Omar Aygin

17 minutes de lecture

Terroriser, c’est l’assurance de se maintenir en place.

Omar Aygin (Le Farma), baron du Cartel O

Secteur 10

NarcoSynth Corporation

Il me fallut visionner l’historique de mon servCom, pour connaître le déroulement des événements entre le départ du Colonial et l’émersion devant chez moi, lorsque mes esprits revinrent à la surface. La lumière moins forte du soleil indiquait que le crépuscule approchait. Les vaps m’enveloppaient depuis un sacré bout de temps. Le sang dans ma tête tournoyait comme dans une essoreuse et mes yeux restaient ouverts par miracle.

Les images enregistrées par Tom, me permirent de retracer mon errance de l’après-midi : un aller simple entre le narcobar de Quentin et mon appartement, avec un arrêt dans une clinique de transoPération du secteur 3. Réimprimer dans mon cerveau, via mes hologlasses, ce que le deuxième tranZ empêchait. Une pratique devenue courante ces derniers mois.

J'ordonnai à Tom d’incruster la redif de ma visite dans la clinique “NOUVEAU SOURIRE”, en vitesse 3, avec sous-titrages. Mon arrivée dans la salle d’attente. Ma prise en charge par une conseillère. Sa crise de rire face à ma demande. Sa remarque : “Non monsieur. Un servCom implanté dans le cerveau, nous serions les premiers au courant”. Son visage crispé à la vue de mon badge. Ses excuses. Mon retour dans la Satel.

La suite des images de l’habitacle me montraient hagard durant le reste du parcours, ânonnant des phrases confuses. Rien de bien méchant et d’inhabituel après une prise de tranZ.

Seule une donnée contenue dans l’historique du servCom m’alerta. Un véhicule suspect, repéré par le radar anti-filature, qui me fila le train peu après mon départ du Colonial. L’Oyot noire, un modèle courant, au numéro de série brouillé, m’escorta jusqu’à devant chez moi avant de me laisser à mon sort. Je verrai ça plus tard.

Même si je le savais, prendre deux tranZ dans la même journée, voilà un geste bien inconsidéré de ma part. Les effets secondaires tapaient forts. Depuis trois mois je ne m’y habituais toujours pas. Pour autant, je ne pouvais plus me passer de ces compagnons devenus indispensables. Si Elvis ne se trompait pas dans ses prédictions, les prochains jours risquaient d’être durs à gérer pour moi. Seules ces merveilleuses petites pilules triangulaires m’aideraient. Or, il ne m’en restait aucune.

Récupérer la sacro-sainte dose de mes médocs, pour la quinzaine à venir, devenait prioritaire. Cela signifiait une visite obligée chez le Farma. Du bonheur en perspective.


Omar Ayrgin, surnommé le Farma, résidait dans la partie ouest d’Oumane, le secteur 10, une zone grise. Un espace gigantesque, le plus vaste de la cité-état dont la réimpression venait de commencer. Une macédoine architecturale, où cohabitaient les derniers bâtiments construits et ceux qui attendaient leurs future démolition.

Les structures métalliques rouillées des anciens docks, ressemblaient désormais à des carcasses de mammifères marins échoués depuis des siècles. Elles finissaient de tomber en poussière, au milieu de vastes espaces en friche. Ça et là, des meca3D œuvraient, jour et nuit, à la réimpression de bâtiments de stockage, de transformation ou de livraison.

D’ici un an, le secteur 10 deviendrait une vaste zone industrielle, pour l’heure il demeurait un no man’s land potentiellement dangereux. À la tombée de la nuit, il n’était pas rare, pour le proD imprudent, de croiser des bandes d’improD en chasse.

Le vrombissement incessant des drones autonomes qui effectuaient leurs livraisons, les grincements et sifflements perpétuels des méca3D colossaux, l’absence d’humains visibles dans ce décor de verre et d’acier, conféraient aux lieux une atmosphère étrange. Un mix entre une zone de guerre et un laboratoire expérimental pour nouvelles technologies à ciel ouvert.


Le Farma y menait ses affaires.

La NarcoSynth Corporation était une des nombreuses filiales du consortium SpecieZ. Dirigée par Omar Ayrgin depuis son installation dans notre cité-état, elle était la première à disposer d’une zone industrielle entièrement imprimé dans le secteur 10. Sur des dizaines d’hectares, et en un mois seulement, des unités de stockage, de transformation et de livraison furent réimprimés par une flottille de méca3D autonomes, respectant au millimètre près des plans à la géométrie complexe. La NSC jouissait du monopole sur le commerce de produits pharmaceutiques naturels et synthétiques, à Oumane et dans les onze autres territoires du Pacifique annexés par les chinois.


Après la découverte du miraculeux tranZ, mes visites chez le Farma devinrent fréquentes ces derniers mois. Le prix à payer pour demeurer un cul-plat et endurer tout le reste.

Ce brave Angelo me brancha sur le coup, un jour d’agonie plus pénible que les autres. Il m’encouragea à essayer ce nouveau médoc. Un prototype plein de promesses selon lui.

Je suivis ses conseils dès le lendemain. Je ne regrettais toujours pas, sauf pour les absences qui emboîtaient le pas aux prises.


Ma robocar franchit, sans encombres, les quelques kilomètres de no man’s land qui séparaient le secteur 8 de l’entrée du complexe de la narcosynth corporation. Je passais brillamment les tests d’admission, et on m'autorisa à garer la satel près d’un bâtiment plus à l’écart, que je savais abriter les appartements du Farma. Il jouxtait la piste d’envol des drones de livraison long courrier, et était aussi laid que les autres.

Une transoP, à la musculature impressionnante et au sourire d’une blancheur aveuglante, me guida à travers une série de corridors interminables de l’entreprise pharmaceutique. En guise de conversation je n’eus droit qu’à l’écho de nos pas, et au feulement des engins qui œuvraient derrière les murs. Nous traversâmes plusieurs halls déserts, et arrivâmes dans un nouveau couloir. Ici on n’entendait plus le grondement des machines.

À partir de là, un grand échalas au costume impeccable et à l’allure sinistre d’oiseau de proie, ou de charognard plutôt, me prit en charge. Était-ce son apparente absence d’émotion, sa bouche sans lèvres sous son long nez aquilin, son regard inquisiteur froid comme celui d’un vautour ? Était-ce tout cela à la fois ? Il existait chez cet homme quelque chose qui allumait en vous tous les signaux d’alerte dont Mère Nature vous avait dotés.

Depuis notre première rencontre, je ne parvenais pas à déterminer si j’étais en présence d’un cul-plat ou d’un transoP. En effet, aucun signe apparent n’indiquait qu’il fusse un augmenT. Sa musculature semblait normale, voire médiocre, et les parties visibles de son corps ne laissaient voir nulles proThèse neurobio, ou stigmates d’implants plus profonds. En outre, son servCom ne devait pas cracher d'étincelles, vu le strappho qu’il portait au poignet gauche. Un modèle dépassé.

Quoi qu’il en fut, il apparaissait clairement que ce type disposait de toutes les qualités requises pour être le bras droit du Farma. Cela le rendait encore plus dangereux.


— Monsieur Sirce, ravi de vous revoir. Le patron vous attend dans ses appartements, déclara le charognard, sans le moindre sourire.

Aussitôt, il m’accueillit avec l'incommensurable respect qu’il me devait, en me plaquant contre un des murs du couloir. À chaque visite, le même rituel. Je m’en formalisai trois mois plus tôt, lors de notre première rencontre, mais il paraissait qu’on s’habituât à tout, y compris à l’inacceptable.

Toutefois, je prenais mes précautions désormais. Quand je venais voir le Farma, je renonçais à mon AED et mes hologlasses, livrés à eux-mêmes dans la boîte à gants sécurisée de la robocar. Ce soir, je n’oubliai pas de laisser le cube en compagnie de tout le reste dans ma bagnole.

Le vautour disposait d’un certain penchant nostalgique, il aimait travailler à l’ancienne et n’utilisait aucun scan. Il préférait employer ses coudes, ses genoux et parfois ses vilaines santiags démodées.

Je vivais pleinement nos retrouvailles. Son avant bras gauche m’écrasa la nuque, tandis que son genou appuya sur le creux d’une de mes jambes pour m’immobiliser. Il se mit alors en quête d’objets potentiellement dissimulés partout sur moi. Une sorte de “Où est Charlie ?” à tâtons. Nous étions devenus très intimes. Il conclut nos embrassades en extirpant mon badge de la poche de ma veste, et retira le strapphone de mon poignet. Puis il me laissa seul contre le mur, un brin secoué par ses papouilles. Il recula, observa ses trouvailles avec une curiosité feinte et presque aussitôt me les rendit.

— Merci pour votre collaboration Monsieur Sirce. Je vous en prie entrez !


Il réajusta son vilain costume et ouvrit le porte blindée qui menait aux appartements du Farma. Il m’invita à entrer.

Le président directeur général de la Narcosynth corporation vivait dans un coffre-fort luxueux, vaste et enfumé. Encens, bougies, cannabis, on brûlait de tout dans les appartements du Farma. Cela ressemblait à un décor de vieux film, un mauvais polar du siècle dernier. Pourtant la première fois que j’y étais entré, cet endroit me plut. D'antiques ampoules à filament produisaient une lumière aussi tamisée que dans un narcobar pour Gris.

À l’autre de bout du salon, vautré sur un divan gigantesque comme un vieux chat obèse, le Farma caressait les chevelures bouclées de deux adolescents nus aux regards hallucinés allongés à ses côtés. Les cuisses exagérément dodues du PDG leur servaient d’oreillers. Devant eux, une antique table basse en bois, recouverte de velours rose foncé et aux arêtes plaquées d’argent, supportait un service à café en porcelaine. Une des tasses fumait.

Tandis que le Farma m’invitait à m’approcher, je tentai de réprimer le haut-le-cœur qui me prit en face de cette version revisitée d’une nuit au harem. Omar Ayrgin me dégoûtait. Pour le moment, et dans mon intérêt, je parvenais encore à le dissimuler. Derrière moi, l’oiseau de proie m’avait suivi et montait la garde devant la porte fermée.


— Waldo ! Quelle bonne surprise ! Entre mon ami et mets-toi à l'aise !

Il avait prononcé ces mots de la même manière qu’on commande un café ou un boosT dans un narcobar. Omar Aygin appartenait à la famille des obèses sentimentaux. Il souhaita que nous devînmes amis dès notre première rencontre, vieille de quatre mois. Il insista alors pour que je l’appelasse Farma.

— C'est toujours un plaisir de te voir Farma ! déclarai-je, hypocrite, en prenant place dans l'énorme pouf qui lui faisait face.

— Tu es toujours le bienvenu Waldo. Ma maison est la tienne. Tu sais tu es mon ami. Je le faisais encore remarquer à mon responsable de la sécurité juste avant que tu arrives. N’est-ce pas Akba que je te le disais ?

Il accompagna sa remarque d’un geste tellement maniéré, que j’eus l’impression d’être dans une peinture de Gericault. Je m’interdis de pouffer, me contentant de tourner la tête pour apprécier la réponse du vautour. Une bouche encore plus pincée. Il ferma les yeux, et se borna à hocher sa sale caboche. Un mouvement réflexe, comme celui d’un chien pendulaire très obéissant, sagement posé sur le tableau de bord d’une robocar.

— Tu vois ! Il est important de choyer ses intimes, ils valent tous les trésors du monde. Dans mon pays on dit que mille amis n’est pas trop; un ennemi, c’est beaucoup. Pourvu que notre amitié dure toujours Waldo.

Le Farma était turc et je détestais ces salamalecs, mais cela faisait partie du jeu. Après tout, baisser la tête ne signifiait pas se soumettre. Le Farma aimait entendre ses conneries et elle n’engageait que lui. Un moyen de me rappeler qui il était, comme un crotale agitant sa queue.

Omar Ayrgin était le plus haut représentant du consortium à Oumane, un des douze Pontifes. Seuls les membres du SEC le savait. Pour les non initiés, le Farma, mafieux local (Baron du Cartel O), trempait dans un tas de trafics aussi louches les uns que les autres. En faisant la somme de tout cela, je retenais surtout que son opportunisme primait sur le reste.

— N’aie crainte Farma. Ta gentillesse et ton honnêteté sont reconnues. Je reste ton obligé.

C’était tout ce que j’avais en stock puisque mon servCom était persona non grata dans son antre. L’endroit était truffé de brouilleurs. En tant que Pontife il y avait droit. Une hypocrisie de plus.

Il sourit comme un enfant qui mange sa première friandise. Il chuchota quelques mots dans l'oreille du jeune éphèbe allongé à sa gauche avant de lui embrasser la joue. Il fit de même avec l’autre garçon. Le premier se leva, le regard toujours dans le vide, et sortit de la pièce. Le second s’assit à ses côtés.

Le Farma se redressa alors pour s’asseoir comme un énorme ballon que l’on regonfle. Un pyjama de soie bleue du plus mauvais goût recouvrait sa carcasse démesurée. C’était tout ce qu’il pouvait porter, je ne le connaissais qu'en vêtements de nuit.

Il ressemblait à une infâme caricature.

— Que puis-je pour toi Waldo ? me demanda-t-il en me fixant.

Son double menton tremblota sous son large visage efféminé, comme de la mauvaise gelée anglaise brune. Sa voix haut-perchée de castrat, révélatrice d’une possible carence en testostérone, émit des notes si aiguës, que certaines se perdirent dans les vastes appartements sans parvenir à mes oreilles. Je ne ris pas.

Le turc n’était pas un clown.

Je ne montrais jamais ma peur, et par chance les augmentations du turc se limitaient à des transoPérations pour fainéants, d’ailleurs pour l’heure difficilement vérifiables. Une légende urbaine prétendait qu’il portait deux foies et deux estomacs. Pas de neuroCam, pas d’amplificaTeur, pas d’audioThèse… rien de tout cela, du moins en apparence.

Mais si la peur possédait une odeur, alors il pouvait la sentir, exhalant de chacune des pores de ma peau. Car quand Omar Aygin vous fixait, ses yeux aussi noirs que le nanocarbone vous engloutissaient, comme le néant. Ce regard vous disait qu’Omar Aygin, douzième Pontife et Baron du Cartel O, disposait d’un pouvoir sans limites.

— La même chose que d’habitude Farma. Mes medocs, dis-je.

— Ils te font vraiment du bien alors. Je suis tellement content Waldo qu’ils te soulagent.

Je prenais des médicaments depuis qu’on remarquât ma peau trop blanche, mes yeux trop clairs, et mes cheveux trop blancs. Depuis qu’on constatât que mon corps ne produisait pas suffisamment de mélanine et que la lumière du soleil pouvait m’être fatale. Depuis qu’on dît à mes parents que j’étais le résultat d’une anomalie génétique, un mutant, un monstre quasi aveugle. Depuis ma naissance, depuis toujours.

Le regard des autres brûlait bien davantage. Alors, me protéger des morsures du soleil et de celle des gens devint avec le temps plus qu’un règle de vie, un principe absolu. Afin d’y parvenir j’employais tous les moyens : crèmes solaires, antalgiques, analgésiques, psychotropes, activateurs de mélanine, boosT, relaX, tranS et solitude. Des transoPérations auraient pu changer tout cela mais quitte à être un monstre, autant l’être avec panache.

La pharmacopée avait considérablement évoluée depuis ma naissance et les drogues autrefois illégales devinrent libres. Elles m’aidèrent à surmonter mes douleurs physiques, mes souffrances psychiques et mes angoisses existentielles, à accepter ce que j’étais : un albinos.

Mais depuis mon accident de voiture, la mort de mes parents et le handicap de ma soeur, les drogues que je prenais, me semblaient aussi efficaces qu’un pansement sur une fracture. Grâce à Angelo je finis par trouver mieux.

Omar Aygin se moquait totalement du soulagement apporté par les saloperies triangulaires que je lui achetais. Tout ça lui rendait autant service qu’à moi. Un échange de bons procédés. Du business.


Depuis peu le Farma m’avait offert la possibilité de calmer tout cela avec une seule pilule. Le tranZ, dernière née de la narcosynth corp, réunissait tous les effets d’un cocktail de tranS, boosT et relaX. Vingt quatre heures de répit dans un médoc de la taille d’un ongle. Ils en étaient encore à la période d’essai, et le petit miracle triangulaire ne se trouvait pas dans les narcobars ou les pharmacies d’Oumane, aussi je me fournissais directement à la source.

— Oui, ça me fait du bien. Il y a quelques effets indésirables mais je souffre moins, répliquai-je.

— Tu as eu d’autres oublis alors ?

Il utilisait le mot “oubli”, même si “amnésie” convenait davantage. Quatre mois que je prenais cette nouvelle came et depuis, j'oubliais des pans entiers de certaines de mes journées. Il m’arrivait de me retrouver dans un secteur sans savoir pourquoi et comment j’y avais atterri, ou de me lever le matin sans aucun souvenir de la veille. Pour le moment j’acceptais ces désagréments, en partie parce que le Farma me promettait une amélioration prochaine du produit, mais aussi car mon servCom colmatait les manques, par ses rapports journaliers sauvegardés. Et puis, je ne constatais nulle incidence sur mon boulot, au contraire je me trouvais plus efficace, calme et déterminé. Sans compter l’amenuisement considérable de mes douleurs, qu’elles fussent physiques ou psychologiques.

— C’est ça, de nouveaux “oublis”, dis-je.

— Tu es sûr de bien respecter les doses ?

— Oui, mentis-je. Un tranZ par jour comme tu me l’as bien stipulé.

Je me gardai bien de lui préciser qu’un, deux ou trois tranZ ne changeait rien aux absences que je vivais. L’intensité seule de ces oublis variait.

Je cherchais quoi rajouter, quand l’éphèbe, nu comme un ver et aussi défoncé que moi, revint avec une petite boîte métallique rectangulaire qu’il posa devant le turc. Celui-ci me regarda avec gourmandise. Je sortis de la poche de ma veste, en cuir synthétique, une liasse de renminbi que je fis glisser vers lui. Depuis ce matin, j’avais dépensé plus du tiers de mon salaire mensuel. Heureusement que tout le reste était pris en charge par le consortium.

— Vingt cinq mille ren comme convenu. En te remerciant.

Je pouvais presque l’entendre saliver. L’adolescent s’était rallongé à côté de lui en posant sa tête sur sa cuisse. Le second éphèbe, celui qui restait assis, se pencha pour mettre la liasse en sécurité près de la boite métallique qu’il poussa alors dans ma direction. Quand j’attrapai le petit récipient plein de promesses, son contact froid dans le creux de ma main me fit autant d’effet qu’un tranZ. Je me sentis tout de suite plus calme. La peur commença à me laisser tranquille.

— Souhaites-tu autre chose mon ami ? Un café peut-être ? On pourrait parler tranquillement. De ta dernière enquête par exemple.

Cela n’était pas une invitation, l’éphèbe assis m’avait déjà servi une tasse de café aussi noir que le regard de son maître.

— Tu sais recevoir Farma, répondis-je.

— Le Consortium est très inquiet Waldo. Que quelqu’un puisse éliminer comme rien un de nos scientifiques, ça n’est pas bon pour notre réputation. Et ce qui nuit à notre réputation, nuit à nos affaires et donc à nos intérêts. Les autres nous regardent et attendent notre réaction. Il est essentiel que tous les auteurs de ce crime ignoble soient vite retrouvés. Ensuite il faudra envisager les sanctions. Nous sommes à l’aube d’un événement sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Nous allons coloniser Mars et cela crée forcément des jalousies. C’est une période très sensible. Nous comptons sur toi.

Il me parlait très lentement, comme à un gosse attardé. Cette saloperie d’hypocrite me jouait le couplet habituel. Prêcher le faux pour obtenir le vrai. D’autant qu’il devait être l’instigateur de tout ça. Il lui suffisait de lever le petit doigt.

J’aurai voulu lui faire avaler sa tasse par les trous de nez, mais je sentais le regard du vautour derrière moi et le poids de son flingue à sa ceinture. “Calme-toi !” pensai-je, “un fantasme ne doit pas être forcément assouvi”. Maintenant que j’avais ce que je souhaitais, il me fallait un plan.


Primo : lui donner du grain à moudre.

Deuzio : gagner du temps.

Tertio : partir d’ici.


Cependant, comment m’y prendre ? Qu’allais-je vendre à ce crapaud dégueulasse et obèse ? Il ne se laisserait pas manipuler comme Angelo. L’animal était trop rusé pour ça et plus calme aussi. Il me verrait arriver avec mes gros sabots à des kilomètres.

Je connaissais suffisamment Angelo et son ambition pour savoir que notre discussion de ce matin traînait encore dans les limbes. L’emploi du brouilleur confirmait que comme pour chaque enquête, Angelo chercherait d’abord à tirer la couverture à lui. Cela pourrait suffire.

— Tu as raison Farma. Cet assassinat cherche à discréditer notre Consortium. Les meurtriers ont appliqué certaines de nos méthodes, pour faire croire à une blackop. Mais je ne suis pas dupe et je pense déjà que ce meurtre est un crime économique. AmaZing cherche sans aucun doute à se venger de l’incident du Groënland. Mais rassure-toi, cette mort ne peut pas compromettre le Grand Lancement et de toute façon le compte à rebours est enclenché.

Son café était brûlant et très fort. J’en aurai bien profité pour avaler un tranZ mais je trouvais la situation déjà suffisamment humiliante.

— Tu m’as l’air bien sûr de toi ? Tu as des preuves ? Dit-il, en plissant ses petits yeux et en pinçant sa bouche.

— Il ne peut y avoir qu’un Consortium pour organiser un tel crime. Les méthodes employées sont parfaites. Je doute que nous trouvions les preuves compromettant AmaZing. Ils sont très forts. Mais nous avons aussi nos recettes. Les Data, louées soient-elles, sont régulièrement alimentées et le Conso peut suivre le déroulé de l’enquête quasiment en direct. La procédure reste la procédure. L’Algorithme saura me guider.

— Il y a pourtant des éléments qui manquent depuis quelques temps mon ami. Certaines conversations sont incomplètes car volontairement brouillées. Il semblerait que le chef de votre service ne soit plus aussi transparent qu’avant.

Je ne m’y attendais pas à celle-là.

— Un peu d’intimité ne nuit pas Farma, répondis-je, du tac au tac.

Encore une fulgurance sortie de je ne savais où, comme tout le galimatias que je lui servais depuis deux minutes. Je ressentis des fourmillements dans ma colonne vertébrale, mon pouls s’accéléra tandis que le sang affluait dans mes poings.

— Pourquoi faire des cachotteries lorsqu’on est en famille ? Ton ami Angelo ne devrait pas oublier son serment. Il doit rester un serviteur zélé. Toi qui le connais bien tu pourrais lui rappeler quelques petits principes. Rappelle lui que tous les servCom du SEC sont reliés au centre de validation. Il a atteint son quota de parasites dans ses Data ces derniers jours.

— Il m’a avoué être fatigué ce matin. Il aura certainement oublié d’éteindre son brouilleur, tentai-je d’opposer.

Je conclus à peine ma phrase, que le Farma m’intima de me taire, en levant une de ses mains aux doigts boudinés. Le Farma venait d’avaler tout le miel qu’il avait dans la bouche.

— Nous ne tolérerons aucun oubli supplémentaire de sa part Waldo. Préviens-le. Plus de brouilleur quand son servCom est activé. Nous voulons tout entendre. Nous voulons tout savoir. Si une telle négligence se reproduit nous devrons le sanctionner économiquement. S’il tient à son statut de proD qu’il réfléchisse. Rappelle-lui bien que sans nous il n’est rien, et que l’Algorithme pourrait décider d’un autre avenir pour lui. J’aurais énormément de peine à le voir errer dans une décharge d’un secteur gris.

En voilà des manières. S’énerver de la sorte. Qu’avais-je manquer au juste ? Cela ne ressemblait pas au Farma de se mettre dans un état pareil. Angelo cachait-il quelque chose ? Une restructuration des services couvait-elle ?

L’expression de son visage reflétait son état d’esprit. Une certaine nervosité, pour ne pas dire de l’inquiétude, s’afficha dans son regard ainsi qui dans sa lèvre supérieure qui tremblotait autant que son double menton gélatineux.

Sentant son maître énervé, l’éphèbe qui m’avait servi le café s’allongea sur la cuisse du satrape obèse. Celui-ci ne me regardait plus, son attention s'était reportée sur les deux jeunes garçons et ses caresses étaient devenues languissantes. Je sus qu'il était temps de partir.

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