Chapitre Second, Partie IV, Bis

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 Les deux hommes se turent à nouveau. Laissant leur regard parcourir le paysage, en recherche d’une menace hypothétique, d’un danger soudain qui forcerait l’esprit à se ressaisir et l’entrainement à prendre le dessus. Mais seuls les nuages leur répondaient de leur noire présence.

— Dis-moi Karoozis, qu’est-ce qu’on fera après ?

— Après ? Comme toujours, on prendra les armes pour tailler un royaume à quelqu’un en échange de femmes et de vin. Nous ne sommes bons qu’à ça.

— La guerre… encore et toujours la guerre. Tu ne penses pas que le monde aura besoin de paix. Il sera passé d’une tyrannie religieuse à… une apocalypse.

 Karoozis lorgna vers Ruhad, cherchant dans le regard de son ami un indice sur la formation de sa pensée. Une intuition le frappa devant la nostalgie qui s’était imprégnée dans son iris.

— Le vieux rêve de la ferme ? Le guerrier qui a vu trop de sang et tente de se racheter une conscience en bêchant la terre et en cultivant des tomates…

— Ca ne peut pas être si terrible, plein de gens sont heureux ainsi.

— Ils vivent trente ans ! s’exclama le géant, trente ans ! Ils ne savent pas ce que signifie le mot bonheur, pas plus qu’il ne comprenne le mot orgasme, hygiène ou même élégance. C’est des singes qui parlent c’est tout.

— Mais je ne voudrais plus tuer… je voudrais m’assoir quelque part et me dire « ici, c’est chez moi » et bâtir. On n’a fait quoi de nos siècles ?

— On a fait tout ce qui était en notre pouvoir pour protéger des singes qui parlent, grommela Karoozis.

— Et à part des noms dans des codex qui parlent de guerres oubliées de tout le monde, même de nous… qu’est-ce qu’on a laissé. Dit-moi vieux frère, cite-moi une seule chose qui est toujours là aujourd’hui grâce à nous.

 Karoozis ne répondit pas, il n’y avait rien à répondre. Le clan n’avait jamais eu l’ambition de construire une ville qui résisterait au temps. Pas plus qu’il n’avait offert le tribut d’une recherche scientifique ou de créations artistiques. Ils avaient stagné, ils étaient restés ce peuple de barbares nomades.

— Lorsqu’on aura défait Kelde… Nous prendrons son château et nous en feront un lieu florissant. Ceux qui voudront continuer la lutte garderont ainsi les steppes du nord, les autres auront une cité à rêver. Nous aurons tout.

 Ruhad sourit, le chagrin comme la colère s’était dissipé, il ne restait plus que la sourde douleur de l’absence désormais éternelle de l’autre. Une douleur qui ne serait jamais cicatrisable. D’un geste, il invita Karoozis à le suivre, les deux quittèrent ainsi leur promontoire pour rejoindre le camp. La troupe n’avait pas attendu les indications de leur chef pour inviter Donik à conjurer la météo. Au milieu des odeurs de lapins que les collets avaient attrapés et qui cuisaient dans des mottes de terres ouvragées à la hâte, le chaman se dodelinait, marmonnant des mots d’un autre temps. Il n’y avait aucun effet visible et la pluie même commençait à tomber, elle aurait menacé les feux s’ils n’avaient pas été placés sous des abris de pierres. Pourtant, malgré cet aveu d’échec, Karoozis se souvint pourquoi il n’avait pas interdit ces pratiques. Ici, perdu au milieu du monde, amputé de la chair de sa chair, battu par le vent et la pluie, promis à des semaines de massacres, il y avait dans cette danse comme la promesse d’une douceur. Le colosse lentement se sentait plus calme. Il ferma les yeux, se laissant bercer par ce baume imprévu mais tant bienvenu.


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