33. Sang ancestral, plus épais que la terre

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Ce n’est qu’à la tombée de la nuit que Pertho rentra enfin sur Arnarholt, la dépouille du lynx étendue derrière lui, attachée par une cordelette à sa ceinture. Un mâle magnifique d’une bonne vingtaine de livres, à la fourrure longue et épaisse, grise et brune jaunâtre avec ici et là des taches sombres, les oreilles surmontées d'un fin pinceau de poils noirs.

Les villageois s’étaient réunis en masse le long de son chemin, puis écartés sur son passage pour lui faire place. Ils regardaient leur chef, ébahis et silencieux. Le teint terne et le bord des paupières violets, Pertho, exténué, poursuivit en silence sa route à travers Arnarholt, le regard fixe.

« Dans l’obscurité des temps anciens, les présages murmurent à mon oreille… ils m’amènent à aller au-devant des arcanes… et j’apporte avec moi le lynx guerrier, sans peur et décidé… Je suis prêt à dévoiler les secrets enfouis… et à affronter les épreuves, dit Pertho à Kurere sur le pas de sa porte.

- Dans ce cas, nous pouvons commencer. Entre. »

Comme le voulait le rituel, la hutte de la chamane avait été nettoyée de fond en combles. La plate-forme circulaire spécialement construite pour le seiðr était accolée au mur, prête à servir. La grande chaise que Kurere occupait habituellement en tant que maîtresse des lieux, était à présent agrémentée de coussins, réservée à Pertho et à lui seul.

« Laisse tes affaires près de la porte et pose le lynx sur la table. Oublie le chasseur et retrouve le bain de la clarté. »

Pertho se dirigea vers la source chaude et limpide, ses eaux scintillantes reflétant les étoiles du ciel nocturne. Dans la lueur vacillante des torches, il plongea dans le bassin d’eau pure, laissant le liquide cristallin l’envelopper d’une douceur apaisante. Baigné dans l’eau sacrée, le jeune homme ressentit une sensation de nettoyage en profondeur, tandis que les impuretés de son être, physiques comme spirituelles, semblaient se dissoudre. Après ses ablutions, il se rendit vers la grande chaise aux coussins où Kurere l’attendait et s’assit.

Là, Pertho fut examiné avec précaution de légers touchers des doigts, ses maux et tourments étudiés avec une attention minutieuse. La chamane décela les traces des maux de son corps fatigué et les stigmates des douleurs cachées de son âme. Avec des herbes et des pressions plus appuyées, Kurere commença à apaiser ses souffrances corporelles et à panser ses plaies invisibles. Les soins se répandirent doucement dans l’esprit de Pertho, les murmures des incantations y résonnèrent comme une berceuse réparatrice. Au terme de cette solennité, tout ce qu’il était avait été soumis en pleine conscience aux énergies thérapeutiques du seiðr. Le rituel avait atteint son but, lui offrant un renouveau spirituel profond et salvateur.

Puis, des jeunes femmes se joignirent au cérémonial, et présentèrent aux deux intéressés un repas préparé uniquement pour eux. Une bouillie de céréales et de lait de chèvre, agrémentée de morceaux cuits du cœur du lynx que Pertho avait chassé, qu’ils devaient manger pour communier avec l’énergie de l’animal. Rassasiés, la chamane et le jeune homme, qui était hébergé pour la nuit, sortirent de table pour aller se coucher, laissant les jeunes femmes débarrasser et faire place nette dans la hutte.

Il faisait encore nuit lorsque Kurere éveilla Pertho le lendemain, en lui ordonnant de s’habiller. Il s’exécuta et rejoignit dans la salle principale l’assemblée déjà présente pour la transe pour laquelle on le préparait depuis la veille.

La scène était grandiose. Kurere arborait de nouveau ses bois de cerfs, une torche flamboyante à la main. Elle guida Pertho au-devant des jeunes femmes présentes le soir précédent qui tenaient chacune un encensoir fumant de sauge, presque méconnaissables sous le fard noir bleuté et les nombreux bijoux d’acier qu’elles portaient. Puis, la chamane fit asseoir le jeune homme sur la plate-forme, entourée de Torborg, Jera et de quelques autres de ses valeureux guerriers, tous en tenue rituelle et couverts de tatouages, portant ostensiblement une lance et un bouclier. Les jeunes femmes entonnèrent un chant spécial pour appeler les pouvoirs avec lesquels Kurere désirait communiquer, tandis que les soldats martellaient en rythme le sol de leurs pieds, émettant ici et là des sons bourdonnants ou chuchotés.

Pertho se laissait emporter par l’ivresse des sons, qui provenaient d’ici et d’ailleurs, à la fois si présents et si lointains, comme s’ils venaient d’un autre temps. Chaque note de musique semblait tisser un lien entre les mondes, entres les époques, réveillant en lui des souvenirs oubliés et des rêves insaisissables. Au milieu de cette symphonie de sensorielle, le jeune homme sentit son esprit s’élever, se perdre dans les méandres du temps et de l’espace. Les frontières entre la réalité et l’illusion s’effaçaient, laissant place à un univers singulier où les limites de la perception semblaient s’étirer à l’infini. Chaque couleur, chaque texture devenait un chemin vers un ailleurs, une destination mystique au-delà de toute compréhension. Pertho comprit que ce moment était bien plus qu’un simple éveil des sens, c’était une porte vers l’inconnu, une invitation à explorer. Et dans cet état de transcendance, il se prépara à plonger plus profondément en son for intérieur qui attendait patiemment de le rencontrer.

Il ressentait les pas vibrants et passionnés de son armée qui déferlait sur les pentes de Dhak, la force brutale de ses coups portés aux hommes de Tegwen qu’il écrasait sans pitié, la frénésie mortelle d’atteindre son but et l’impulsivité enragée aux conséquences tragiques à laquelle il se vouait tout entier. Il éprouvait l’abattement affligeant, les nausées désagréables et les sueurs dégoulinantes des lendemains pâteux et chargés de ses épanchements qu’aucune barrière ne semblait pouvoir entraver. Pertho voyait les Lynx, libres et en paix, se tenir avec assurance et dignité face au reste des clans de Dhak, devenir un modèle de prospérité et d’harmonie pour les autres. Il les regardait jouer un rôle de médiateur, de pacificateur dans les conflits entre les tribus. Leur position ferme mais respectueuse pourrait les hisser au rang de meneurs reconnus, capables d’instaurer des accords durables et bénéfiques pour tous. Le jeune homme apercevait Rhiannon qui marchait quelques pas devant lui au travers des sentiers et des forêts, puis qui se retournait vers lui, le sourire empli de douceur et de satisfaction. Mais, lentement, la délicatesse de ses yeux bleus s’effaça, comme perdue à jamais, pour laisser place à une férocité indomptable. Alors Pertho se mit à ressentir la violence des crampes, la chaleur assommante de la fièvre, l’abondance déchaînée de sa salive, avant de vaciller sur ses jambes tel un faon, ébranlé par la vérité malséante de sa mort imminente, et de s’écrouler pour toujours dans la douleur et la honte.

***

La ville massive et très peuplée, à l’abri derrière ses fortifications, avait détaché des regroupements armés au-devant de ses sept portes. Nombre de personnes, d’animaux et de marchandises s’amassaient autour des différents postes d’octroi qui en défendaient l’accès. Les rumeurs n’étaient peut-être pas si infondées après tout.

« Attends-moi ici. » requit Seraph.

Rhiannon descendit de cheval et l’amena s’abreuver sur le côté. Tandis que l’animal buvait l’eau claire à disposition, Rhiannon regarda la scène d’un œil discret, mais attentif.

Seraph échangeait plus loin avec un milicien dunedoran des fragments de conversation indistincts, les désignant tour à tour lui et elle, portant son regard ici et là. Puis, il déplia sous les yeux de l’homme d’arme un document de papier jauni, légèrement déchiré. Discrètement, Rhiannon passa lentement la main sous la selle de son cheval. L’effroi la saisit lorsqu’elle s’aperçut que sa dague n’était plus à sa place. Après avoir serré la main du milicien, Seraph s’en retourna vers la jeune femme, qui le fixait du regard en tentant de masquer ses inquiétudes.

« Alors, c’est réglé ? lui demanda-t-elle.

- C’est réglé. Tout le centre de la ville est bouclé, on va devoir longer ses abords. Le soldat m’a dit comment.

- Quelle aubaine ! » lui répondit-elle, sans plus.

Derrière les murs s’élevaient des habitations bordées de rues étroites. Les faubourgs exigus et âpres forçaient les passants à se déplacer en longues files ininterrompues. Descendus de cheval, les deux voyageurs arpentaient les allées sales aux étals artisanales, divers et variés.

« Je commence à voir ce que tu es en train de faire. Ce que je ne saisis pas, c’est pour qui et pourquoi. » déclara Rhiannon, au détour d’une boucherie peu fréquentée. Sous le choc, ils lâchèrent leurs montures. Elle eut à peine le temps d’empoigner Seraph par le col qu’il plia le genou, avant de le lui envoyer violemment dans le ventre. Sous la brutalité du coup, elle lui emboîta le pas pour le saisir vigoureusement, mais plus rapide et plus fort, Seraph la plaqua brutalement, le dos contre le mur, lui pointant sa propre dague à la gorge.

- N’essaie pas de lutter, l’effort te tuerait, dit-il froidement.

- D’accord… Alors vas-y… vas-y !

- Tu n’as pas idée du prix que tu vaux vivante, Rhiannon.

Rhéa de Cacete était bien une piètre identité à usurper, car au-delà de ça, Seraph avait été indubitablement payé pour s’emparer d’elle. Son guide s’était révélé être son consignataire, mandaté pour accomplir un devoir, une mission. Les éléments s’assemblèrent dans l’esprit de la jeune femme, dessinant un tableau glaçant de conspiration et de manipulation.

- Qui te paie assez cher pour ma capture, Seraph ? Qui te paie assez cher pour me suivre depuis Dhak ?

- Un client qui tient à ce qu’on ne sache pas que c’est lui qui m’emploie. Un acheteur assez influent pour s’offrir mes services. Mes prédispositions me permettent de détecter des odeurs subtiles et les suivre sur de longues distances ; je sais par mes mains percevoir des vibrations, des sensations infimes bien que présentes ; je peux aisément déceler tes vérités, tes mensonges et tes peurs, même latentes… bien que ton cœur tambourine déjà lourdement à mes oreilles, dit Seraph d’un ton pernicieux.

- Alors amène-moi à ton maître… il me tarde de faire sa connaissance. »

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