57. La folie du désespoir

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Ysée

Je n’ai pas fermé l'œil de la nuit, tournant et me retournant dans mon lit sans cesse en pensant à mon frère et à ce qui a pu lui arriver. Où est-il ? Est-il seulement encore vivant ? Il faut qu’il le soit. Il n’a pas le droit de partir comme ça ! Il a promis qu’il serait tout le temps là pour moi et il faut qu’il tienne sa parole. C’est fou comme tout cela me fait mal au cœur. Je regarde mon réveil et constate qu’il n’est même pas encore six heures du matin. C’est horrible ce sentiment d’impuissance face à cette absence que je ne veux pas accepter. Daryl est mon petit frère et j’ai besoin de lui dans ma vie.

Consciente que je ne vais pas trouver le sommeil, je me lève et vais prendre une rapide douche. J’ai une impression de déconnexion avec la réalité qui ne s’arrête que lorsque je me poste devant le miroir dans ma salle de bain. Je me confronte à un fantôme. J’ai des cernes jusqu’en bas des joues et l’impression que mon regard est vide et sans expression. Ce n’est pas possible, ce n’est pas moi, ça. Elle est passée où la femme qui s’est engagée avant même sa majorité ? Elle est où celle qui s’est battue aux côtés de la Gitane sans s’occuper des menaces du Gouvernement de l’époque ? Elle est où la petite jeune qui a exigé de pouvoir s’engager dans le Gouvernement mis en place après la révolution et réussi à obtenir sa place ?

Toutes ces pensées qui me traversent l’esprit sont comme un coup de fouet et je retrouve une énergie qui avait disparu depuis la terrible annonce de la disparition de mon frère. Daryl est vivant, j’en suis convaincue et, comme c’est déjà arrivé par le passé, il a besoin de moi ! Il faut que je me batte pour lui et que je mette tout en œuvre pour le retrouver. Il faut que j’aille à son secours et que je m’assure que personne ne l’abandonne. Je ne dois pas me laisser aller au chagrin ou au désespoir, il faut que je combatte et que je reste debout.

Poussée par cette nouvelle impulsion, j’enfile rapidement un pantalon et une chemise et je surprends le garde qui est affecté à ma surveillance en ouvrant en grand la porte de mon appartement. Il m’arrête en m’attrapant par la manche alors que je commence à courir dans le couloir.

— Madame ! Que se passe-t-il ? me demande-t-il en pointant son fusil vers mon domicile.

— Non, non, tout va bien. J’ai une urgence à voir avec la Présidente.

Je ne m’attarde pas et file vers l’aile de la Présidente, mais je me retrouve bloquée devant la porte principale par deux gardes qui ne veulent rien entendre et qui me disent que Marina a donné l’ordre de ne pas être dérangée par qui que ce soit.

— Je m’en fous de ses ordres ! Je vous préviens, si vous ne me laissez pas la voir immédiatement, je ferai tout pour que vous finissiez votre carrière comme contrôleurs des toilettes dans une gare pourrie au milieu de la forêt silvanienne ! Je veux voir Marina ! Maintenant !

Je m’énerve et leur crie dessus mais ils restent impassibles et calmes. Leur refus de me laisser passer m’exaspère et je suis prête à leur taper dessus quand la porte s’ouvre enfin.

— Ah, Tybalt ! Vous allez pouvoir m’aider ! Je peux entrer ? Il faut que je puisse parler à Marina immédiatement ! Dites-leur de me laisser passer !

L’assistant de Marina me regarde de haut en bas, avec dédain, comme s’il était dégoûté par le spectacle que je lui offre.

— Marina a demandé à ne pas être dérangée, ce n’est pas pour rien, Madame la Ministre, soupire-t-il en me lançant un regard peu amène.

— Il faut que je lui parle ! Elle doit envoyer des troupes à l’Est pour aller chercher les disparus ! Mon frère en fait partie, Tybalt ! Elle doit faire quelque chose !

— Ecoutez, Ysée, je comprends que la situation soit compliquée à vivre pour vous, mais… La Gitane sait ce qu’elle fait, faites lui confiance.

— Et elle fait quoi, là ? Rien ! On a des soldats qui meurent et d’autres qui disparaissent, et nous, on attend tranquillement à la capitale. Tybalt, je vous jure que si vous ne me laissez pas lui parler pour tenter de la convaincre, je vais transformer le reste de votre existence en un enfer comme vous n’avez jamais connu ! Putain, je ne demande pas grand-chose, juste parler à la Présidente !

Encore une fois, Tybalt me jette un regard dédaigneux et méprisant. L’expression noire qu’il me jette me laisse de marbre.

— Que savez vous de ce que prévoit la Présidente, au juste ? Vos petites menaces ne me font pas peur. Comme d’habitude, vous avez la langue bien pendue, Ysée, mais on ne parle pas de l’organisation d’un concert, là. C’est une guerre qui peut se déclencher, alors vous devriez retourner dans votre bureau et chercher le prochain groupe qui acceptera de venir chanter ici plutôt que de vous préoccuper du front.

Non mais, il est sérieux, lui ? Il se permet encore de me rabaisser ? Mais il ne sait pas à qui il a affaire ! Je profite qu’il me tourne le dos pour que les gardes puissent me refermer la porte au nez et m’engouffre derrière lui. Je le bouscule et me précipite dans les appartements privés de Marina, poursuivie par les gardes qui ont trop tardé à réagir pour m’empêcher d'ouvrir la porte du salon où Marina est en train d’étudier une carte de la Silvanie avec le Commandant, son compagnon. Je m’arrête, pantelante alors qu’elle se retourne tranquillement, pas du tout déstabilisée par mon arrivée soudaine dans la pièce. Je crois même qu’elle est amusée de me voir débarquer ainsi.

— Marina, il faut que je te parle. S’il te plaît…

J’ai horreur du ton suppliant que je prends et de l’image que je donne, mais en même temps, j’ai tellement besoin de la voir entreprendre quelque chose pour sauver Daryl que je me moque de ce qu’elle peut penser. Derrière moi, Tybalt et les gardes se sont arrêtés et tout le monde attend de voir ce que la Présidente va faire de moi pour agir.

— Installe-toi, Ysée. Quant à vous, lance-t-elle aux trois autres, j’espère que vous seriez plus efficaces avec un homme armé. Je pense que vous allez faire un petit stage de remise à niveau avec le Lieutenant Snow sous peu.

— Mais Marina, commence Tybalt avant de se taire devant l’air froid qu’elle lui renvoie et le petit geste qu’elle fait pour qu’ils s’éloignent et nous laissent tranquilles.

— Désolée, Marina, je…

Et là, je m’effondre en pleurs, incapable de continuer. La fatigue de la nuit blanche, l’inquiétude face à la disparition, la souffrance de mon impuissance, tout s’additionne et me fait craquer. Marina vient me rejoindre et me serre dans ses bras alors que le Commandant, sûrement un peu gêné par ces effusions, sort de la pièce et referme les portes derrière lui.

— Marina, il faut faire quelque chose. Daryl fait partie des disparus et… C’est mon petit frère, tu comprends ? demandé-je, en essayant de retrouver un peu de contenance.

— Bien sûr que je comprends, Ysée. Les hommes sur place sont vigilants et partis à la recherche d’informations.

— Mais il faut envoyer des renforts ! Des troupes ! Ça ne suffit pas de juste prendre des renseignements, Marina ! Plus on attend, plus on risque de ne jamais le revoir !

— Et je fais ça comment, Ysée ? Je déplace une troupe installée aux abords d’un village menacé par les rebelles, peut-être ? On ne peut pas se permettre ce genre de choses, nous n’avons pas assez d’effectifs pour tout faire. Daryl est un grand garçon, je suis sûre qu’il est capable de s’en sortir, avec ses camarades.

— Marina, tu te souviens quand on vivait dans le camp et que tu disais que toutes les vies sont importantes et qu’il faut tout faire pour préserver chacun ? Comment tu peux renier ce principe ? On ne peut pas l’abandonner.

Je me suis redressée, exaspérée par l’attitude de ma dirigeante qui semble s’enfoncer dans la compromission à force de faire des compromis.

— Ysée, tu te souviens que j’ai abandonné mes enfants pendant plus de vingt ans pour la cause ? Toutes les vies sont importantes, oui, mais le plus important, c’est la cause. Ton frère savait dans quoi il s’engageait. On n’abandonne pas les nôtres, mais on ne peut pas mettre en danger tout un bataillon pour sauver trois personnes non plus…

— Tu veux dire que si c’était Arthur qui était concerné, tu ne ferais rien ? Que tu le laisserais mourir sans te préoccuper de son sort ? J’en reviens pas, là. Donc, tout ce que tu me conseilles, c’est de fermer ma gueule et de prier pour qu’un miracle arrive ?

— Si c’était Arthur, je prierais pour que Julia désobéisse à mes ordres, mais en tant que Présidente… Je ne pourrais pas laisser penser que je privilégie ma famille. Comme dans ce cas, je ne peux pas faire différemment de d’habitude et tu le sais, Ysée.

— Oui, tu vieillis, Marina. Tu as perdu ce qui faisait que les gens croient en toi. Tu me déçois et franchement, je m’attendais à autre chose. Mais là, je comprends que tu as perdu la foi. Écœurant.

Je constate que je la blesse avec mes mots mais je m’en fous. Elle n’est pas prête à m’aider et c’est tout ce que j’ai en tête. Je me retourne et me précipite hors de son appartement, sans vraiment savoir où je vais. Je passe à côté du commandant qui se contente de lever les sourcils alors que je cours, pleine de rage. Tybalt me jette un regard satisfait quand il me voit m’enfuir ainsi mais je l’ignore. Je n’ai pas réussi et cet échec est en train de me dévaster. Et c’est alors que je cours dans le hall, en larmes et sans regarder autour de moi, que je butte contre quelqu’un. Dans ma précipitation et mon énervement, je n’ai pas fait attention et je me retrouve à terre, en train de surplomber nul autre que Mathias qui semble aussi surpris que moi de se retrouver dans une telle position. Je me relève et cherche à poursuivre ma fuite, mais il me retient par le bras alors que Julia m’attrape aussi par la main.

— Hé, Ysée, où tu vas comme ça ? m’interroge Mathias d’une voix étonnamment douce en posant sa main libre sur ma nuque.

— Laisse-moi, Mathias. Je n’ai pas le cœur à me disputer encore une fois. Pas maintenant…

— J’ai l’air d’avoir envie de ça ? soupire-t-il. Qu’est-ce qui t’arrive, Ysée ? Enfin, je… On a appris pour ton frère, j’imagine que c’est la raison de ces larmes ? Comment tu te sens ?

— Je ne pleure pas ! lancé-je contre toute apparence. Je… Il faut que je fasse quelque chose. Marina ne veut pas bouger et moi, je ne peux pas abandonner Daryl comme ça. C’est pas possible…

— Marina pense Silvanie, pas famille, intervient Julia. C’est… Marina, quoi.

— Ne me mords pas, Madame la Ministre, mais je crois que tu as besoin d’un petit câlin pour relâcher les nerfs, me surprend Mathias en m’attirant contre lui.

Je ne sais pas si c’est le ton qu’il emploie, chaleureux et réconfortant, ou la sensation de protection que je ressens avec ses bras autour de moi, mais je me laisse faire alors que oui, j’ai envie de le mordre. Oui, j’ai envie de lui crier dessus, mais aucun son ne sort de ma bouche. Je me contente de me réfugier contre son torse et reste ainsi pendant un moment où le temps semble s’être arrêté. Je ne vois plus rien, les yeux embués de larmes, je ne ressens plus rien que ses caresses sur mon corps pressé contre le sien. Je n’entends plus rien à part ses mots dont je ne comprends pas le sens mais qui parviennent à pénétrer ma carapace et à me détendre petit à petit. Je ne sais pas comment il fait, mais cette étreinte me fait un bien fou et parvient à me calmer.

— Merci, Mathias, soufflé-je avant de me dégager de son étreinte et de reprendre ma fuite vers mes appartements.

Je cours, mais ce n’est plus par désespoir. Je m’enfuis, mais ce n’est plus parce que je pense que tout le monde a abandonné. Je m’échappe, mais c’est parce que j’ai peur de ce que j’ai pu ressentir ainsi lovée contre lui. Je ne veux pas dépendre de quelqu’un pour me sentir bien, quelles que soient les circonstances. Et là, ce câlin m’a fait trop de bien. J’ai vraiment eu l’impression d’être comprise et aidée et cette étreinte me redonne de l’énergie. Je sais désormais que je vais trouver le moyen de venir en aide à mon frère. Mais comment est-ce possible d’être touchée par une telle magie de la part de cet homme ? Pourquoi est-ce qu’un simple câlin a autant de pouvoir ?

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