17. La saison de la chasse
La cheffe se tenait fièrement debout au bout de la grande table dans la Grande Salle, telle la louve prête à bondir sur sa proie. Des dizaines d’hommes avaient été missionnés pour capturer sa belle-fille, mais elle ne pouvait accepter que ni les recherches, ni le montant de la prime offerte n’aient produit de résultats. Le soupçon grandissant d’une trahison profonde l’étouffait, car elle était intimement convaincue de l’implication directe de sa belle-fille dans le meurtre de son mari, dont elle avait hérité de la charge. L'angoisse et la colère montaient en elle comme une marée, rendant chaque minute d'attente insupportable.
Puis les membres du conseil finirent par faire leur entrée. Enfin. Tegwen prit le temps de s’asseoir pour présider la séance, son regard de fer perçant chaque visage, à la recherche d’informations. Le druide, le capitaine de la garde et d’autres éminents membres du conseil prirent place le long de la table, chacun conscient de la pression qui pesait sur leurs épaules. Le murmure des conversations s'estompa dans le respect du conseil qui allait instamment débuter.
« Des nouvelles de Rowan ? demanda Tegwen Stackworth sans ménagement.
- Hélas, non, ma cheffe, mais les recherches continuent.
- Capitaine, inutile de rappeler que nous portons tous le deuil de feu mon époux, et que le fait que Rowan l’ait tué ajoute d’autant plus à notre peine. Retournez tout Dhak s’il le faut, tes hommes et toi, mais je veux que vous me rameniez cette traîtresse vivante, toujours sans détour.
- Ce sera chose faite, Tegwen.
- La louve a peut-être tué son chef de meute, mais elle viendra d’elle-même si elle a de l’honneur, confessa le druide.
- Il n'y a aucun honneur à tuer l'un des membres de sa famille et de son clan, Morcan, lui répondit sèchement la cheffe. Et justice ne pourra être rendue avant qu'elle ne confesse dignement ses crimes et qu’elle subisse la sentence que j’aurai moi-même choisie pour elle.
- Tegwen, la tradition donne au druide le droit de proposer la sentence au chef de clan, non, l’inverse, se défendit calmement Morcan.
- Dorénavant, seul le chef de clan aura le droit et le devoir de rendre des verdicts pour des faits aussi graves. Tu sais, druide, combien je respecte nos anciennes coutumes, mais il est parfois nécessaire de les réviser lorsque la situation l’exige, le coupa fermement Tegwen. Autre chose ?
Puis le chef paysan présent à la table prit la parole.
- Tegwen, les céréaliers m’ont informé que les graines de seigle à semer sont en partie gâtées. Ils craignent des retombées sur les quantités disponibles au printemps prochain.
- Le Dieu Loup met sa meute à l’épreuve, reprit le druide. Je suggère que nous prenions le temps de nous recueillir et d’y mettre une bonne intention.
- Nous ouvrirons si besoin le grenier et distribuerons l’excédent. Mais tu as raison, Morcan, le rituel du sang est un cadeau. Nous offrirons nos pensées sincères et le sang à la terre pour que les prochaines récoltes soient les plus abondantes possibles malgré le mauvais temps. Il nous faut trouver le bœuf le plus gros de Striga et nous l’offrirons en sacrifice, dit Tegwen à son druide.
Puis elle reprit :
- Des nouvelles d’Arnarholt ?
- Il faut croire que les Lynx aiment à se murer derrière leur silence, Tegwen, dit le capitaine de la garde. Bien que je n’aie pas encore vérifié l’information moi-même, je dois toiu de même mettre ma cheffe en garde. Il est fort probable qu’ils soient déjà informés de la mort d’Aswollt.
- Nous n’avons pas toujours été en bon termes avec Arnarholt même après la Réunification. Tâche d’en savoir plus et reviens me voir si des rumeurs se confirment. Inutile de porter de fausses accusations qui cautionneraient une escalade de tension… Autre chose, messieurs ? Non ? Très bien, la séance est donc levée. »
***
L’arbre à tranchants était un supplice brutal, dont on ne se servait qu’en de rares occasions au Royaume de Dhak. Les procès pour parricides étaient plutôt concis et brefs, puis on condamnait le coupable à se faire attacher à un arbre avant de se voir transpercer d’une lance ou d’une épée, d’autant de coups que souhaitait la famille de la victime. Il pouvait donc se passer des heures avant que le coupable ne meure, à bout de force et de souffle. Après l’agonie et la mort, la coutume voulait que l’esprit du condamné erre sans but dans la forêt sans jamais trouver le repos. On ne dénombrait que quatre personnes dans tout le royaume à avoir subi cette méthode de torture et Rowan ne comptait pas être la cinquième.
Loin des festivités équines en fond sonore, elle resta assise toute l’après-midi et la nuit qui suivit, la tête dans ses mains, sur le sol dur et froid de sa cellule sombre et étroite. Sa raison allait et venait ; entre l’assassinat de son père et cette rencontre malencontreuse avec ces fichus éleveurs de chevaux, il lui fallait trouver un moyen de s’évader.
Le lendemain, le jour qui se levait entra par la meurtrière du cachot et baigna la pièce d’une lumière froide. Rowan en profita pour se lever et s’imprégner d’un peu d’air frais. Elle ferma les yeux en inspirant, puis les rouvrit. C’est là qu’elle vit quelque chose briller légèrement sur la gauche. Elle tenta de discerner l’objet, puis d’un coup, comprit.
Elle se hâta pour s’accrocher au mur sans prise pour ses pieds et se tint avec force aux fers de la meurtrière avec sa main droite. Un clou planté à l’extérieur ne tenait dans la pierre que sur quelques centimètres. Rowan tira de toutes ces forces sur le clou de sa main gauche et l’arracha si fort et si bien qu’elle en tomba à la renverse. Le geôlier ne tarderait pas à venir la placer dans le fourgon cellulaire qui allait la ramener à Tegwen et à ses sœurs, et il était hors de question pour Rowan de revenir à Striga les mains enchaînées. Elle se releva, épousseta ses vêtements et cacha le clou dans sa manche.
Le gardien arpenta les cachots et parvint à celui de Rowan, qui se tenait debout face à la grille de sa cellule.
« C’est l’heure de te ramener chez toi, parricide. Je suis impatient de savoir ce que ta famille va exiger de toi pour expier tes péchés. Puisse ton Dieu avoir pitié de toi, car personne d’autre n’en aura pour toi parmi les Dhakaris. Qu’as-tu à dire pour ta défense ?
- Jamais je n’aurais pu tuer l’homme qui m’a donné un toit et un titre, alors que j’étais destinée à mourir parmi les débris et nourrir les corbeaux. Jamais je n’aurais voulu diviser la meute, qui pourtant s’est brisée contre la volonté de mon père. Et jamais je ne pourrais rester sans agir, à me voir accusée d’un crime que je n’ai pas commis, perdre mon honneur et ma liberté… sans pouvoir venger mon père et tuer son assassin. »
Rowan avait fini de crocheter la serrure sur ces mots et frappa d’un coup sec la porte de sa cellule au visage du geôlier qu’elle avait surpris. Assommé sur le coup, il tituba.
« Rattrapez cette traîtresse ! », hurla-t-il en tentant de retrouver l’équilibre, tandis qu’au loin le reste de la ville vibrait dans la clameur poussée par le départ lancé sur le champ de course.
Rowan s’enfuit à toutes jambes, renversant tout ce qu’elle pouvait dans son sillage pour ralentir les gardes à ses trousses. Au détour d’un couloir de la prison, deux veilleurs accouraient en direction de la jeune femme qui fut forcée de prendre sur la droite. Elle poursuivit sa course dans les cris confus des détenus et des geôliers.
« Arrête-toi, diablesse ! Tu n’iras pas plus loin. », lui somma un gardien avec une hache.
Le clou à la main, Rowan laissa l’homme attaquer en premier pour l’approcher. Après avoir porté deux ou trois coups, il finit par être assez près, et Rowan lui planta le clou dans l’œil. L’homme tomba à genoux en hurlant de douleur, l’orbite dégoulinante de sang et la jeune femme parvint à prendre la fuite.
Une fois à bonne distance, Rowan prit une démarche plus lente pour ne pas trop attirer l’attention sur elle et s’assurait à chaque angle de rue qu’elle n’était pas suivie. De temps en temps, elle se cachait des patrouilles en rage pestant qu’on lui ramenât sa tête. Mais elle ne pouvait pas partir sans sa jument et son arc, elle n’aurait aucune chance sans eux. Il lui fallait revenir là où elle avait été forcée de les laisser, et vite. Elle se faufila parmi les allées de Burnstone pour atteindre son objectif.
Au coin d’une rue, un enfant rachitique aux cheveux sombres et au yeux couleur pierre la fixa longuement. De peur qu’il ne donnât l’alerte, Rowan l’invita au silence et posa son index contre ses lèvres en signe de mutisme, priant pour que cela ait fonctionné. L’enfant, après un instant d’hésitation, imita tendrement son geste. Soulagée, Rowan lui sourit, lui prit la main et lui dit :
« Si on te blâme un jour pour m’avoir laissée m’évader, garde-bien à l’esprit que tu l’as fait pour que justice soit rendue. Bon vent ! »
Après ce qui lui parut être une éternité, Rowan parvint enfin aux abords de la piste de course, encore secouée par la vitesse des chevaux. Elle pénétra jusqu’à l’écurie des visiteurs, le cœur battant. Puis elle la reconnut. Trop distraits par les réjouissances du moment, ni l’homme à l’œil tatoué, trop occupé à faire livrer Rowan, ni les autorités, n’avaient pris le temps de récupérer sa fière jument. La jeune femme passa la main sous la selle et sous le tapis, son arc, si cher à son cœur, et son carquois étaient toujours là. Elle regarda une dernière fois autour d’elle et enfourcha sa monture qui l’emmena loin du pays des chevaux, tandis qu’une petite fille d’à peine quatre pieds montée fièrement sur son cheval savourait précieusement sa victoire sur la ligne d’arrivée en saluant la foule.
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