Omar Aygin
Mais les Machines ne pouvaient pas tout produire.
Les Consortiums séparèrent alors les productifs des improductifs.
Évangile selon l’Algorithme, La Genèse, 1-7.
Secteur 10
NarcoSynth Corporation
Il me faut visionner l’historique de mon servCom, pour connaître le déroulement des événements entre le départ du Colonial et l’émersion devant chez moi, lorsque ma conscience refait surface. La lumière moins forte du soleil indique que le crépuscule approche. Les vaps m’enveloppent depuis un sacré bout de temps. Le sang dans ma tête tournoie comme dans une essoreuse et mes yeux embués restent ouverts par miracle.
Les images enregistrées par Tom, me permettent de retracer mon errance de l’après-midi : un aller simple entre le narcobar de Quentin et mon appartement, avec un arrêt dans une clinique de transoPération du secteur 3. Réimprimer dans mon cerveau, via mes hologlasses, ce que le deuxième tranZ empêche. Une pratique devenue courante ces derniers mois.
Je demande à Tom d’incruster la redif de ma visite dans la clinique “NOUVEAU SOURIRE”, en vitesse 3, avec sous-titrages. Mon arrivée dans la salle d’attente. Ma prise en charge par une conseillère. Sa crise de rire face à ma demande. Sa remarque : “Non monsieur. Un servCom implanté dans le cerveau, nous serions les premiers au courant”. Son visage crispé à la vue de mon badge. Ses excuses. Mon retour dans la Satel.
La suite des images de l’habitacle me montrent hagard durant le reste du parcours, ânonnant des phrases confuses. Rien de bien méchant et d’inhabituel après une prise de tranZ. Mais cette fois je l’ai quand même sacrément senti passer.
Seule une donnée contenue dans l’historique du servCom m’alerte. Un véhicule suspect, repéré par le radar anti-filature, qui me file le train comme un rémor après mon départ du Colonial. L’Oyot noire, un modèle courant, au numéro de série brouillé, m’escorte jusqu’à devant chez moi avant de me laisser à mon sort. Rien ne s'allume en moi, je verrai ça plus tard.
Même si je le sais, prendre deux tranZ dans la même journée, voilà un geste bien inconsidéré de ma part. Les effets secondaires tapent plus forts. Depuis trois mois je ne m’y habitue toujours pas. Pour autant, je ne peux plus me passer de ces compagnons devenus indispensables. Si Elvis ne se trompe pas dans ses prédictions, les prochains jours risquent d’être durs à gérer pour moi. Seules ces merveilleuses petites pilules triangulaires m’aideront. Hélas, il ne m’en reste plus.
Récupérer la sacro-sainte dose de mes médocs, pour la quinzaine à venir, devient prioritaire. Cela signifie une visite obligée chez le Farma. Du bonheur en perspective, et la nuit qui se pointe avec tout ça.
Omar Ayrgin, dit le Farma, réside dans la partie ouest d’Oumane, le secteur 10, une zone grise. Un secteur gigantesque, le plus vaste de la cité-état dont la réimpression vient seulement de commencer. Une macédoine architecturale, où cohabitent les derniers bâtiments construits et ceux qui attendent leur future démolition.
Sa traversée impressionne. Les structures métalliques rouillées des anciens docks, ressemblent désormais à des carcasses de mammifères marins échoués depuis des siècles. Elles finissent de tomber en poussière, au milieu de vastes espaces en friche. Ça et là, des meca3D œuvrent, jour et nuit, à la réimpression de bâtiments de stockage, de transformation ou de livraison.
D’ici un an, le secteur 10 deviendra une vaste zone industrielle, pour l’heure il demeure un no man’s land potentiellement dangereux. A la tombée de la nuit, il n’est pas rare, pour le proD imprudent, de croiser des bandes d’improD chasseresses.
Le vrombissement incessant des drones autonomes qui effectuent leurs livraisons, les grincements et sifflements perpétuels des méca3D colossaux, l’absence d’humains visibles dans ce décor de verre et d’acier, conférent aux lieux une atmosphère étrange. Un mix entre une zone de guerre et un laboratoire expérimental pour nouvelles technologies à ciel ouvert.
Le Farma y mène ses affaires.
La NarcoSynth Corporation est une des nombreuses filiales du consortium SpecieZ. Dirigée par Omar Ayrgin depuis son installation à Oumane, elle est la première à disposer d’un complexe industriel entièrement imprimé dans le secteur 10. Sur des dizaines d’hectares, et en un mois seulement, des unités de stockage, de transformation et de livraison ont été réimprimés par une flottille de méca3D autonomes, respectant au millimètre près des plans à la géométrie complexe. La NSC jouit du monopole sur le commerce de produits pharmaceutiques naturels et synthétiques, à Oumane, mais aussi dans les onze autres territoires du Pacifique annexés par les chinois.
Après la découverte du miraculeux tranZ, mes visites chez le Farma sont devenues fréquentes ces derniers mois. Le prix à payer pour rester un cul-plat et endurer tout le reste.
Ce brave Angelo m’a branché sur le coup, un jour d’agonie plus pénible que les autres. Il m’encourage alors à essayer ce nouveau médoc. Un prototype plein de promesses selon lui.
Je suis ses conseils dès le lendemain. Je ne regrette toujours pas, sauf pour les absences qui suivent les prises.
Ma robocar franchit, sans encombres, les quelques kilomètres de no man’s land qui séparent le secteur 8 de l’entrée du complexe de la narcosynth corporation. Je passe brillamment les tests d’admission, et je suis autorisé à garer ma robocar près d’un bâtiment plus à l’écart, que je sais abriter les appartements du Farma. Il jouxte la piste d’envol des drones de livraison long courrier, et est aussi laid que les autres.
Une transoP, à la musculature impressionnante et au sourire d’une blancheur aveuglante, me guide à travers une série de couloirs rétroéclairés interminables sillonnant l’entreprise pharmaceutique. En guise de conversation je n’ai droit qu’à l’écho de nos pas, et au grondement feutré des machines qui œuvrent derrière les murs. Nous traversons plusieurs halls déserts, et arrivons dans un nouveau couloir. Ici on n’entend plus le grondement des machines.
A partir de là, je suis pris en charge par un grand échalas au costume impeccable et à l’allure sinistre d’oiseau de proie, ou de charognard plutôt. Est-ce son apparente absence d’émotion, sa bouche sans lèvres sous son grand nez aquilin, son regard inquisiteur froid comme celui d’un vautour ? Est-ce tout cela à la fois ? Il existe chez cet homme quelque chose qui allume en vous tous les signaux d’alerte dont Mère Nature vous a dotés.
Depuis notre première rencontre, je ne parviens pas à déterminer si je suis en présence d’un cul-plat ou d’un transoP. En effet, aucun signe visible n’indique qu’il soit un augmenT. Sa musculature semble normale, pour ne pas dire médiocre, et les parties visibles de son corps ne laissent voir aucune proThèse neurobio, ou stigmates d’implants plus profonds. De plus, son servCom ne doit pas faire des étincelles, vu le strappho qu’il porte au poignet gauche. Un modèle antédiluvien.
Quoi qu’il en soit, il apparaît clairement que ce type dispose de toutes les qualités requises pour être le bras droit du Farma. Cela le rend encore plus dangereux.
— Monsieur Sirce, ravi de vous revoir. Le patron vous attend dans ses appartements, dit le charognard, sans le moindre sourire.
Aussitôt, il m’accueille avec tout le respect qu’il me devait, en me plaquant contre un des murs du couloir. A chaque visite, le même rituel. Je m’en suis formalisé trois mois plus tôt, lors de notre toute première rencontre, mais il paraît qu’on s’habitue à tout, y compris à l’inacceptable.
Toutefois, je prends mes précautions désormais. Quand je viens voir le Farma, je laisse mon AED et mes hologlasses dans la boîte à gants sécurisée de la robocar. Ce soir, je n’oublie pas de laisser le cube en compagnie de tout le reste dans ma bagnole.
Le vautour dispose d’un certain penchant nostalgique, il aime travailler à l’ancienne et n’utilise aucun scan. Il préfère employer ses coudes, ses genoux et parfois ses vilaines santiags démodées. Le zig est un sacré vicelard.
Waouh mon cochon ! Si tu pouvais faire preuve d’un peu de tendresse.
Je vis pleinement nos retrouvailles. Son avant bras gauche m’écrase la nuque, tandis que son genou appuie sur le creux d’une de mes jambes pour m’immobiliser. Il se met alors en quête d’objets potentiellement dissimulés partout sur moi. Une sorte de “Où est Charlie ?” à tâtons. Nous sommes devenus très intimes. Il conclut nos embrassades en extirpant mon badge de la poche de ma veste, et tente de retirer le strapphone de mon poignet. Il s’agace.
Je préfère l’avertir une nouvelle fois de peur qu’il m’arrache le bras. Il a du mal à comprendre.
— Celui-là ne se retire pas, souvenez-vous.
La mémoire lui revient. Il cesse de me câliner. Je me retrouve seul contre le mur, un brin secoué par ses papouilles. Il recule davantage, observe son unique trouvaille avec une curiosité feinte et presque aussitôt me la rend. Il accompagne son geste d’un sourire que je lui effacerais bien à coup de talons.
— Merci pour votre collaboration Monsieur Sirce. Je vous en prie entrez !
Tu vas me la faire à chaque fois l’affreux ?
Il réajuste son vilain costume et ouvre le porte blindée qui mène aux appartements du Farma. Il m’invite à entrer.
Le président directeur général de la Narcosynth corporation vit dans un coffre-fort luxueux, vaste et enfumé. Encens, bougies, cannabis, on brûle de tout dans les appartements du Farma. C’est comme un décor de vieux film, un mauvais polar du siècle dernier. Pourtant la première fois que j’y suis entré, cet endroit m’avait plu. Cela continue. La lumière produite par d’antiques ampoules à filament y est aussi tamisée que dans un narcobar pour Gris.
A l’autre de bout du salon, vautré sur un divan gigantesque comme un vieux chat obèse, le Farma caresse les chevelures bouclées de deux adolescents nus aux regards hallucinés allongés à ses côtés. Les cuisses exagérément dodues du PDG leur servent d’oreillers. Devant eux, une antique table basse en bois, recouverte de velours rose foncé et aux côtés plaqués d’argent, supporte un service à café en porcelaine. Une des tasses fume comme une pipe à opium.
Tandis que le Farma m’invite à m’approcher, je tente de réprimer le haut-le-cœur qui me prend devant cette version revisitée d’une nuit au harem pour pédophile libidineux. Omar Ayrgin me dégoûte. Pour le moment, et dans mon intérêt, je parviens encore à le dissimuler. Derrière moi, l’oiseau de proie m’a suivi et monte la garde devant la porte fermée.
— Waldo ! Quelle bonne surprise ! Entre mon ami et mets-toi à l'aise !
Il a prononcé ces mots de la même manière qu’on commande un café ou un boosT dans un narcobar. Omar Aygin est un obèse sentimental. Il a souhaité que nous devenions amis dès notre première rencontre, vieille de quatre mois. Il insiste alors pour que je l’appelle Farma.
— C'est toujours un plaisir de te voir Farma ! déclaré-je, hypocrite, en prenant place dans l'énorme pouf aux allures de loukoum à la rose qui lui fait face.
— Tu es toujours le bienvenu Waldo. Ma maison est la tienne. Tu sais tu es mon ami. Je le disais encore à mon responsable de la sécurité juste avant que tu arrives. N’est-ce pas Akba que je te le disais ?
Il accompagne sa remarque d’un geste tellement maniéré, que pendant une seconde je me retrouve catapulter dans une peinture de Géricault. Je m’interdis de pouffer, me contentant de tourner la tête pour apprécier la réponse du vautour. Une bouche encore plus pincée. Il ferme les yeux et se contente de hocher la tête. Un geste réflexe, comme celle d’un chien pendulaire très obéissant sagement posé sur le tableau de bord d’une robocar.
— Tu vois ! Il est important de choyer ses amis, ils valent tous les trésors du monde. Dans mon pays on dit que mille amis n’est pas trop; un ennemi, c’est beaucoup. Pourvu que notre amitié dure toujours Waldo.
Le Farma est turc et je déteste ces salamalecs, mais cela fait partie du jeu. Après tout, baisser la tête ne signifie pas se soumettre. Le Farma aime entendre ses conneries et elles n’engagent que lui. Un moyen de me rappeler qui il est, comme le ferait un crotale en agitant sa queue.
Omar Ayrgin est le plus haut représentant du consortium à Oumane, un des douze Pontifes. Seuls les membres du SEC le savent. Pour tous les autres, le Farma, mafieux local (Baron du Cartel O tout de même), trempe dans tout un tas de trafics aussi louches les uns que les autres. En faisant la somme de tout cela, je retiens surtout que son opportunisme prime sur tout le reste.
— N’aie crainte Farma. Ta gentillesse et ton honnêteté sont reconnues. Je reste ton obligé.
Je ne dispose de rien d’autre en stock. Il devra faire avec, étant donné que mon servCom est persona non grata dans son antre. Par mesure de sécurité, l’endroit est truffé de brouilleurs. En tant que Pontife il y a droit. Une hypocrisie de plus.
Il sourit comme un enfant qui mange sa première friandise. Il chuchote quelques mots dans l'oreille du jeune garçon allongé à sa gauche, avant de lui embrasser la joue. Il fait de même avec l’autre garçon. Le premier se lève, le regard toujours dans le vide, et sort de la pièce. Le second se pose à ses côtés.
Le Farma se redresse pour s’asseoir comme un énorme ballon que l’on regonfle. Sa carcasse démesurée est recouverte d’un pyjama de soie bleu du plus mauvais goût. C’est tout ce qu’il peut porter, je l’ai toujours vu en pyjama.
Il ressemble à une infâme caricature.
— Que puis-je pour toi Waldo ? me demande-t-il en me fixant.
Son double menton tremblote sous son large visage efféminé, comme de la mauvaise gelée anglaise brune. Sa voix haut-perchée de castrat, révélatrice d’une possible carence en testostérone, émet des notes si aiguës, que certaines se perdent dans les vastes appartements sans parvenir à mes oreilles.
Je ne pouffe pas, car te turc n’est pas un clown.
Je ne montre jamais ma peur, et par chance les augmentations du turc se limitent, d’après les rumeurs, à des transoPérations pour fainéants, en l’état difficilement vérifiables. Une légende urbaine prétend qu’il porte deux foies et deux estomacs. Pas de neuroCam, pas d’amplificaTeur, pas d’audioThèse… rien de tout cela, du moins en apparence. Mais si la peur possède une odeur, alors il pourrait la sentir, exhalant de chacune des pores de ma peau. Car quand Omar Aygin vous regarde, ses yeux aussi noirs que le nanocarbone vous engloutissent, comme le néant. Ce regard vous dit qu’Omar Aygin, douzième Pontife et Baron du Cartel O, dispose d’un pouvoir sans limites.
— La même chose que d’habitude Farma. Mes medocs, dis-je.
— Ils te font vraiment du bien alors. Je suis tellement content Waldo qu’ils te soulagent.
Je prends des médicaments depuis qu’on a remarqué ma peau trop blanche, mes yeux trop clairs, et mes cheveux trop blancs. Depuis qu’on a constaté que mon corps ne produit pas suffisamment de mélanine et que la lumière du soleil peut m’être fatale. Depuis qu’on a annoncé à mes parents que je suis le résultat d’une anomalie génétique, un mutant, un monstre quasi aveugle. Depuis ma naissance, depuis toujours.
Le regard des autres brûle deux fois plus. Alors, me protéger des morsures du soleil et de celle des gens est devenu avec le temps plus qu’un règle de vie, un principe absolu. Afin d’y parvenir j’emploie tous les moyens : crèmes solaires, antalgiques, analgésiques, psychotropes, activateurs de mélanine, boosT, relaX, tranS et solitude. Des transoPérations auraient pu changer tout cela mais quitte à être un monstre, autant l’être avec panache.
La pharmacopée a considérablement évolué depuis ma naissance et les drogues autrefois illégales sont devenues libres. Elles m’aide à surmonter mes douleurs physiques, mes souffrances psychiques et mes angoisses existentielles, à accepter ce que je suis : un albinos.
Mais depuis mon accident de voiture, la mort de mes parents et le handicap de ma sœur, les drogues que je prends, me semblent aussi efficaces qu’un pansement sur une fracture. Grâce à Angelo je finis par trouver mieux.
Omar Aygin se moque totalement du soulagement apporté par les saloperies triangulaires que je lui achète. Tout ça lui rend autant service qu’à moi. Un échange de bons procédés. Simplement du business.
Depuis peu le Farma m’a offert la possibilité de calmer tout cela avec une seule pilule. Le tranZ, dernière née de la narcosynth corp, réunit tous les effets d’un cocktail de tranS, boosT et relaX. Vingt quatre heures de répit dans une seule pilule de la taille d’un ongle. Ils sont encore à la période d’essai, et la petite pilule triangulaire ne se trouve pas dans les narcobars ou les pharmacies d’Oumane, aussi je me fournis directement à la source.
— Oui, ça me fait du bien. Il y a certes quelques effets indésirables mais je souffre moins, répliqué-je.
— Tu as eu d’autres oublis alors ?
Il utilise le mot “oubli”, même si le mot “amnésie” conviendrait davantage. Je prends ce nouveau produit depuis quatre mois, et j’oublie fréquemment des pans entiers de certaines de mes journées. Il m’arrive de me retrouver dans un secteur sans savoir pourquoi et comment j’y suis arrivé, ou de me lever le matin sans aucun souvenir de la veille. Pour le moment j’accepte ces désagréments, en partie parce que le Farma me promet une amélioration prochaine du produit, “de petits réglages”, mais aussi parce que mon servCom colmate les parties manquantes de mes journées, par ses rapports journaliers sauvegardés. Et puis je ne constate aucune incidence sur mon boulot, au contraire je me trouve plus efficace, plus calme et déterminé. Je me trouve meilleur. Sans compter l’amenuisement considérable de mes douleurs, qu’elles soient physiques ou psychologiques.
— C’est ça, de nouveaux “oublis”, dis-je.
— Tu es sûr de bien respecter les doses ?
Je lui sers un bon gros mensonge.
— Oui. Un tranZ par jour comme tu me l’as bien stipulé.
Je me garde bien de lui parler du bad trip de ce milieu de journée. Ma crise de panique et tout le reste. D’habitude, j’assume, mais là, en face du gros turc libidineux, je me sens comme un petit enfant ayant commis une très grosse boulette. J’hésite même à lui révèler que l’intensité des oublis a évolué depuis mes toutes premières prises. Ils sont de plus en plus longs.
Je cherche quoi rajouter, quand l’éphèbe, nu comme un ver et aussi défoncé que moi, revient avec une petite boîte métallique rectangulaire qu’il pose devant le turc. Celui-ci me regarde avec gourmandise. Je sors de la poche de ma veste, en cuir synthétique, une liasse de renminbi que je glisse vers lui. Depuis ce matin, j’ai dépensé plus du tiers de mon salaire mensuel. Heureusement que tout le reste est à charge du consortium.
— Vingt cinq mille ren comme convenu. En te remerciant.
Je peux presque l’entendre saliver. L’adolescent se rallonge près de lui en posant sa tête sur sa cuisse. Le second éphèbe, celui qui reste assis, se penche pour mettre la liasse en sécurité près de la boite métallique qu’il pousse alors dans ma direction. Quand j’attrape le petit récipient plein de promesses, son contact froid dans le creux de ma main me fait autant d’effet qu’une dose. Je me sens tout de suite plus calme. Je n’ai plus peur.
— Souhaites-tu autre chose mon ami ? Un café peut-être ? On pourrait parler tranquillement. De ta dernière enquête par exemple.
Cela n’est pas une invitation, l’éphèbe assis me sert déjà une tasse de café, aussi noir que le regard de son maître.
— Tu sais recevoir Farma.
— Le Consortium est très inquiet Waldo. Que quelqu’un puisse éliminer comme ça un de nos scientifiques, ça n’est pas bon pour notre réputation. Et ce qui nuit à notre réputation, nuit à nos affaires et donc à nos intérêts. Les autres nous regardent et attendent notre réaction. Il est essentiel que tous les auteurs de ce crime ignoble soient vite retrouvés. Ensuite il faudra envisager les sanctions. Nous sommes à l’aube d’un événement sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Nous allons coloniser Mars et cela crée forcément des jalousies. C’est une période très sensible. Nous comptons sur toi.
Il me parle très lentement, comme à un gosse attardé. Cette saloperie d’hypocrite me joue le couplet habituel. Prêcher le faux pour obtenir le vrai. D’autant qu’il doit être l’instigateur de tout ça. C’est mon goût de rouille dans la bouche qui me le dit. Il lui suffit de lever le petit doigt.
Je voudaris lui faire avaler sa tasse par les trous de nez, mais je sens le regard du vautour derrière moi et le poids de son flingue à sa ceinture.
Calme-toi ! Un fantasme ne doit pas être forcément assouvi.
Maintenant que j’ai ce que je souhaite, il me faut un plan.
Primo : lui donner du grain à moudre.
Deuzio : gagner du temps.
Tertio : partir d’ici.
Cependant, comment m’y prendre ? Quoi vendre à ce gros crapaud dégueulasse ? Il ne se laisserait pas manipuler comme Angelo. L’animal est trop rusé pour ça et plus calme aussi. Il me verrait arriver avec mes gros sabots à des kilomètres.
Je connais suffisamment Angelo et son ambition pour savoir que notre discussion de ce matin traîne encore dans les limbes. L’emploi du brouilleur confirme que comme pour chaque enquête, Angelo cherche d’abord à tirer la couverture à lui. Cela peut suffire.
— Tu as raison Farma. Ce meurtre cherche à discréditer notre Consortium. Les meurtriers ont appliqués certaines de nos méthodes, pour faire croire à une blackop. Mais je ne suis pas dupe et je pense déjà que ce meurtre est un crime économique. AmaZing cherche sans aucun doute à se venger de l’incident du Groënland. Mais rassure-toi, cet assassinat ne peut pas compromettre le Grand Lancement et de toute façon le compte à rebours est enclenché.
Son café est brûlant et très fort. J’en profiterait bien pour avaler un tranZ mais devant tout ce monde je ne préfère pas. La situations est déjà suffisamment humiliante comme ça.
— Tu m’as l’air bien sûr de toi ? Tu as des preuves ? Dit-il, en plissant ses petits yeux et en pinçant sa bouche.
— Il ne peut y avoir qu’un Consortium pour organiser un tel crime. Les méthodes employées sont parfaites. Je doute que nous trouvions les preuves compromettant AmaZing. Ils sont très forts. Mais nous avons aussi nos méthodes. Les Datas, louées soient-elles, sont régulièrement alimentées et le Consortium peut suivre le déroulé de l’enquête quasiment en direct. La procédure reste la procédure. L’Algorithme saura me guider.
Il plisse les yeux et m’envoie un salut d’une main quittant son front.
— Il y a pourtant des éléments qui manquent depuis quelques temps mon ami. Certaines conversations sont incomplètes car volontairement brouillées. Il semblerait que le chef de votre service ne soit plus aussi transparent qu’avant.
Je ne m’y attends pas à celle-là. Mais dans un réflexe je réponds du tac au tac.
— Un peu d’intimité ne nuit pas Farma.
Encore une fulgurance sortie de je ne sais où, comme tout le galimatias que je lui sers depuis deux minutes d’ailleurs. Je ressens des fourmillements dans ma colonne vertébrale, mon pouls s’accélère tandis que le sang afflue dans mes poings.
Attention danger !
— Pourquoi faire des cachotteries lorsqu’on est en famille ? Ton ami Angelo ne devrait pas oublier son serment. Il doit rester un serviteur zélé. Toi qui le connais bien tu pourrais lui rappeler quelques petits principes. Rappelle lui que tous les servCom du SEC sont reliés au centre de validation. Il a atteint son quota de parasites dans ses Datas ces derniers jours.
Je tente d’opposer un boniment.
— Il m’a avoué être fatigué ce matin. Il aura certainement oublié d’éteindre son brouilleur.
Je conclus à peine ma phrase, que le Farma m’intime de me taire, en levant une de ses mains aux doigts boudinés. Le Farma vient d’avaler tout le miel qu’il a dans la bouche.
— Nous ne tolérerons aucun oubli supplémentaire de sa part Waldo. Préviens-le. Plus de brouilleur quand son servCom est activé. Nous voulons tout entendre. Nous voulons tout savoir. Si une telle négligence se reproduit nous devrons le sanctionner économiquement. S’il tient à son statut de proD qu’il réfléchisse. Rappelle-lui bien que sans nous il n’est rien, et que l’Algorithme pourrait décider d’un autre avenir pour lui. J’aurais tellement de peine à le voir errer dans une décharge d’un secteur gris.
En voilà des manières. S’énerver de la sorte. Calme-toi mon gros !
Qu’ai-je manqué au juste ? Cela ne ressemble pas au Farma de se mettre dans des états pareils. Angelo cache-t-il quelque chose ? Une restructuration des services couve-t-elle ?
L’expression du visage de mon hôte reflète-t-elle vraiment son état d’esprit. Ce regard fuyant et cette lèvre supérieure qui tremblote au même rythme que son double menton gélatineux. Est-ce de la nervosité, de l’angoisse ou une colère exagérément feinte que je perçois ?
Quelque chose cloche c’est sûr !
Sentant son maître énervé, l’éphèbe qui m’a servi le café s’allonge sur la cuisse du satrape boudiné. Celui-ci ne me regarde plus, son attention se reporte sur les deux jeunes garçons et ses caresses deviennent plus languissantes. Je sais qu'il est temps de partir.
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