, ne pouvait pas peut être. Il était partagé entre la nausée et la compassion. Parce qu’il n’arrivait pas à formuler des griefs contre Leudel, parce qu’elle a saisi son choix malgré tout, tard sans doute en rejoignant Ragne, mais elle avait réussi à s’opposer. Elle s’était érigée malgré tout contre la main qui lui avait montré ce qui était bien, ce qui était mal. Et au fond de lui, il ne savait pas si lui aurait réussi, ni si le passé d’un être devait régir son présent aux yeux du monde.

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