22. Le chemin vers les sommets
Røvi entonna un chant guerrier haut et fort, en se déplaçant de gauche à droite. Puis il se recentra dans l’arène en hurlant face à son adversaire, les genoux pliés, les pieds enracinés dans le sol. Alors que Pertho s’avança, les yeux inébranlablement fixés sur son concurrent, et s’arrêta à sa limite de terrain, Røvi poursuivit son rituel de déstabilisation en se frappant violemment le corps des mains, avant de conclure sa prière dans la clameur générale.
La chamane offrit une hostie à la bouche de chacun des combattants, puis annonça :
« Que l’Epreuve des Griffes commence ! »
Sous les effets euphorisants du pain consacré, les deux hommes s’attrapèrent l’un et l’autre par les épaules pour se déséquilibrer. Røvi était plus grand et plus robuste que Pertho, mais aussi plus lourd. Pourtant, ce dernier parvint à saisir son adversaire, pour lui flanquer de violents coups de genoux dans le ventre. Les deux rivaux grognaient d’effort et de rage. Røvi porta avec force son poing droit vers le visage de Pertho, mais celui-ci bloqua le coup d’un mouvement brusque de la main et en profita pour frapper son attaquant à la joue droite. Furieux, une partie de la face en sang percée par les pointes, Røvi mit toute son énergie à frapper Pertho en retour, mais se laissa distraire pour finalement recevoir un coup de poing brutal dans les côtes, puis dans le dos une fois à terre.
Pertho maintint sa position de favori de la compétition sous les ovations ; malgré ses blessures sanguinolentes, Røvi n’avait pas fini d’en découdre. Agilement, il se saisit de Pertho et le porta en le serrant très fermement par la taille. Immobilisé, Pertho ne pouvait plus contrattaquer, alors son opposant en profita pour lui donner de violents coups de têtes directement au visage, par une fois, deux fois, trois fois, quatre fois. Sous le choc, Pertho bascula lentement sa tête en sang en arrière.
Comment avait-il pu être aussi irréfléchi ? Il avait laissé l’avantage à Røvi sans même s’en rendre compte, et c’est ce qui allait causer sa défaite s’il ne faisait rien. Alors péniblement, il choisit de montrer à son concurrent toute sa ferveur et sa légitimité à réclamer son droit de naissance par tous les moyens en sa possession. Il mobilisa à demi-conscient toutes ses forces restantes pour se relever dans un grognement puissant et rendit virulemment coup pour coup.
Déstabilisé mais encore alerte, Røvi tenta de réattaquer, mais Pertho furibond le projeta à terre d’un coup de pied dans les cuisses, puis dans le torse. Dans une roulade, il resserra ses cuisses autour de la gorge de Røvi, qui se débattait, à bout de souffle. Il étouffait, le souffle coupé tandis que Pertho renforçait rageusement son emprise tel un serpent sur sa proie. Les battements de cœur de Røvi se firent de plus en plus sourds, ses mouvements de bras pour se dégager de plus en plus désespérés.
Jusqu’à la fin. Dans un relâchement sordide des bras de Røvi, Pertho desserra son étreinte, le corps raidi par la violence des coups. Puis, étape par étape, il parvint à s’asseoir à califourchon sur le corps de Røvi. Enfin, dans un hurlement qui allait déchirer le ciel, avec la force des vainqueurs et dans une profusion de sang, il brandit son poing en signe de conquête, un cri primal qui résonna comme un appel à la guerre. À cet instant, l'écho de sa victoire résonna dans les âmes des spectateurs, transformant la scène de mort en un symbole d'unité et de pouvoir, tout en laissant derrière lui le goût amer de la tragédie et des sacrifices faits dans l'ombre de la bataille.
En vainqueur incontestable, Pertho se releva, acclamé par la foule en liesse. La chamane se rapprocha de lui et conclut :
« Pertho, fils de Berkano, le trône d’Arnarholt t’appartient désormais. Que Futhark te guide encore et toujours sur les chemins de la grandeur et de la gloire. »
Pertho était comme né une deuxième fois, il s’était élevé de la poussière de l’arène en conquérant, le corps recouvert de sang encore chaud, la mort et son odeur putride dans son sillage. Mais malgré son corps meurtri par bien des endroits, il restait digne et droit devant son clan, assez digne pour qu’on daigne le suivre, qu’il mène la meute toute entière à la guerre, qu’on le vénère comme un véritable roi.
C’était donc dans un tel honneur qu’aurait dû mourir Aswollt Stackworth, il n’y avait plus de doute possible. Car il aurait eu au moins la chance de pouvoir défendre son honneur, qu’il chérissait au-delà de toute chose. Au diable les empoisonneurs qui se cachaient pour tuer, au diable les traîtres qui ne disaient pas leurs noms, au diable les faibles qui n’osaient pas porter la mort en face. Ils méritaient tous autant qu’ils étaient les pires dénonciations et les pires souffrances qui existaient en ce bas monde.
A ce moment-là, rejoindre Striga par la petite porte n’était plus qu’un lointain souvenir. Rowan prit le ferme engagement de revenir enquêter à visage découvert chez elle, après avoir mérité son statut de femme libre, pour porter le coup fatal à celui ou celle qui l’avait dépossédée de tout ce qu’elle avait.
***
« Tu t’es vaillamment battu aujourd’hui, dit Rowan pour ouvrir les discussions.
- C’était le moment et le lieu inespérés pour faire valoir tes convictions et tes projets au grand jour et de battre le clan ennemi des Loups à leur propre jeu. Pourquoi n’as-tu pas saisi l’occasion ?
Comme d’accoutumée, Pertho avait un sens de la rhétorique extrêmement développé pour exploiter les propos de son interlocuteur et les retourner contre lui. Alors Rowan posa cartes sur table.
- A Striga, j’étais simple archère, puis on m’adoubée maître-chien, en aucune façon je n’aurais tenu seule plus de quelques instants dans cette arène, à moins d’avoir pu porter le coup de loin et lâcher les chiens sur toi… Mais j’ai bien pris conscience d’une chose aujourd’hui, je sais ma vérité être vraie et je n’ai pas tué mon père. Alors que tu comptes me livrer un jour ou non à Tegwen, il se cache un assassin à Dhak et il nous échappe tandis que nous parlons et que Tegwen garde ses yeux rivés sur moi.
Pertho haussa le ton.
- Alors qui l’a tué, Rowan ? Qui ? Tu as des preuves ? demanda-t-il en connaissance de cause.
Rowan se mura quelques instants dans son silence, puis, de la déception dans la voix, reprit du mieux qu’elle put.
- Røvi est mort en honneur aujourd’hui, il t’a défié et tu as été meilleur que lui. Mon père, lui, est mort dans ses vomissements le jour de son anniversaire. Si je veux parvenir à retrouver ce meurtrier digne d’être jeté aux corbeaux, il faut que tu m’affranchisses et que toi ou tes hommes me forment au combat au poing. Je veux gagner mes cestes comme l’exige la tradition des Lynx et tuer l’assassin d’Aswollt Stackworth.
- C’est là que je vais te dire quelque chose que tu ignores. Tu veux gagner tes cestes ?
Il s’en retourna prendre un objet derrière lui et jeta sur Rowan ses propres Griffes encore rouges du sang de Røvi avant de se rapprocher d’elle. Interdite, elle garda les gantelets dans les mains.
- Vas-y, prends-les, siffla Pertho, mécontent. Puisque tu me parles de ton père mort dans d’atroces souffrances, je vais aussi te parler du mien, mort aveugle dans sa propre pisse. Berkano a enduré beaucoup de choses dans sa vie, mais tu sais ce qui lui a fait le plus de mal ? C’est quand ton père, avec ses projets de renforcer les accords de paix avec Aegeria, était venu négocier avec lui.
- Non, tu mens, dit Rowan la voix tremblante. Mon père ne s’intéressait pas aux affaires d’Aegeria, le Royaume de Dhak était tout ce qui comptait pour lui.
Pertho baissa la voix, pour s’expliquer.
- Il était peut-être l’homme fier et vaillant qu’il a voulu que tu vois, mais Berkano s’était montré ferme et n’aurait jamais cédé le territoire des Lynx à Striga si c’était pour mieux aider Aswollt à se rapprocher des Kaervalmont.
- Mais c’est absurde !
- C’est bien ce que pensait Berkano en tous cas ! Il a donc mis Aswollt au défi de le battre aux cestes. Si Aswollt gagnait, alors les Lynx se rallieraient à sa cause. Mais une fois le combat lancé dans cette même arène, je ne sais pas pour quelle raison, et je ne connaîtrais d’ailleurs, je pense, jamais la vérité, ton père a refusé de combattre et a jeté ces mêmes cestes que tu tiens dans ta main au nez et à la figure de Berkano.
- C’est impossible ! nia Rowan, ahurie.
- Je t’assure que si, j’étais là. J'étais là pour ramasser les Griffes dans la boue, tandis que ce bon loup d’Aswollt nous a tourné le dos, à nous et aux anciennes traditions.
Alors en proie au doute, Rowan posa longuement ses yeux sur les cestes à l’histoire bien moins clinquante qu’elle ne l’avait imaginé.
- Mon père m’avait assuré que c’était pour réunir les différents clans de Dhak, pour redonner au pays toute sa gloire d’autrefois.
- Et qu’on soit à la merci des exigences et de la bureaucratie d’Aegeria.
- Donc, en plus de ta brillante performance d’aujourd’hui, je dois également te féliciter d’avoir fini de m’achever sur ces constats pitoyables ? argua Rowan. En tous cas, j’avais foi en mon père et je ne suis toujours pas son assassin.
- Je suis désolé que tu aies été trompée sur ses véritables intentions, mais c’est la vérité, coupa Pertho.
- Non, tu n’es pas désolé. Si tu l’étais vraiment, tu aurais été plus ferme et plus transparent sur mon sort. En tous cas, si tu cherchais quelque réparation au préjudice moral de Berkano, je crois bien que tu l’as eu ce soir. Mais il n’en reste toujours pas moins que j’exige désormais que tu m’affranchisses pour m’exiler loin d’ici et apprendre par moi-même à me battre comme un chien enragé qui n’a plus rien pour lui. J’en ai terminé.
Elle déposa les cestes d’un geste provocateur sur la poitrine de Pertho.
- Je te les rends, après tout, c’est toi qui les as mérités.
Pertho s’emporta et les jeta à son tour contre le mur.
- J’aurais dû t’exécuter dès ton arrivée ici. Je me réjouirai des cestes qui achèveront de t’écraser.
- Tu n’as aucune idée de ce tu m’as fait endurer aujourd’hui, Pertho, crois-le. Et je suis qui je suis, donc je n’oublie pas. »
Tandis que Pertho tapa du poing sur la table, Rowan se dirigeait le cœur battant à tout rompre vers sa cellule et sa déception sans fond.
***
Il avait été offert à Røvi tous les honneurs faits aux combattants dhakaris, le corps avait été lavé et peint. Les Lynxs sur le côté se tenaient debout, silencieux sur son passage en signe de respect. Arrivée à destination, la procession s’arrêta, les chevaux furent détachés de la charrette qui transportait le mort et la foule porta une dernière considération au puissant guerrier vaincu. Le corps de Røvi serait brûlé aux premières lueurs du jour le lendemain pour que les esprits l’accompagnent jusqu’à sa dernière demeure parmi ses ancêtres.
Sa jeune veuve avait fait savoir auprès de Pertho et de Kurere son choix de s’immoler sur le bûcher funéraire de son mari décédé pour le rejoindre dans la mort. A l’aube, dans un dernier instant de dévotion tragique, la veuve s’avança vers le bûcher, son cœur lourd du poids d’une perte insupportable, tandis que la chaleur des flammes dansait sur sa peau, annonçant l’horreur à venir. Alors que le feu s’enflait, chaque crépitement devenait une voix de souffrance, mêlant cris étouffés et larmes, fusionnant la douleur corporelle et le chagrin éternel d'une vie inachevée.
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