9. Le repaire du Lion

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La salle d’armes constituait l’une des plus belles pièces de la Citadelle. Ses murs de marbre brillants étaient de la meilleure facture, ses boiseries luisantes de vernis des essences les plus nobles. Les moulures au plafond encadraient la pièce d’une frise d’un rouge distingué, décorée de dorures. Ici et là le long des murs étaient accrochés des sabres, des lances, des mousquets et même la cuirasse d’une ancienne armure de guerre appartenant à la famille depuis des générations. Des deux côtés de la salle étaient installés des petits salons accueillants et confortables, d’où les spectateurs pouvaient se désaltérer en admirant les duels qui se jouaient sur la piste d’escrime qui scindait la pièce par le milieu dans la longueur.

La Salle d’Armes de la Citadelle accueillait les meilleurs instructeurs et athlètes parmi les héritiers des grandes maisons dunedoranes. Venaient s’y exercer au maniement du fleuret en dehors de leurs heures de cours théoriques, ces jeunes étudiants bien nés du prestigieux collège Trastonne, école élitiste et très couteuse qui formait l’avenir de l’aristocratie aegerianne. L’établissement comptait quelques centaines d’étudiants triés sur le volet après un concours d’entrée qui déterminait notamment leur classement. La majorité d’entre eux étaient issus de familles aisées qui finançaient elles-mêmes l’essentiel des frais de scolarités de leurs enfants. Les quelques rares autres élèves, issus de milieux plus modestes mais aux résultats académiques tout aussi remarquables, se voyaient attribuer une bourse qui couvrait leurs droits d’inscription et leur internat au sein même du collège. En tant que cadet de la famille, Balian Kaervalmont avait fait de brillantes études à Trastonne, après quoi, ou plutôt contre quoi en plus de son diplôme, le jeune homme obtint le statut de membre honoraire du rectorat. Un titre honorifique, sans fonctions, ce qui lui convenait parfaitement, et qui permettait au nom Kaervalmont de laisser sur l’établissement son empreinte royale.

En tenue complète, assis à ses côtés sur les fauteuils en cuir, Wilmot, les jambes étendues croisées devant lui, enchaînait verre sur verre d’apéritif à base de vin, un large sourire aux lèvres. Guernon, lui, les coudes sur les genoux et les mains jointes sur les lèvres, scrutait les moindres faits qui se déroulaient devant lui sur la piste d’escrime.

Gelleia Pendrow, qu’il courtisait avec persévérance, croisait le fer avec Maddock Caddwell.

« En garde ! »

La fille du conseiller juridique du Roi avait une place de choix parmi les étudiants de Trastonne, et était considérée comme la plus fine lame de la Salle d’Armes de la Citadelle.

« Prêts ? Allez ! »

Svelte et agile, elle s’obstinait à mettre en difficulté son adversaire et aussi binôme de salle d’études, Maddock Caddwell. Le jeune homme était un des boursiers du collège qui se faisait offrir le cursus, le gîte et le couvert dont il avait tant rêvé, il convoitait à présent le premier prix du prochain concours d’escrime, ce qui n’était pas pour plaire à ses camarades. Trastonne mettait en garde les boursiers, dont ils attendaient de meilleurs résultats à tous les niveaux, attirant par la même occasion l’attention des autres élèves sur les raisons et le fondement de leur propre réussite.

« Touche ! »

La tache bleue sur la veste immaculée de Gelleia était sans appel. Lorsque Maddock Caddwell remporta le dernier assaut sous les applaudissements en serrant la main de la jeune femme, Balian Kaervalmont saisit l’occasion de le défier.

« Vous aimez les paris, Monsieur Caddwell ?

- J’imagine que cette invitation en vaut l’honneur et la peine, émanant de vous, Sire.

- En cinq points, cela vous conviendrait ?

- Après vous, Sire. »

La tension montait à mesure que les assauts étaient donnés. Maddock Caddwell ripostait avec de plus en plus de force à chaque coup presque abusif porté par son adversaire, à la limite de ce que le règlement tolérait. Balian Kaervalmont, sous le charme lui aussi de Gelleia, paradait de manière outrepassée contre le boursier qui représentait à ses yeux toute l’antonymie des valeurs qu’il chérissait. Le Maître d’Armes habillé de noir abrégea le combat d’un ton sec, sous les yeux de la jeune femme, excédée.

Les jours passèrent, entre-temps, Balian Kaervalmont s’était excusé pour son comportement indigne auprès de Gelleia et l’avait prié de lui pardonner. Malgré cela, le prince ne pouvait ignorer plus longtemps les épanchements enflés et abondants violacés de sang sur sa peau, aux endroits où le fleuret de Maddock Caddwell l’avait touché.


***


Il faisait nuit noire dans la Citadelle, les galeries étaient désertes, endormies. Mais l'affaire était d'une extrême urgence. Le précepteur Ceionius Bosquelain arpentait le plus discrètement qu'il pouvait les allées du château en dépit de sa boiterie. Il avançait prudemment, la démarche quelque peu laborieuse, recouvert de son capuchon, à la seule lumière d'une lanterne. Il parvint à la bibliothèque royale et y entra.

Il parcourut lentement les grandes allées de livres patinés qui montaient jusqu'au plafond. Ancien libraire, il admirait la beauté et la sagesse séculaire contenue en ces lieux, réputés dans le cercle très fermé des collectionneurs privés. Enfin, il parvint à la Réserve. Les éditions les plus rares, les plus choisies, que des vies entières avaient rassemblé dans cette section, dont il connaissait le catalogue par cœur. Seulement, l'accès n'était réservé qu'au Roi seul ; même la Reine Ossena n'était pas autorisée à y pénétrer sans l'aval de son époux, mais on se doutait bien qu’elle se passerait bien de ce genre de formalités si elle souhaitait s’y rendre. Il était interdit d'entrer sans accord écrit et signé du Lion, mais le précepteur avait besoin de réponses à ses questions. Ceionius ouvrit le loquet de la porte de la Réserve qui claqua bruyamment, puis repoussa les deux battants, mal huilés.

Le précepteur regarda derrière lui, mais ne vit personne. Il marcha donc jusqu'à la rangée des livres racontant l'histoire de la Péninsule d'Aedria. Les anciennes et sombres coutumes dhakaries, la Grande Croisade épique contre les Chimères, l'histoire et le développement économique fulgurant du port de Dunedoran ; il se rapprochait de son objectif. Pour plus de maniabilité, Ceionius posa sa lanterne sur le rebord d'une étagère et retira sa cape. Puis il prit le livre « De la Généalogie des Grandes Maisons d'Aedria » et le consulta nerveusement. Il se rendit à la page de la maison Kaervalmont et lut.


***


Un feu brûlait dans l’âtre de la pièce plongée dans la pénombre. Le Roi Egor Kaervalmont était assis à son bureau dans ses appartements privés, occupé à sa royale besogne. L’homme aux longs cheveux noirs frisottants arborait désormais quelques mèches grises avec l’âge, mais cela n’enlevait rien à sa prestance. La pipe allumée, il lisait un accord douanier cérémonieux et quelque peu ronflant sur les importations de soie négocié avec les Terres Orciennes, que son ministre des Finances lui avait fait porter pour signature.

Par le passé, les Kaervalmont s’étaient attirés les courtoisies du pouvoir en place par leur habileté commerciale puis politique, jusqu’à atteindre les hautes sphères de la Citadelle. Egor Kaervalmont était l’unique représentant de la quatrième génération de sa famille encore en vie à régner sur Aegeria. Il était le seul fils et le second enfant du Roi Averet Kaervalmont après sa sœur Teriani. La pauvre fut hélas emportée par la fièvre dans sa vingtaine, ne laissant ainsi que son frère héritier capable d’engendrer une descendance et d’assurer la pérennité de la lignée.

Egor Kaervalmont, bien que vieillissant, avait cette voix chaleureuse et sincère, mais autoritaire au ton rocailleux. Il était très robuste de nature, étant donné les excès en tout genre qu’il se permettait contre l’avis de son médecin. Charmant, sociable, il n’avait pas reçu dans sa jeunesse de réelle éducation complète hormis celle qu’on lui donna sur les institutions aegeriannes, mais il avait toujours su adapter son discours à ses interlocuteurs en toute circonstance. Cependant, son amour des femmes était grand et la bonne chair lui faisait prendre du poids à ses banquets somptueux et fréquents. Il avait fait d’une catin de Dunedoran sa favorite et vit son mariage arrangé avec Ossena de Casterisey, une fille de nobles juristes de renom, rapidement organisé pour mettre fin à cette amourette sans avenir.

Ossena et lui s’étaient aimés malgré tout, Egor Kaervalmont en était persuadé, et puis la vie leur accorda trois beaux garçons, tous bruns de cheveux et de yeux. Mais depuis, le temps avait passé, ses deux aînés étaient devenus des hommes, le troisième ne serait plus un garçon pour très longtemps, et de l’eau avait coulé sous les ponts, charriant l’histoire et les souvenirs dans son sillage.

C’était sans compter la maladie chronique de Tobias, qui maintenait désormais Ossena en état d’éveil constant. Si les Kaervalmont avaient par le passé misé et assuré leur avenir sur la chance, il semblerait que leurs aubaines passées aient eu raison de l’état de santé du jeune prince héritier.

« Navré de vous importuner, Sire, lui dit son conseiller Aiden Pambroque en s’annonçant. Le moment est venu.

- Un moment, je te prie, Aiden », lui répondit calmement le roi.

Egor Kaervalmont tira une dernière bouffée de fumée de sa pipe, qu’il reposa sur son socle. Puis il se leva de son bureau, le visage grave et suivit son conseiller dans les sous-sols de la Citadelle.


***


Vaulequin occupait la troisième place dans l’ordre de succession au trône d’Aegeria après ses deux frères. Il n’y tenait donc qu’un rôle de représentant, de figuration, et on ne risquait pas de venir le déranger pour davantage. Il avait six ans de moins que Tobias et Balian, ce qui renforçait le détachement qu’il éprouvait pour les affaires de la cour. Bien que nés quasiment à la même heure, Tobias devançait Balian dans la course à la Citadelle. Leurs parents avaient eu beaucoup d’attentes à l’égard de leur premier fils et, malgré son rang de naissance, son cadet avait bien des difficultés à prendre sa suite et à montrer l’exemple. A l’écart du protocole et loin des mondanités, Vaulequin, lui, continuait de profiter des libertés qu’on avait peu accordé à ses frères. Mais les symptômes prolongés de Tobias étaient venus bouleverser l’ordre établi et rabattre les cartes.

Tobias avait toutes les capacités de faire un bon roi, de continuer à mener sa famille et sa nation à la prospérité, mais la maladie gagnait du terrain. Contraint par son statut d’aîné et les institutions, il n’avait malgré cela aucune envie de gouverner, avait-il confié à Vaulequin. Balian, malgré ses écarts, se montrait digne et sincère quand les circonstances l’exigeaient, et savait se mettre en avant pour gagner la faveur de la cour. Ambitieux et avisé, il manquait cependant de patience et de discipline. Il n’était pas toujours fiable, avait avoué Tobias à Vaulequin. Le benjamin de la famille était loin de ces agitations, mais cela ne l’empêchait pas d’être dévoué, de se faire apprécier de ses camarades et de ses enseignants pour son intelligence et sa gentillesse. Pourtant, la soirée qui s’annonçait douce allait être décisive pour chacun d’entre eux.

Balian avait été révoqué sans délai par son père de son poste de membre honoraire du rectorat et sommé de se présenter sur-le-champ dans les appartements privés du Roi.

« Que signifie tout ceci ? avait demandé Balian agacé, sans prendre le temps de le saluer.

- Ton mandat à Trastonne s’achève ici. Dès demain, tu prendras place au Conseil.

Sur cette information, le prince se rapprocha lentement du bureau royal, sur lequel il pouvait voir un feuillet, à l’écriture qu’il ne reconnaissait que trop.

- Ton frère vient d’abdiquer. »

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