92. La ministre dans la tête

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Mathias

— Mathias Pierre Alexandre Snow, est-ce que tu te fiches de moi ?

Ma mère dépose bruyamment la tasse devant moi et se laisse tomber sur sa chaise, à mi-chemin entre colère et résignation. Si jusqu’à ce que je débarque devant sa porte, j’avais hâte de la retrouver, j’avais presque oublié son habileté à me tirer les vers du nez. Et lui apprendre que je m’étais de nouveau retrouvé sous le feu ennemi n’était clairement pas une bonne idée.

— Je suis là, Maman, je vais bien, tu vois ? Arrête de te faire du souci, tu veux ?

— C’est ça. Et tu t’es encore pris une balle ? Est-ce que tu as une nouvelle cicatrice ? Qu’est-ce qui t’a pris d’y aller ? C’est Julia qui t’y as obligé ?

— Mais non, M’man, arrête, soupiré-je en nous servant le café. Elle ne m’a obligé à rien, et… j’ai aimé retourner sur le terrain. Tu me connais.

Elle marmonne en m’abandonnant dans la salle pour regagner la cuisine, et je me passe la main sur le visage, las. Oui, j’ai aimé ça, comme j’ai aimé être en Silvanie. Je suis rentré hier à Paris et la ville m’étouffe déjà. Ou alors c’est de retrouver mon appartement, son silence et mes petites habitudes qui me gêne. En vérité, j’ai l’impression d’avoir lâché un morceau de ma famille là-bas, et l’idée de ne pas revoir les Zrinkak au détour d’un couloir, de ne pas me faire inviter à manger, de ne pas avoir rendez-vous au bar de l’hôtel avec les gars, me fait me sentir carrément seul.

— Tu aurais quand même pu me prévenir que c’était une mission de guerre, Mathias.

Ma mère dépose une part de tarte au citron devant moi en se réinstallant à sa place. Je sais que je lui ai déjà causé nombre d’inquiétudes et de cheveux blancs, dans ma vie, et qu’elle n’a jamais accepté que je fasse l’armée, mais elle ne me l’a jamais reproché. Et j’ai tout fait pour lui épargner les pires détails de mes missions. Avec Julia, nous avons pris l’habitude d’aller chez nos parents respectifs ensemble pour raconter des anecdotes de nos missions, toujours légères voire amusantes, histoire de dédramatiser nos OPEX. Ça n’a jamais fonctionné avec son père, mais nos mères semblaient rassurées, même si persistait le stress de la mission suivante.

— Pour te stresser davantage ? Hors de question. Bref, c’est fini, M’man, je vais bien et je suis content d’être de retour ! Comment tu vas, toi ?

— Bien, bien, sourit-elle en détournant le regard.

— Bien ? Et, je rêve ou tu rougis ? ris-je.

— Je ne rougis pas ! Je…

Ok, c’est quoi, cette tête ? Je crois n’avoir jamais vu ma mère aussi gênée, sauf peut-être le jour où elle m’a filé un billet pour que j’achète ma première boîte de capotes.

— Qu’est-ce qui se passe, Maman ?

— Tu te rappelles d’André ? Mon… partenaire de danses de salon…

— Oui, je me souviens. Quoi, il est mort ?

— Mais non enfin ! s’écrie-t-elle, outrée. Pourquoi tu as des idées pareilles ?

— Pardon, pardon, mais… Il a quel âge, quatre-vingts ans au moins, non ? Je me rappelle qu’il était bien essoufflé la dernière fois que je suis venu te chercher à ta soirée, alors… Je sais pas…

— Mathias, tu me fatigues, parfois, marmonne ma mère en levant les yeux au ciel. André n’a que deux ans de plus que moi, et… disons que nous sommes devenus plus que des amis.

Je m’étouffe avec mon morceau de tarte et tousse en tentant de retrouver mon air. Nom de Dieu… Je ferme fortement les yeux pour évincer les idées qui me parviennent de ma mère ayant une vie sexuelle.

— D’accord… Eh bien… Heu… bafouillé-je. C’est cool, Maman, tant qu’il te traite bien. Enfin… Il m’a l’air un peu coincé du slip, le vieux Dandy, mais… si tu es heureuse, c’est l’essentiel.

Merde, même ma mère a une vie amoureuse, maintenant. C’est la meilleure, celle-là, elle qui disait qu’elle ne s’emmerderait plus jamais avec un homme !

— Je peux te dire que dans son slip, rien n’est coincé. Et les petites pilules bleues font des miracles ! Je suis heureuse, mon Mathounet.

— Stop, M’man, pousse pas le bouchon non plus, grimacé-je. Je ne te raconte pas mes propres exploits, alors épargne-moi les tiens, pitié.

— Tes exploits ? Ce qui en serait vraiment un, c’est que tu parviennes à garder une femme plus qu’une nuit, mon Chéri.

Evidemment, le visage d’Ysée s’impose à moi. C’est un exploit, nous deux ? C’était pourtant plutôt simple avec elle. Enfin… pas nos interactions, ça c’est clair.

— Figure-toi que je n’ai fréquenté que deux femmes en Silvanie, et pas en même temps, juré.

— Tu as été gravement blessé ? Tu me caches quelque chose, toi !

— Quoi ? Mais non, je n’ai pas été blessé, qu’est-ce que tu racontes ?

— Eh bien, vu le temps que tu es resté, ce n’est pas normal de n’avoir fréquenté que deux femmes. Tu as été malade ?

— Non, ris-je. Je suis tombé sur une nana insupportable avec qui j’ai passé mon temps à me prendre la tête… Et pas que, du coup.

— Et tu ne l’as pas ramenée avec toi ? Tu es bien bête !

— La ramener ? Tu déconnes ! Elle est bien trop attachée à son pays pour ça… À fond derrière la Gitane, prête à tout pour répondre à ses idées loufoques ou presque…

— Oh, je vois. Ce n’est pas grave, va. Beau comme tu es, tu vas vite en retrouver une nouvelle. Prends-en une gentille et qui me donnera plein de petits-enfants ! Il serait temps, à mon âge, d’en avoir, quand même !

Je ne contrôle pas la grimace qui naît sur mes lèvres à l’idée de coucher avec une autre femme qu’Ysée. Putain, je crois que je suis mordu… parce que je n’ai pas du tout envie de fricoter avec une autre. D’autant plus que j’ai la sensation que nos adieux n’ont pas été à la hauteur, comme si elle et moi gardions une certaine distance, une pudeur que nous étions bien loin d’afficher nus l’un contre l’autre.

— C’est pas au programme, pour le moment. J’ai plein de boulot, il faut que je me mette à jour sur les derniers événements couverts et que je vois si tout est prêt pour la suite. On verra plus tard pour le gentil utérus qui t’offrira des petits-enfants, Maman.

— Oui, mon chéri, rien ne presse. Vous, les hommes, même à l’âge mûr, vous pouvez toujours faire de merveilleux papas. Tu veux encore de la tarte ?

— Non, merci, M’man, faut que je file, Flo va m’attendre au bureau.

Je débarrasse la table avant de la prendre dans mes bras et savoure son câlin et cette odeur maternelle que je lui connais depuis aussi loin que je me souvienne, cet effluve de lilas qui me berce depuis toujours.

— Je t’appelle ce soir pour te dire si je suis dispo dimanche midi. Enfin… A moins que tu sois occupée avec le Dandy ?

— Arrête de te moquer de lui, s’il te plait, me réprimande-t-elle doucement. Et bien sûr que l’on pourra se voir dimanche midi. Tu m’as trop manqué !

— Je t’aime, M’man, soufflé-je en déposant un baiser sur son front.

La rue est bondée, le soleil est timide, et ma motivation à aller bosser s’est faite la malle. J’aimerais bien prendre quelques vacances, comme les gars. Jérémy et Sébastien sont déjà en congés, Florent partira dans une semaine, mais de mon côté, si j’ai besoin de repos, je n’ai aucune envie de partir seul. Ou de partir avec ma mère. Je l’adore, mais bon, les vacances avec Maman à mon âge, non merci.

— Alors, les retrouvailles avec ta femme ? demandé-je à Flo en entrant dans la salle de repos du bureau. Chaudes ou glaciales ?

— Eh bien, quand elle m’a vu, elle a oublié qu’elle était fâchée et c’était magique. Tu sais qu’on a une vraie connexion, tous les deux. Mais bon, une fois l’euphorie des retrouvailles retombée, je me suis pris un savon ! dit-il en riant, visiblement satisfait de ces moments avec son épouse.

Je m’oblige à sourire en me demandant comment leur couple a pu survivre à ces éloignements réguliers. C’est vrai, Justine n’a pas tenu plus de deux missions… Elle ne supportait pas la séparation, ou n’acceptait pas que je ne sois pas entièrement concentré sur notre couple. Flo est marié depuis une éternité et sa femme a accepté la situation sans problème, même si c’était compliqué à vivre.

— Tu crois qu’elle va te le faire payer longtemps ? Ou tu vas vivre d’orgies de bouffe et de sexe pendant quelque temps ?

— J’ai dû lui promettre de ne pas repartir en mission à l’étranger mais ça devrait aller. Au pire, si toi tu repars, je gérerai les affaires ici. Je crois qu’il faut que j’arrête de tenter le diable avec elle.

— Tu crois que je dois éviter de débouler chez toi pendant combien de temps pour ne pas avoir droit à la soufflante à mon tour ? ris-je. Je suis sûr qu’elle sera bien moins cool avec moi, alors que si elle se laissait tenter, je la ferais grimper aux rideaux bien plus que toi.

— Eh bien, si c’est comme ça, tu as interdiction d’approcher mon domicile jusqu’à ce que tu sois vieux et ridé, chauve et édenté !

J’éclate de rire et lui frappe l’épaule de mon poing. J’ai beau enchaîner les nanas, jamais je ne me permettrais de toucher la femme d’un autre, encore moins d’un ami. Au pire je dragouille pour le rendre jaloux, et il sait que c’est pour jouer, rien de plus. Et je ne le fais que lorsque je sais que ça ne sera pas mal pris.

— Chauve, ridé et édenté… Putain, ça me fait penser au Dandy qui partage apparemment le lit de ma mère. Elle s’est trouvé un mec, tu te rends compte ?

— Elle est encore bien, ta mère, pour son âge. Cela ne m’étonne pas du tout ! Tu le vis bien ou tu es dégouté de savoir que le Dandy trempe sa nouille dans ta maman ?

— Boucle-la ou tu vas finir édenté plus tôt que prévu, grimacé-je en me frottant les yeux. Putain, tu peux pas parler de ma mère comme ça ou je vais rendre mon déjeuner. Ma mère n’a couché qu’une fois, et je suis né, ok ? Je ne veux rien savoir d’autre !

— Oui, Chef, se marre-t-il. Tu vois, je me défends bien ! Promis, je n’en parle plus sauf si tu recommences avec ton délire de faire monter ma femme aux rideaux !

— C’est pourtant pas l’envie qui me manque, chantonné-je en me levant. Je me demande encore comment elle a pu ne pas craquer pour moi depuis tout ce temps. Allez, au boulot ! On bosse ensemble sur l'événement de vendredi soir, ça te va ? Je te laisse le reste de ton weekend.

— Ça me va. Au moins, ça ne sera pas comme le concert en Silvanie. L’organisateur n’est pas aussi fou qu’Ysée, ça devrait aller !

J’acquiesce en sortant de la pièce et file me réfugier dans mon bureau avant de lâcher un lourd soupir. Bon sang, comme si j’avais besoin qu’il me parle d’elle pour y penser… Et pourquoi est-ce qu’elle ne quitte plus mes pensées ? Nous n’avons jamais vraiment discuté de ce que nous étions, tous les deux, on s’amusait, et j’ai l’impression d’avoir fait un impair en partant de la sorte. Il va vraiment falloir que je me la sorte de la tête.

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