La cuisine est bien rangée dans son ensemble et assez propre, sauf le comptoir où une pile de vaisselle s’accumule. La pièce est assez basique, avec sa table munie de banc en son centre. Kenji presse des oranges à la main dans une carafe en verre équipée d’un tamis. Le temps ne s'arrête pas de défiler inexorablement, minute par minute la journée avance doucement. Mon ERA descend à chaque déplacement involontaire, plus que 963/999. Kenji s’exprime soudain d’une voix ferme.

« Bon ! Il y a assez de jus d’orange et l’eau est bien assez chaude. »

L’arôme du café fraîchement moulu envahit la cuisine, tandis qu'il fouille parmi les épices présentes sur le comptoir. Ses pensées restent calmes.

(Voyons, où est-ce que j’ai mis le sucre ?)

Les firins virevoltent à l’extérieur et leur mélodie est apaisante. Dans la vasque qui sert d’évier, les aquinas bougent en rythme comme une danse synchronisée avec des clapotis rapides. Kenji continue de penser calmement.

(Bizarre… J’étais sûr de l’avoir mis ici ?)

D’un léger murmure, il soupire quelques mots.

{Émilie aurait été furieuse de voir un tel bazar.}

Kenji observe le comptoir où sont rangés divers aliments secs, alors que ses pensées s’enchaînent.

(Au moins, je sais que Mizuki a encore essayé de cuisiner, c’est bien, mais elle en a mis partout.)

Soudain, Kenji attrape un sachet au fond et s'exclame.

« Ah, ben le voilà ! Bon, je ferais mieux de ranger tout ça. »

Voilà que les sens de Kenji laissent place à ceux de Linda

*** *** ***

Encore plusieurs minutes sont passées, un point de moins sur mon ERA. Pourquoi suis-je autant attentif à cela ? Serait-ce de la peur, alors que je n'ai pas d'émotions ? Linda écrit sur les aquinas cette fois, toujours avec cette même prose lyrique.

/Aquinia est ton nom scientifique, mais tout le monde t’appelle aquina. Tu es un petit poisson translucide, allongé sur trois centimètres. Ta peau visqueuse contient une belle chair rose, où circule un liquide blanc qui filtre ta nourriture que je vais citer : particules fines, bactéries toxiques, corps étrangers./

Encore une fois, cette espèce n’existe pas sur Terre, mais dans ce monde elle est très présente. J’en ai vus dans les chambres de Mizuki et de Michel, dans la cuisine où est Kenji, entendus dans le ruisseau de la forêt où est Shana. Il me semble qu’ils ont un lien avec les daphnies et les Turritopsis dohrnii. Au moins sur le plan génétique, mais ma mémoire reste confuse sur cela.

/Cependant, ce n’est pas fini ! Ton regard globuleux, est multidirectionnel. Tes multiples nageoires, te rendent si rapide, que personne ne pourra jamais t’attraper ! Il me faut compléter que tu es présent dans toutes les surfaces aquatiques de la planète. Même si tu ne vis qu’une journée, c’est par division cellulaire, que tu te reproduis pour compenser. Tu cohabites pacifiquement avec tout le monde en maintenant l’eau à la parfaite température. C’est toujours très agréable de te côtoyer./

Le texte de Linda est très beau, mais pourquoi est-ce que je pense à l’écologie ? Les observateurs sont normalement neutres, quelque chose ne va pas dans ma conception. Je dois rapidement comprendre le problème et le résoudre. Linda, passe une mèche de cheveux derrière son oreille, puis se lève calmement alors que ses pensées prennent le pas sur les miennes une nouvelle fois.

(Il faut que j’aille réveiller Noémie, sinon elle va encore être en retard !)

Les sens de Linda s’effacent, et c’est cette fois ceux d’Henri qui guident mes perceptions.