Elvis Fouinard
Les Consortiums demandèrent aux Machines de produire à la place de l’Homme.
Évangile selon l’Algorithme, La Genèse,1-6
Narcobar Le Colonial
Box d’Elvis Fouinard
Elvis Fouinard porte un nom prédestiné, c’est un Fouineur de première. Un cul-plat extravagant, qui préfère lire des livres en papier plutôt que de scroller. Un farfelu décalé, qui s’habille encore à l’ancienne, avec des tee-shirts ou des chemises à jabot. Il arbore une chevelure surabondante coiffée à la Pompadour et porte des rouflaquettes à faire pâlir d’envie un loup-garou.
Elvis est un as de la débrouille. Des rares improD que je fréquente, il s’en sort le mieux, et gagne certainement plus de renminbi en une semaine que moi en un trimestre. Allergique au Nuage, il travaille à l’ancienne, sans périphe et hors-réseau, se tenant à l’écart des Datas et de l’Algorithme. Une véritable banque de données humaine, un savant de l’underground oumanais.
Depuis très longtemps, Elvis profite du plus grand box du Colonial. C’est une petite pièce d’à peine neuf mètres carrés, savamment aménagée pour lui permettre d’y caser son impressionnante armada de bouquins. Au moins cinq mille ouvrages s’empilent sur des étagères courant jusqu’au plafond. Ils forment une mosaïque murale en relief, abstraite. Une collection hétéroclite, qui va du petit Kamasutra illustré, à l’ingénierie quantique pour les nuls, en passant par les œuvres de Conrad, Poe, Kōbō Abe, Hergé, Ellroy.
“La lecture reste l’ultime rempart à la connerie ambiante” aime-t-il à me rappeler. Je ne sais pas où il trouve le temps nécessaire pour lire, ni le courage de le faire. Un servCom lui économiserait tellement d’énergie, mais il ne le souhaite pas.
Il me répète son mantra anti-Algorithme à chaque fois que nous abordons le sujet : “Le servCom, c’est un fil à la patte, une machine à rendre con. Autant se foutre un implant dans le cul tonton. Je veux vivre sous les radars, pour rester libre. C’est le privilège des improD, alors j’en profite.”
Notre dernière entrevue remonte à au moins dix jours. J’essaye de remettre de l’ordre dans ce que nous avions évoqué à ce moment là, quand la porte de son box s’ouvre et manque de me fracasser la tronche.
Une péripate transoP, à la poitrine et aux fesses trop fermes pour être honnêtes, s’extirpe de la petite pièce. On l’a sans doute gonflée à l’hélium avant de la lester avec du plomb. Elle me croise sans sourire, me toisant du haut de ses chaussures aux semelles compensées, plus épaisses qu’un antique dictionnaire au format papier. Elle finit de rouler une liasse de ren entre ses doigts terminés par de faux-ongles d’une longueur indécente. L’espace d’une seconde, je la vois s’envoler tandis que j’imagine lui retirer ses chaussures. Elle s’éloigne sans un bruit, en agitant son gros derrière comme un leurre à pervers.
Elvis m’accueille dans son lupanar privé avec un grand sourire, tandis que de douceâtres effluves post-coïtales investissent mes narines. L’ambiance lumineuse flirte avec le convenable, comme l’intérieur d’une maison close de l’époque victorienne.
Mon salaud, t’es pire que James Bond !
Il s’est rhabillé à la hâte et cela se voit. Les mêmes vêtements à l’ancienne froissés. C’est le vrai problème avec les tissus d’avant, il faut le repasser. Il porte un jean moulant pas encore reboutonné et un tee-shirt qu’il finit de rentrer tant bien que mal dans son pantalon.
Il doit avoir vingt quatre ans, mais conserve une silhouette d’adolescent. Il n’a pas beaucoup grandi depuis notre première rencontre. Même s’il ne reste rien du jeune garçon fragile et apeuré que nous étions parvenus à exfiltrer. Les années de débrouille ont fait de lui un type rusé, agile et fort.
— Qu’est-ce que tu penses d’Alexis ? me demande-t-il en guise de bonjour.
— Elle a de quoi s’asseoir.
Il cligne des yeux et affiche un sourire béat.
— Pour un peu tu arrivais au pire moment, reprend-il, en faisant claquer sa langue.
— Alors on a qu’à dire que tu as eu de la chance.
Nous nous étreignons comme si nous nous retrouvions après des siècles.
En un tour de main, Elvis transforme son lit en grand sofa où il m’invite à prendre place.
— Tu veux un café tonton ou tu préfères autre chose ?
En disant cela, il agite une petite boîte rectangulaire de sa main droite, comme un hochet. Le bruit caractéristique des pilules qui s’entrechoquent à l’intérieur déclenche chez moi un réflexe pavlovien. Je me mets à saliver comme après avoir croqué dans un cornichon.
— Sers-moi un café plutôt, je viens de grailler. Je préfère digérer un peu avant de me rajouter du jus de came.
Il gobe une pilule ronde et orange : un relaX.
Besoin de faire baisser tes pulsations cardiaques ?
Il se retourne pour faire coulisser un pan du mur qui dévoile une niche. Trônent là un petit évier, des petits placards et un plan de travail supportant tout un tas de bocaux, d’ustensiles, un chauffe-plat électrique et une cafetière semblant dater du siècle dernier. Un objet en inox crasseux qui a accepté de ne plus rutiler. Il nous prépare un café. Pendant qu’il joue les alchimistes, je m’assois sur son canapé qui m’accueille en couinant. Vu l’état des ressorts, la partie de catch avec Alexis a due être plutôt bruyante. Elvis vient me rejoindre, accompagnée de deux grosses tasses de café fumantes. Puis, d’un coin de la pièce, il tire une petite chaise escamotable, qu’il déplie pour l’installer en face du cube lampe qui fait office de table basse.
— Qu’est-ce qui t’amène tonton ? lance t-il. Ce n’est pas relâche pour toi aujourd’hui normalement ?
“Tonton”, il me surnomme ainsi depuis que nous nous connaissons. Un sobriquet juste affectif, révélateur d’aucune parenté.
Comme à son habitude, il ne se perd pas en salamalecs complexes, mais va droit au but. Elvis est l’improD le plus occupé que je connaisse. Le plus utile également.
Avec une extrême précaution, je prends le temps de sortir de ma poche le petit cube, avant de le poser avec délicatesse sur la table-lampe. Le contraste du noir sur le blanc nous saisit.
Elvis regarde l’objet de longues secondes, avec toute la curiosité d’un macaque rhésus.
— Je peux le prendre ? me demande t-il.
— Tu peux y aller.
— Où l’as tu trouvé, fait-il en le saisissant comme une grosse friandise.
— Dans ma colibox ce matin même.
— Sous les radars je suppose.
— T’as tout juste.
Il l’observe sous toutes les coutures, avant de le reposer. Il saisit sa tasse de café fumante et s’adosse à sa chaise grinçante, en croisant les jambes comme un gentleman d’un autre temps.
— Que t’as dit ton ordi servile à son propos ? Sam ?
— Tom. Pas grand chose étonnamment. D’après les Datas cela correspondrait à un projet développé par AmaZing il y a deux ans. Sans plus. C’est pour ça que je viens te voir, pour que tu m’en dises davantage sur mon petit cube.
— Et tu l’as mis en marche ?
— Bien sûr !
— Et alors ?
— Alors rien !
— Tu ne manques pas d’audace tonton. Quoi d’autre ?
— Il y avait cette inscription à l’intérieur de l’emballage, une phrase que mon père aimait prononcer à tout va.
— Ton père travaillait-il sur ce genre de projet avant son accident ?
— Il travaillait sur quantité de projets mais je ne me souviens plus trop à vrai dire. Et je ne vois pas le rapport. Mon père travaillait pour SpecieZ, pas pour AmaZing.
— J’essaye de comprendre. Es-tu sûr que la mise en marche n’a rien déclenché ?
— Là aussi autre mystère, rien a priori. De légères vibrations au début et puis plus rien depuis. Je…
— Ou alors tu ne le sais pas encore, me coupe t-il.
— C’est vrai. Tu as une idée de ce que pourrait être mon petit cube ?
— Peut-être.
La masse de données à laquelle accède Elvis, me parait astronomique. Mais ça se comprend. L’Algorithme n’héberge qu’une partie émergée de Data. Une quantité colossale d’infos lui échappe encore. La toile informationnelle tissée entre les humains demeurant la plus conséquente. Le seul vrai réseau social encore à ce jour.
Il ménage son effet, en ingurgitant plusieurs rasades de son café mal dosé. Du vrai jus de chaussettes. Je le regarde avec attention, intrigué de le voir apprécier cette lavasse.
— QUB ! s’exclame t-il. Et il se me à épeler Q-U-B. Pour Brouilleur Universel Quantique.
— Ce ne serait pas BUQ plutôt, fais-je, après avoir éclaté de rire.
— Ça en jette moins dans ce sens, reprend-il, en riant à son tour. Et tu sais comment sont les consortiums, toujours à la recherche de l’acronyme parfait. C’est plus vendeur.
— Un énième brouilleur. Quel est l’intérêt ?
— Ce n’est pas un énième brouilleur. L’idée d’AmaZing est de développer le brouilleur ultime, indétectable et offrant à tous la possibilité d’échapper à l’Algorithme. Être hors réseau et invisible.
— Mouais. On en trouve déjà en contrebande. On s’en sert tous les jours.
— Peut-être Tonton, mais toi tu es au SEC. Pour le proD lambda qui utiliserait un de vos brouilleurs de pacotille, il deviendrait illico repérable. Plus aucune donnée ne remonte, et hop tu te retrouves avec un couple de Traqueurs aux fesses. Te voilà épinglé pour brouillage des données. Les emmerdes commencent pour toi et ta famille. En route pour la déchéance.
— D’accord continue.
— Le brouilleur d’AmaZing ne perturbe pas le flux. D’une certaine manière, il le reprogramme. Les Datas de l’utilisateur continuent de remonter vers l’Algorithme sous forme de données fictives. Un peu comme si tes oreilles écoutaient du techno-jazz, mais que ton cerveau entendait un discours de Nels Kumo. Au final, le tout est indétectable et intraçable.
Elvis ne peut pas me faire plus plaisir et je comprends mieux la trouille d’Angelo.
Mais est-ce vraiment ça ? Que craint Angelo exactement ? Quel rapport entre l’enquête qu’il m’a refourgué et le brouilleur ? Angelo serait-il au courant que le QUB est en ma possession ? Est-il au courant de son existence ? Le cube de golf que j’ai devant moi est-il seulement ce QUB ? Qui me l’aurait remis ? Pourquoi moi ? Pourquoi maintenant ?
Une chose n’en demeure pas moins évidente, si ce bidule est vraiment ce que prétend Elvis alors l’Algorithme ne servirait bientôt plus à rien. Les données traitées doivent être fondées pour être exploitables. Si elles sont fictives, elles deviennent aussi inutiles qu’une mâchoire sans dents. La collecte et le traitement de données représentent le fond de commerce de SpecieZ. Sa véritable force de frappe. Les chinois les suivent pour cette raison. L’Algorithme permet une surveillance complète des populations soumises au processus, via les servCom.
En perdant cette faculté, le Consortium risque gros. Il perd un rouage essentiel à sa machine de pouvoir. Et à terme il perd la confiance des chinois.
Ainsi, l’infaillibilité de SpecieZ devient un leurre. Quelle satisfaction ! Un jour viendrait où les pontes du Conso devraient rendre des comptes. Ce jour était peut-être plus proche qu’il n’y paraissait.
Mais je ne dois pas me perdre dans ses ruminations prophétiques. D’un petit hochement de tête, j’invite Elvis à reprendre ses explications.
— Mais le plus beau n’est pas là Tonton. AmaZing veut aller plus loin avec ce truc et en faire une arme anti-servCom.
Il les grille.
— Laisse-moi deviner. En les grillant ou quelque chose du genre.
— Bingo.
J’affiche un sourire béat, fier d’avoir eu cette fulgurance sans que Tom ne me souffle quoique ce soit. Depuis ce matin je les collectionne. Elles sortent des tréfonds de mon ciboulot. Maintenant que je suis lancé, autant ne plus s’arrêter. Je reprends.
— Sauf qu’AmaZing grillerait aussi les siens dans ce cas. Je ne vois pas l’intérêt. Ce serait comme de faire péter une bombe atomique. Cela entraînerait des catastrophes en chaîne. Si l’Algorithme s’effondre c’est la fin du réseau et de tout ce qui va avec. C’est la fin des consortiums.
— Pas besoin de la faire péter ta bombe atomique pour imposer le respect Waldo. Il suffit juste de faire savoir à l’ennemi que tu en as une et que tu es prêt à l’utiliser. C’est le principe de la dissuasion rappelle-toi.
— D’accord pour la bombe atomique, mais pour ce brouilleur machin chose, il servirait pour dissuader de quoi. Nous sommes tous reliés au même réseau. L’Algorithme travaille pour chacun d’entre nous et nous en profitons tous.
— Certes, mais le réseau est-il employé de la même manière. AmaZing et SpecieZ partagent-ils les mêmes fins ? Maintenant, il est possible de faire péter une mini-bombe atomique sur un objectif précis.
Il marque une nouvelle pause café. Je l’imite en me gardant bien de grimacer. Je ne voulais pas le vexer.
En terme de fulgurance, là pour le coup, je marque le pas. Où veut-il m’emmener ?
— De quoi tu parles ? reprends-je.
— Du projet Zombie.
— Allons bon Elvis, c’est un fantasme. Le truc a été enterré après la guerre. Aucun Etat ne permettrait de telles dérives, ce serait donner aux consortiums le pouvoir suprême. D’ailleurs, aux dernières nouvelles les chinois n’ont pas donné suites aux élucubrations de Kumo à ce sujet. On sait ce qu’a donné sa piètre tentative durant la guerre.
— Tu tiens ça de l’Algorithme et de ses petites Datas bien sûr, me coupe t-il.
Il m’observe avec toute l’assurance d’un grand fauve, le regard déterminé et le souffle au ralenti.
Le silence s’invite dans la pièce, aussi pesant que le doute qui vient de m’envahir.
— Oui et je suis bien placé pour le savoir je te rappelle.
— Bien sûr. C’est pour ça que tu viens me voir Tonton. Parce que tu es bien placé pour savoir. Parce que tu sais mieux que moi. Parce que l’Algorithme est infaillible. Parce que les Datas ne mentent jamais. Parce que ton Consortium ne manipule personne.
— Admettons. Il n’empêche que toutes les tentatives d’implantation d’un servCom dans un cerveau humain ont pour le moment échoué. Les cobayes meurent durant l’opération ou deviennent fous car leur psyché est incapable de supporter l’implant. Cela ne date pas d’hier.
— Oui. Mais Tonton, imagine maintenant une seconde qu’ils parviennent à surmonter ces difficultés et que ça finisse par fonctionner. Ils mettent la main sur le cobaye parfait. Boum, les ingénieurs de SpecieZ parviennent à implanter un servCom au nez et à la barbe des chinois. Ils en ont parfaitement la capacité après tout. La Saine Entente le permet en plus. Imagine ensuite qu’ils parviennent à prendre le contrôle de l’individu pour le manipuler comme une marionnette.
— Tu es donc en train de me dire qu’ils y sont parvenus.
— Oui.
Mon cerveau s’active comme une centrifugeuse. Mes idées tournicotent et se plaquent sur les parois de ma boîte crânienne. Impossible de réfléchir et avec un servCom en sourdine je ne suis pas dans les meilleurs conditions.
Il me faut prendre quelque chose. Pas mon dernier tranZ cependant. Devant Elvis la chose ne peut s’envisager. Je repère la petite boîte métallique qu’il a agité dix minutes plus tôt. Il croise mon regard. Pas besoin d’être un ingénieur quantique pour comprendre. Il me tend la boîte.
Je capte deux relaX et les gobe aussi sec.
— Ça va Tonton ? Me demande t-il. On dirait que t’as vu un fantôme ?
Je dois admettre une chose. Mon succès en tant que Renifleur n’aurait pu être possible sans Elvis. Il me fournit toujours des infos de premiers choix.
— Depuis quand tu le sais ?
— Ce matin. Ça circule sous les radars depuis le découverte du macchabée. Le type aurait été grillé pour cette raison. Ça pue la “corvée de bois” à plein nez, et pas besoin d’être un Renifleur pour le flairer.
Non seulement les données hors réseau pullulent, mais elles circulent aussi plus vite. J’affiche l’air le plus effaré disponible dans mon catalogue d’expressions.
— A voir ta tête, je comprends que le SEC t’a mis sur le coup. Je t’apprends encore quelque chose alors ?
Bien sûr que non, mais j’aime le flatter.
— Comme souvent hélas, et avec une telle désinvolture. Mais c’est pour ça que je t’aime, dis-je, en lui envoyant un clin d’œil. Tes sources sont sûres bien évidemment ?
— On ne peut plus sûres. En relation directe avec AmaZing Tonton.
— Cela pourrait expliquer pas mal de choses.
— Tu es allé sur place alors ?
— Oui, ce matin même.
— Et rien sur le projet Zombie ?
— Non. Mais sur le Grand Lancement oui.
— Une fausse piste.
— Possible. Je n’en sais rien. Pour le moment je tire sur tous les fils possibles et je verrai où est la bobine pleine.
Elvis ne se trompe pour ainsi dire jamais. On ne le considère pas comme le meilleur Fouineur d’Oumane sans raison. Mais je ne suis pas moins fier d’avoir en partie correctement reniflé. Ses dernières déclarations corroborent mes premières hypothèses. Abel Montrivaje a été victime d’une blackop, il a été exécuté. Toutefois, les dernières déclarations d’Elvis éclairent d’un jour nouveau mon enquête. L’empressement des Pontifes s’explique. Le Grand Lancement sert de rideau de fumée. Leur véritable préoccupation se situe à un autre niveau.
A bien y regarder, à aucun moment je ne me suis attardé sur le mobile du meurtre. Depuis le début, tout laisse croire que celui-ci est obligatoirement en lien direct avec le projet de colonisation martienne. Abel Montrivaje étant un des responsables du Grand Lancement, l’évidence va de soi. L’insistance d’Angelo, et les sous-entendus d’Erika Vyltmöss, me confortent dans cette voie, sur laquelle je me suis engagé tout seul dès le départ, comme le pire des débutants.
Ma rancœur pour le Consortium facilite les choses, puisque je suis trop content de les savoir coupables. Je viens de comprendre que tout dans cette histoire de meurtre est tellement surexposé à la lumière, que j’en oublie les ombres et les nuances. J’oublie de voir au-delà des apparences.
— Et ce… ce prototype potentiel. On sait qui c’est ?
— C’est qui “on” tonton ? me demande-t-il, en posant sa tasse de café, désormais vide, à côté du brouilleur cubique. Ton conso le sait forcément, puisque un de leur chirCom a dû implanter le servCom dans le cerveau du cobaye. Il y a fort à parier qu’AmaZing le sait aussi puisqu’il s’est arrangé pour que tu reçoives ce bidule. Il pointe du doigt le cube de golf. Reste à savoir quand le prototype, comme tu dis, s’en rendra compte.
Son regard navigue exagérément entre le cube et moi.
Pourquoi tu me regardes comme ça ?
Il me prépare à entendre une vérité inadmissible que j’envisage déjà, au plus profond de mon être.
— Quoi ? Qu’est-ce que tu as à me regarder comme ça ?
— Waldo ? dit-il avec douceur.
— Oui
— J’ai une sorte d’étrange pressentiment. Mais je ne suis pas sûr que ça te plaise.
— Vas-y accouche, laissé-je échapper.
— Tu dois forcément t’en douter, avec le flaire que tu as.
— Accouche je te dis !
— Et si c’était toi le prototype Tonton ?
Voilà, il le verbalise enfin. Cela doit même lui brûler les lèvres depuis le début.
— Bien sûr. Et je ne m’en rendrais pas compte.
— Non, fit-il d’un air désolé. Pour les raisons déjà évoquées.
Je prends de profondes inspirations. Les relaX ne produisent aucun des effets attendus. Mes pulsations cardiaques avoisinent celles d’un sprinteur en fin de course.
— C’est pas possible, je ne trouve rien d’autre à dire tout en secouant la tête.
— Je comprends que ce soit difficile à admettre tant cela est irréel. Mais réfléchis un peu à tout ce que tu n’arrêtes pas de me dire depuis ton accident. Tes maux de tête, tes oublis, cette incompréhension que tu éprouves vis-à-vis de ton Conso. Cette étrange impression d’être en possession de quelque chose. Ces instants où tu as le sentiment que ton servCom est dans ta tête.
— Je m’en serais rendu compte Elvis. Je suis un Renifleur. Depuis tout ce temps, j’aurais fini par le découvrir.
— Peut-être Waldo ou peut-être pas. Ce n’est pas de ta faute. Il est plus facile de renifler le cul du voisin que le sien. Tu t’es habitué à ta condition. Ces fumiers t’ont conditionné. Tu n’as pas à t’en vouloir. Nous devons maintenant te préparer à l’atterrissage.
Jamais je n’ai entendu Elvis parler avec une telle douceur, même lorsqu’il était adolescent.
— Bien maintenant que tu m’as glissé le suppo, affranchis-moi sur la suite possible. Qu’est-ce que tu sais ?
— Rien Waldo. Je ne sais rien car il n’y a jamais eu de précédent. Si ce que je pense s’avère exact, tu devrais finir par prendre conscience que Bob est fiché dans ton crâne.
— Tom ! maugréé-je.
— Pardon ?
— Mon servCom s’appelle Tom et non pas Bob.
— Oh ! Sorry about that ! Donc à un moment, tu vas te rendre compte que Tom est dans ta tête. Cela peut-être soudain ou plus soft. En théorie, il est possible que cela s’accompagne de douleurs et de délires.
— Et la pratique ? Si Tom me pète à la gueule. Bordel, si le servCom grille mon cerveau.
Il n’y est pour rien, mais j’en veux à Elvis de me dire tout ça. Cette vérité m’effraie. Je me sens dans un état second. Désincarné. Cela ne m’arrive jamais. Même quand je badtrippe. Même sous tranZ. Jamais. Du moins je crois.
— Le bidule n’est pas prévu pour ça. Rassure-toi ! AmaZing ne prendrait jamais le risque de tuer le porteur. Les enjeux sont trop nombreux. Ça va aller. Nous allons y arriver Waldo.
Sa prévenance me rassure. Mais l’espace d’une seconde je ne peux m’empêcher de penser qu’en réalité il en sait bien plus. Alors pourquoi ne me dit-il pas tout ? Comment sait-il autant de choses ? Aussi vite ? Et pourquoi ne me les dire que maintenant ?
Bon sang, Angelo ne se trompait pas tout à l’heure. Ma parano me rattrape. Lui aussi, cet immonde iguane-cracheur, il sait. Forcément. Je ne me trompe donc pas. Le Consortium se sert bien de moi, depuis le début. Depuis l’accident.
Quatre ans à chercher des réponses, et voilà qu’elles m’éclatent à la figure en bloc, comme des foutues grenades assourdissantes. Toutefois, il m’en manque encore des réponses, et surtout, il me faut un peu plus de temps pour assimiler et faire le tri.
Je récupère le cube et la petite boîte en aluminium pleine de médocs. Je fourre le tout bien au chaud dans ma poche de veste, et refile à Elvis un rouleau de ren, aussi épais que les semelles des chaussures de sa catcheuse Alexis.
Elvis ne me retient pas. Il n’aurait pas pu le faire de toute façon.
Je quitte Le Colonial par la porte de secours située à l’arrière du bâtiment, en moins de temps qu’il faut pour le dire, sans prendre le temps de saluer Quentin. Ça m’arrive souvent, je n’ai pas que de bonnes manières. A ma décharge, je ne me sens pas trop dans mon assiette.
Dehors, la lumière de l’après-midi transperce mes rétines. Le filtrage de mes lentilles photochromiques est à son maximum. Je plisse mes yeux à n’en plus pouvoir. Davantage, je ne verrais plus rien. Les espaces verts manquent à Oumane, l’ambiance four à pizza ne me surprend donc pas. Mais le contraste de température entre l’intérieur du Colonial et l’extérieur me semble plus fort que d’habitude. La peau de mon visage me signifie que l’amplitude thermique avoisine les 25 degrés. Le soleil cherche à me faire fondre comme une tranche de beurre sur le biosphalt brûlant. La perspective m’apparaît peu alléchante.
Sans traîner, je tente de m’abriter à l’ombre de la dalle de béton du parking où m’attend la robocar. Je commence à tourner de l’œil. Chancelant, je regagne ma voiture, paniqué et groggy. L’air ambiant semble dépourvu d’oxygène. J’étouffe, non pire, je me noie. Ma tête me brûle. La jauge de mon état de confusion ne va pas tarder à exploser. Comment la chaleur peut-elle me mettre dans cet état ? Il y a quelque chose d’autre. Les derniers propos d’Elvis ne me quittent pas. Ils ricochent dans ma boîte crânienne, comme des abeilles cherchant à quitter une ruche sans issue. Cette saloperie de brouilleur quantique a effectivement déclenché quelque chose.
La satel est à portée. Encore quelques pas et je serai au frais. La porte de l’habitacle s’ouvre en laissant échapper une petite brume de condensation. Je m’installe à la hâte sur le siège conducteur, rassuré d’être enfin à l’abri. La température plus fraîche apaise mes brûlures. Je dois me ressaisir et retrouver mes esprits. Avaler quelque chose de plus fort pour me calmer. Cela m’aidera aussi à faire le point. Avec une certaine fébrilité j’extirpe la petite boîte en aluminium du vide-poches. A l’intérieur, la petite pilule triangulaire semble manifester sa joie en rebondissant à l’envie. Cloc cloc cloc ! Cloc cloc cloc !
Vite mon dernier tranZ. Voilà !
Un sentiment d’angoisse m’envahit aussitôt, comme une marée d’équinoxe. Deux prises aussi rapprochées, est-ce bien raisonnable ? Les effets secondaires ne seront-ils pas décuplés ? Tant pis. C’est trop tard de toute façon. Dissolution instantanée. Maintenant, il n’y a plus qu’à attendre les effets. Je trouve qu’ils tardent. Cela n’arrange pas mes tourments.
Ça traîne. Vite un autre ! Merde je n’en ai plus ! Vais-je pouvoir tenir ?
Il me faut un plan.
Primo, se rendre chez le Farma.
Deuzio, faire une bonne réserve de tranZ.
Tertio, trouver un moyen de virer cette saloperie de mon crâne. Si saloperie il y a. Elvis peut se tromper. Nul n’est infaillible, c’est bien connu.
Tom où es-tu ?
Mais, pourquoi n’y ai-je pas pensé plus tôt ? Tom me donnera la réponse.
Vite rallumer mon strappho et chausser mes hologlasses. Parler à Tom. Le bref sifflement qui suit la remise en fonction du servCom me rassure. Je regarde mon strappho qui finit de clignoter. Le voyant lumineux se fige. En route.
— Tom tu es là ?
— Oui Monsieur.
J’ai besoin de savoir.
— Tom es-tu dans ma tête ?
Silence.
— Tom.
— Oui Monsieur.
— Es-tu dans ma tête ?
Silence.
Je hurle.
— Tom bordel !
— Oui Monsieur.
— Es-tu dans mon putain de crâne ?
— Pardonnez-moi Monsieur mais mon programme ne m’autorise pas à répondre à cette question.
Tu parles ! Foutue machine !
Je m’en remets alors au effets du tranZ. Je ferme les yeux. Au bout de trois ou quatre minutes, je sens le jus de came qui se mêle à mon sang avec délicatesse. J’attends, et les choses ne se passent pas du tout comme d’habitude.
L’apaisement ne me gagne pas. C’est le contraire qui se produit. Mon sang bouillonne et mon rythme cardiaque s’accélère. Mes muscles tétanisent. J’entends de gros boum qui marquent la cadence du torrent qui cavale désormais dans chacun de mes vaisseaux sanguins. Je les sens battre, se tordre, s’étirer, craquer, proches de la rupture, je les sens tenter de contenir les flots chargés d’hémoglobine et en furie cherchant à se faire la malle. Pour le moment les tuyaux tiennent le coup.
Boum ! Boum ! Boum !
Ma tête semble plus lourde désormais, prête à éclater. Mes tempes martèlent en suivant le même tempo. Les acouphènes qui envahissent mes oreilles bourdonnent comme de gigantesques diptères impossibles à rassasier. Je sens un liquide chaud et poisseux qui s’écoule de mes narines. Je le récolte avec ma langue. Son goût, salé et métallique, me refile la nausée. Première hémorragie. Par le nez comme à chaque fois. Le maillon faible.
Ne pas vomir surtout ! Pas dans la satel. Dehors !
Les yeux encore fermés, j’ouvre la porte. La chaleur de l’extérieur me frappe le visage comme un gigantesque retour de flamme. La boule de dégueulis reste sagement dans l’estomac. Je bave comme un bouledogue. Je m’introduis deux doigts pour me chatouiller la glotte. Réflexe immédiat. Les deux nems de la vieille Marie prennent la poudre d’escampette et s’écrasent en une gluante flaque malodorante sur le biosphalt. L’odeur immonde me refile un nouveau haut-le-coeur. C’est reparti pour un autre tour de manège. Le deuxième jet d’acide gastrique met le feu à mon œsophage. Je referme la portière aussi vite que possible cette fois-ci.
Je m’essuie le nez et la bouche comme je peux, avec la manche de ma cryoveste. J’incline le dossier de mon siège en arrière, au maximum.
Avec la tête en arrière, je vais arrêter de saigner !
Boum ! Boum !
Malgré la climatisation en mode polaire je transpire à grosses gouttes. Elles ont au moins la taille de mes poings. Je suis trempé désormais et l’air glacé commence à me saisir. Je grelotte. Je me recroqueville comme je peux sur mon siège. J’ouvre les yeux. L’habitacle de la satel semble plongé dans une nuit sans lune. Mon champ de vision, réduit à peau de chagrin, perçoit à peine les rais de lumière crûe qui dardent pourtant au dehors. L’air est devenu opaque.
Putain je deviens aveugle !
Boum !
La panique me gagne. Je crains de rester dans cet état pour l’éternité.
Et puis c’est le noir complet. Un voile sombre, épais et lourd, tellement lourd, englue mon visage dans une gangue de ténèbres et d’effroi. Mes yeux sont écrasés, au bord de l’implosion.
Alors que je pense vivre mes derniers instants, un voile blanc, d’une pureté parfaite, vient remplacer le cocon d’obscurité qui me recouvre. C’est une étoffe soyeuse, légère comme une plume et aussi fraîche que la rosée du matin. Une main invisible passe le tissu sur mon visage. Sa caresse me redonne espoir tandis que sa fraîcheur calme ma fièvre. Mon rythme cardiaque ralentit tandis que le voile de ma conscience se déchire. Je ne garde aucun souvenir de ce qu’il advient ensuite.
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