23. Sang de mon sang

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Le Manoir d’Arvendon avait abrité divers membres de la famille royale depuis que la Citadelle était la résidence officielle des monarques aegerians. Assis devant le bassin entouré de parterres de travertin, Tobias allait pourtant goûter à cette liberté et cette indépendance de vivre sa vie selon ses propres termes, chose rare chez les personnes de son rang. Il avait depuis son enfance longtemps ressenti le poids écrasant des attentes et des responsabilités associés à son statut. Il avait mûrement réfléchi à sa décision récente, mais se questionnait encore sur ce qui allait advenir de sa famille. Les herbes de la botaniste agissaient comme un véritable soutien face à ses problèmes de santé, il pouvait donc aspirer à une vie plus simple et affranchie des contraintes, tout en veillant d’un œil discret et lointain sur ce qui allait se jouer en Aegeria.

La Citadelle était en ébullition depuis plusieurs jours. Il était devenu impossible de quérir le Roi Egor Kaervalmont pour tout autre sujet que les négociations qui allaient bientôt s’ouvrir à Nameo, un archipel de charme et lumineux situé à l’Est au large de la côté dunedorane. Le Roi s’était en toute dignité et en qualité de protecteur des Terres Orciennes octroyé l’arbitrage sur ses propres terres des négociations d’alliance entre les Bannefort et les émissaires du Grandes Steppes de Tenere. Depuis, il était évidemment débordé par l’organisation de l’évènement et avait délégué les tâches courantes de la Cour à son épouse. Les invitations avaient été formellement adressées à l’Intendance des Terres Orciennes et au seigneur Asraf Amenemap, émir d’Arkhana, général des armées du Calife des Grandes Steppes de Tenere. Elles appelaient les deux parties à se rencontrer à la Villa Andertero, belle de ces nombreux vestiges et œuvres d’art antiques et de ces jardins à flanc de roche calcaire qui surplombaient la mer bleu turquoise. Elle offrait un cadre magnifique et apaisant aux ambassadeurs de passage en Aegeria tout en garantissant toutes les normes de sécurité requises.

« Vaulequin ? répéta Guernon, l’homme de main de Balian. C’est absurde !

- C’est tout juste si ton frère maîtrise le maniement des usages diplomatiques. Les émissaires Teneriens n’en feront qu’une bouchée ! affirma Wilmot.

- Plateau ! »

Concentré sur son objectif, son fusil à canon lisse armé, Balian ordonna au lanceur de procéder à l’éjection de la cible. Dans un claquement sec, le disque d’argile s’élança haut et loin dans les airs. Fort de sa maîtrise en la matière, le prince Kaervalmont visa juste et fit feu sur la cible mouvante qui éclata en morceaux sous les applaudissements des personnes en présence. Qu’une bouchée de Vaulequin ? Alors tant mieux, la situation n’en serait que plus douce.

Balian siégeait au Conseil à la place de son frère Tobias depuis sa démission. Il n’y tenait qu'un rôle consultatif, la décision finale revenant toujours au roi, en l’occurrence à la reine qui avait toute sa confiance. Toutes les questions intéressant le gouvernement et l'administration du royaume étaient évoquées, dont pour certaines d’entre elles Balian était réjoui d’éclairer et d’aviser ingénieusement sa mère.

Vaulequin, quant à lui, se demandait quel accueil chaleureux il allait réserver aux dignitaires étrangers, comment allaient de manière générale se décider les choses à la table des négociations ; lui qui n’avait connu le monde extérieur à Dunedoran qu’au travers des leçons d’histoire et de géographie de son précepteur. Il prenait donc le temps de lire et relire des ouvrages sur les Grandes Steppes de Tenere, leur climat aride, leurs groupements autochtones, leur ancien culte dédié aux griffons, dont les derniers specimens avaient été éradiqués des siècles plus tôt lors de la Grande Croisade.

***

L’air pensif, Myrna Grim rentra dans son officine. Elle retira sa cape, et l’accrocha dans l’entrée, puis alluma une bougie pour éclairer la pièce. Elle n’avait que peu mangé depuis qu’elle avait pris en charge le cas du prince. Elle porta son attention sur un morceau de pain un peu sec qu’elle déchira du mieux qu’elle put.

Du sang violet ? Comment cela était-il possible ? Ceci allait bien au-delà de ses connaissances en anatomie et en physiologie. Il lui fallait prélever elle-même un échantillon pour l’étudier, reprendre le cas du prince dès le début, peut-être même fouiller les antécédents médicaux de la famille. Mais là encore, Ossena Kaervalmont avait finement mené son jeu et on ne donnerait aucun accès à l’apothicaire pour approcher quelque membre de la famille royale que ce soit. La solution la moins risquée pour la femme aux cheveux orange était d’avoir quelqu’un à l’intérieur de la Citadelle, une femme de chambre ou un valet, qui lui amène ce dont elle avait besoin pour mener à bien ses recherches.

Elle était femme de science, la teinte du sang des Kaervalmont devait avoir une explication rationnelle. Le sang avait pu être contaminé par une substance colorante, il n’en demeurait pas moins que Brenainn était formel et assurait avoir vu le prince saigner une substance couleur lavande. Il fallait isoler les éléments composant le sang de Tobias, mais Myrna savait très bien que l’analyse du sang frôlait pour certains avec l’usage ésotérique, voir surnaturel qu’on pouvait en faire.

D’expérience, l’herboriste s’était souvent penchée sur des sujets sensibles qui lui avaient valu de sérieuses mises en garde. Mais l’énigme du sang des Kaervalmont était devenue un sujet trop important, à l’enjeu crucial. Y avait-il un remède durable pour le prince ? Devait-on s’inquiéter davantage au sujet de la famille royale ? La question était plus que légitime.

Mais comment mettre la main sur Tobias et prélever son sang ? Il y avait peu de chances qu’Ossena ait conservé les échantillons des différentes saignées effectuées sur son fils, on ne savait pas s’il comportait un élément contagieux, et mieux valait jeter aux égouts tout ce qui pouvait éveiller les soupçons sur une théorie émoustillante.

Myrna Grim réfléchissait. Il était difficile de faire confiance à une gouvernante ou un écuyer de la Citadelle pour espionner le prince à l’intérieur même de la Citadelle. Il ou elle pourrait prendre peur et ne pas mener sa mission à terme, et l’herboriste ne serait pas plus avancée. A moins d’avoir un levier de pression, mais il lui faudrait du temps pour connaître tous les sombres secrets du personnel royal et identifier la personne la plus démunie capable de faire le travail. Et du temps, Myrna Grim n’en avait pas.

Une lettre directement adressée au prince, pour lui faire comprendre que les herbes qu’il consommait était de sa fabrication et qu’elle avait besoin de procéder à d’autres examens pour écarter le plus de pathologies possibles ? Pas besoin de se faire dire que le courrier du prince était traité par son secrétaire particulier et qu’il n’y avait aucun moyen de savoir comment la nouvelle allait être abordée ou utilisée.

A force de réflexion, l’apothicaire en vint à la conclusion que si elle ne pouvait pas infiltrer l’intérieur de la cité royale, il lui faudrait alors trouver un moyen pour que la Citadelle vienne à elle avec ses précieuses informations.

Myrna Grim s’affairait à collecter dans sa réserve les différents ingrédients dont elle avait besoin. Des champignons, des fleurs séchées de toute sortes, des écorces aux propriétés inattendues dont elle avait seule le secret. Elle filtrait et infusait les composants, en agitait d’autres pour obtenir des mélanges, plus ou moins homogènes. Puis les fioles ouvertes laissaient leurs décoctions poser ou pétiller dans une douce effervescence. L’herboriste bouchonna, étiqueta et emballa chaque flacon, puis rinça et essuya son matériel.

D’abord la généalogie Kaervalmont, qui serait plus facile à obtenir, ensuite l’échantillon de sang du prince. Myrna Grim se devait de se rendre au seul endroit en dehors de la Citadelle qui pouvait lui offrir ces informations. La bibliothèque universitaire de Dunedoran possédait la collection d’ouvrages littéraires et scientifiques la plus complète d’Aegeria. Malheureusement, avec son parcours, elle s’y était vue refuser l’accès à plusieurs reprises ; on n’aimait plus vraiment la voir plongée dans les encyclopédies à griffonner des notes comme si elle préparait un mauvais coup. Mais aucune loi n’existait qui interdisait l’accès à un lieu de culture, surtout à Aegeria, terre de la connaissance et du savoir. Elle termina enfin la préparation des commandes qu’on lui avait passées la veille, puis s’endormit à son bureau à la lumière d’une bougie.

Le lendemain, après avoir vendu et livré ses préparations, la jeune femme ferma son officine pour la journée et prit le chemin de la bibliothèque universitaire. Une fois parvenue à l’entrée de l’édifice, elle se fit arrêter par le gardien avec pour obligation de montrer ses papiers.

« Myrna Grim, herboriste. Tu n’es pas la bienvenue ici. Passe ton chemin.

- J’ai une recherche historique et généalogique à mener, contrairement à d’habitude. Je n’ai pas besoin d’aller à la section scientifique aujourd’hui. Puis-je entrer ? demanda-t-elle gentiment au gardien.

- Myrna, quel plaisir de te revoir ici ! lui dit une voix d’homme enthousiaste.

- Professeur Evilian, ça par exemple. Je vous croyais à la retraite, lui dit-elle dans un sourire radieux.

- C’est exact, mais je me lasse quelque peu de mes journées d’éleveur de chèvres. Quand je ne façonne pas mes fromages, j’effectue quelques remplacements pour l’université. La professeur Hazel a eu quelques ennuis de santé récemment, et j’ai été rappelé à la rescousse. Et vous, j’ai su que vous aviez votre propre officine, c’est fabuleux ! Quel nouveau sujet de travail vous amène ici aujourd’hui, très chère ?

- Rien de scientifique, comme je le disais à ce monsieur, mais il ne semble pas enclin à accéder à ma requête, voyez-vous ?

- Très bien, lui dit-il. Cher Monsieur, s’adressa-t-il au gardien, je connais très bien cette personne, qui est la meilleure élève de botanique que j’ai pu avoir dans toute ma carrière. Laissez donc entrer Mademoiselle Grim et faire les recherches dont elle a besoin. Après tout, nous sommes dans un pays libre, n’est-ce pas ? Je me porte garant pour elle à l’intérieur de cet établissement, mais je doute que ce soit nécessaire, n’est-ce pas, mon garçon ?

- Toutes mes excuses, professeur. Je vous en prie.

- Merci, mon brave. »

La bibliothèque universitaire de Dunedoran était la plus ancienne d’Aegeria, érigée au-dessus de l’ancien Panthéon dans le centre de Dunedoran. Consacré à la mémoire des grands intellectuels du pays, il était tout naturel de construire autour du monument existant un haut lieu de culture et de savoirs. On y annexa une tour astronomique et une nouvelle bibliothèque à la demande du roi Berolt Kaervalmont, arrière-grand père du roi Egor, qui se voulait d’être un roi noble et instruit. Au rez-de-chaussée se situait les départements des sciences et de médecine, et au premier étage, celui de théologie, des sciences humaines et sociales. La bibliothèque s’étalait sur un couloir central où les étudiants travaillaient sur des pupitres à leur nom, et duquel de part et d’autre s’alignaient les étagères d’écrits et d’ouvrages qui faisaient la réputation de l’université de Dunedoran.

Myrna remercia chaleureusement son professeur puis, pour la première fois, monta au premier étage de la bibliothèque qui lui était complètement inconnu. On entendait les pages des livres se tourner, le grattement d’une plume à encre sur un papier, les pas des étudiants qui se déplaçaient dans une ambiance studieuse. Parfois, un élève toussait, presque gêné de déranger ainsi ses camarades.

La généalogie Kaervalmont. L’herboriste connaissait en réalité très peu son sujet, et ne connaissait pas la section historique de la bibliothèque. Elle ne savait pas par où commencer et se décida à questionner le vieux bibliothécaire à son bureau en train de consigner des registres de plusieurs rouleaux de parchemin de long.

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