Tom

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Les Consortiums utilisèrent l’Algorithme pour faire les lois car l’Algorithme ne commet pas d’erreur.

Évangile selon l’Algorithme, La Genèse, 1-10.

Secteur 2

Appartement de Waldo Sirce

Je me réveille en pleine forme. La première fois depuis des lustres. Même la flaque de vomi séché qui recouvre ma table de chevet, comme une vilaine mappemonde, ne me contrarie pas.

Je ne demande rien à Tom car désormais, je sais pour nous. Nous sommes reliés, comme nous l’avons toujours été, sauf que maintenant j’en ai conscience. Comme je ne saisis pas tous les détails, Tom m’explique calmement les choses, tel un professeur bienveillant. D’abord il me rassure. Je garde le contrôle et Tom se doit de respecter les règles de la robotique. Il emploie le mot “symbiose”, il trouve que cela convient le mieux pour résumer notre nouvelle relation. Mais surtout parce que c’est son vrai nom. Il me le répète plusieurs fois, il est un neurosymbiote intracrânien parasitaire. Je n’aime pas ce nom. Il m’angoisse. Je préfère servCom. Il me rassure encore, et insiste sur le fait qu’il parasite mon cerveau, mais en douceur.

— Quel veinard je fais !

[Toutes mes excuses Monsieur.]

Je parviens à prendre les choses avec philosophie. Peut-être parce qu’étrangement, je ne ressens rien de spécial et que je n’éprouve aucune douleur. Quand on a mal nulle part, les emmerdes sont plus faciles à encaisser. Peut-être aussi parce que le cocktail de neurophine, de nootropiques et de somaprime circule encore en abondance dans mes veines. Nulles sensations de chaleur, nuls picotements, nulle gêne, nul vertige. Mes niveaux de dopamine et de sérotonine sont à leur acmé tandis que le cortisol, tyran de l’anxiété, reste coi. Hier j’ai pris trois tranZ. J’ai vraiment forcé la dose. Vu mon état euphorique actuel, avec de la chance je serai tranquille pour la journée. Je trippe sec. Avec le recul, ma précédente crise de panique me semble même saugrenue.

Tom m’explique comment les choses se passeront entre nous à partir de maintenant. Je n’ai plus besoin de lui signifier mes ordres à haute voix. La pensée suffit. Il insiste sur le fait qu’il ne lit pas vraiment mes pensées. C’est plus complexe que ça. Nos pensées sont reliées et forment une même conscience qui procède de deux natures opposées : une organique et une mécanique.

Lena Dwarcolovna a tenté de me joindre toute la nuit. Une dizaine d’appels. L’information circule maintenant dans ma tête au milieu de je ne sais combien de qubits de données. L’agent chef a laissé un message se résumant ainsi, la rejoindre au plus vite au bureau d’Angelo, sans plus.

Je veux en savoir davantage. Tant qu’à faire. Voilà un bon exercice. J’applique les dernières consignes de Tom. Les recherches dans les Datas ne mènent à rien. Toutes les portes des bases de données s’ouvrent sur “Information non disponible” ou “accès verrouillé”. Tom m’envoie une impulsion synaptique pour me faire comprendre que toute nouvelle prospection aboutirait au même résultat.

[Peine perdue Monsieur.]

Effectivement, je ne l’ai pas entendu me parler, mon cortex s’est contenté de décoder l’influx pour le transformer en message. Sous la forme d’une pensée. Vertigineux.

— Pourquoi ? Qu’est-ce qui ne va pas ?

[Parce que les datas fonctionnent ainsi Monsieur. Certaines sont cryptées ou protégées, d’autres en cours d’actualisation, beaucoup n’existent tout simplement pas encore. L’information que vous recherchez peut entrer dans chacune de ces catégories. L’Algorithme n’a pas réponse à tout.]

— A quoi il sert alors ?

Il me répond du tac au tac en m’envoyant les influx par saccades, comme on distribue les cartes à une table de poker.

[L’Algorithme n’est qu’une base de données Monsieur. Une colossale encyclopédie qu’il convient d’apprendre à utiliser si l’on veut savoir et comprendre. Vous n’obtiendrez de lui que des réponses à la hauteur de vos questions. Jamais plus.]

Et les données cryptées, on peut les décrypter ?

[Tout est possible Monsieur mais dans l’immédiat il vous faudrait davantage de compétences. Le temps nous manque. Nous sommes attendus.]

Grisé, je prends conscience qu’un nouvel univers s’ouvre à moi. Un univers

Le bureau d’Angelo ressemble à un tableau de Jackson Pollock en trois dimensions. Une version macabre. Il y a du sang partout. La tête de mon boss a éclaté, comme le ferait un fruit très mûr tombant d’un arbre trop haut. Des éclaboussures en relief de substances grisâtres, rosâtres et noirâtres, maculent les murs, le plafond et le sol jadis d’un blanc immaculé. Au milieu de cette composition malsaine, l’équipe du Ministère de la Sécurité de l’Etat s’affaire silencieusement comme des automates privés de parole. Le Guoanbu ne traîne pas.

J’avance sans peine, n’éprouvant aucune gêne. Les drogues et la combinaison de protection intégrale, qu’on m’a demandé de revêtir avant d’entrer, me facilitent grandement les choses. Mon corps est détendu et mes mains relâchées. Suis-je en train de sourire ? Bon sang ce n’est pas le moment, cela pourrait faire de moi un suspect. Et voilà qu’un fou rire me prend, traître, inarrêtable et éperdu. Je suis cuit.

— Non ! Pourquoi à cet instant précis bon sang ?

[Parce que vous êtes drogué Monsieur.]

— Tom fous moi la paix je te prie. Ce n’est pas le moment.

[Bien Monsieur. Faites-moi savoir quand vous aurez besoin de moi.]

En voilà une excellente idée. Je dois trouver un moyen de le court-circuiter mon servCom lorsque j’éprouve le besoin de rester seul avec mes pensées. Certaines de mes ruminations cérébrales n’appartiennent qu’à moi et je ne souhaite pas recevoir de commentaires sur chacune de mes pensées. Même le Consortium nous accorde un quota d’intimité. Peut-être qu’un mot de code permettrait de résoudre ce problème. Mais plus tard, car d’abord il me faut calmer cette hilarité mal venue.

Je penche la tête en arrière pour reprendre mon souffle en fixant les plafonniers. La lumière trop vive brûle mes rétines et cela calme mes spasmes de rire. Je reprends le contrôle. Le silence relatif qui règne sur les lieux me semble alors assourdissant. Dans la pièce, l’odeur est écœurante, épaisse et collante. On pourrait la saisir au vol. Elle traverse le masque de protection qui recouvre ma bouche et mon nez. Le retour à la réalité me permet enfin de réaliser que le corps décapité qui repose sur le bureau en fibre de carbone blanc est celui de mon supérieur. Hier, en milieu de journée, nous nous parlions encore. Le haut de son fauteuil à oreillettes a été pulvérisé. Derrière lui, la grande surface vitrée donnant sur les alentours semble étrangement intacte. Seul un petit rond parfait et plus clair que le reste signale l’entrée du projectile.

Voilà donc pourquoi Lena Dwarcolovna a cherché à me joindre un bonne partie de la nuit.

D’autres détails me reviennent. Je rajoute des épisodes manquants à mon début de journée. Ce matin, j’ai d’abord pris le temps de nettoyer le vomi séché qui macule ma table basse. Je profite ensuite d’une bonne douche et je bois deux cafés. J’effectue tout cela en conversant mentalement avec Tom qui m’aide à relativiser. Je n’accepte pas qu’il soit dans ma tête. Comment le pourrais-je ? Moi le cul-plat devenu du jour au lendemain un augmenT de niveau 0. Un transHu. Puis je me rends que c’est pas si mal après tout. Je pense plus vite. L’augmentation me grise.

Ce sentiment s’accompagne d’un dégoût encore plus grand à l’égard de SpecieZ et d’un je-m’en-foutisme sans précédent. Ma longue visio avec Natacha et l’espèce de rêve que j’ai fait pendant la nuit y sont certainement pour quelque chose. Les pièces du puzzle continuent de se réagencer comme par magie. D’autres, depuis toujours en place, confirment ce que je subodore depuis l’accident et ma sortie du coma. Le Consortium cherche à me ménager car je détiens quelque chose qu’il veut. Maintenant je sais. C’est moi bien sûr avec mon servCom et notre nouvelle conscience. Et s’il y avait plus. Quelque chose au delà des apparences.

Ce ne sont pas des certitudes, plus des pressentiments, comme à chaque fois, mais en plus fort. Des bribes d’octets qui rampent dans ma matière grise. Des nanos données convergeant toutes vers un autre point de focalisation qui je n’identifie pas encore.

A mon réveil, une envie irrépressible de démissionner m’a pris et désormais cela me hante. Une tentation de tout envoyer balader pour de bon. Me libérer, enfin. Quant à ma sœur Natacha, je parviendrai également à la tirer d’affaire. Je réparerai mes erreurs, je me rachèterai. Il existe forcément une autre possibilité. Tom m’aidera à trouver.

En attendant, pourquoi ne pas se servir du Consortium ? Pourquoi ne pas continuer à jouer les hypocrites ? Étrangement, j’éprouve de la peine pour Angelo. Cet enfoiré me manipule depuis si longtemps, et pourtant il n’en demeure pas moins qu’il est mort.

Après mon deuxième café, j’ai rappelé l’agent chef Dwarcolovna. Peut-être par besoin de m’occuper l’esprit, ou parce qu’il doit me rester un reliquat de conscience professionnelle. A moins que ce soit autre chose. Je ne saurais pas dire. “Je vous attends dans le burrreau de votrrre patrrron au plus vite !” s’est elle contentée de me dire. Ni formule de politesse, ni explications.

Vingt minutes plus tard, je suis devant ce qu’il reste du responsable du SEC.

Un roulement de tambour me sort de ces réminiscences.

— Il est morrrt surrr le coup !

Sans blague. En voilà une info ! Tom tais-toi !

Mon regard resta figé sur le corps de mon supérieur. Mes rétines me brûlent de plus en plus fort désormais et, partout dans mon crâne, je commence à ressentir les coups de marteau annonciateurs de la descente. Bon sang, si ça commence comme ça, le retour à la réalité s’annonce cataclysmique. J’ai une boule dans la gorge. Je m’envoie un post-scriptum mental.

— Ne pas vomir devant la dame ça lui ferait plaisir ! En plus tu portes un masque !

[Je régule au maximum Monsieur.]

— Tu peux vraiment faire ça ?

[Bien sûr Monsieur.]

La neuroCam de la transoP s’amuse une fois de plus à me détailler par une série d’allers-retours insensés. Check-up complet. Elle s’attarde sur mes poches, mon cœur, mon cerveau. Elle sourit ou grimace, je n'en sais rien.

— Vous êtes là en temps qu’ami ou en tant que rrrenifleurrr ?

Je réponds sans réfléchir et avec l’agressivité d’un mari découvrant qu’il est cocu.

— Les deux mon colonel ! Vous m’avez appelé pour que je vienne. Vous avez déjà oublié ?

Lena Dwarcolovna n’a pas de masque. Cela doit, sans doute, lui créer trop de buée sur l’objectif de sa neuroCam. Elle m’adresse un sourire contrit d’augmenT compatissant, de transoP prétentieux. Un nouveau rictus qui me donne envie de la frapper. Une grimace qui me renvoie à la figure ma pauvre condition de cul-plat. Elle ignore donc que les choses ont changé depuis notre dernière rencontre. Je ne vais rien dire. Conservons l’avantage.

Maintenant que les effets de mes chères drogues s’amenuisent je sens que je perds en assurance. Je redeviens faible. Elle va reprendre le dessus. Je vais être à sa merci. Elle plisse son unique œil pendant que sa neuroCam fait un nouveau point.

A quelle vitesse mon cœur bat-il ? Suis-je en train de craquer ? Oui sans aucun doute ! Vais-je vomir ? Peut-être !

[Vos constantes sont bonnes Monsieur. Ne vous inquiétez pas. Ce n’est qu’une crise d’angoisse passagère. Je régule Monsieur.]

— Tom, est-ce qu’elle sait pour nous ?

[Je ne suis pas en mesure de vous le dire Monsieur. Son filtrage est activé. En théorie, je ne suis pas détectable Monsieur.]

— Alors pourquoi ce sourire ? Elle n’arrête pas de sourire et je ne perçois rien.

[Elle essaye juste d’être aimable Monsieur. Restez concentré. Je régule Monsieur.]

Bon sang, c’est tout moi ça. Tom a raison. Je ne dois surtout pas perdre les pédales.

L’agent du Guoanbu se retourne en direction du bureau d’Angelo. Elle se penche pour mieux visualiser la trajectoire du projectile qui a arraché la tête de feu Monsieur PERADA, devenu, depuis cette nuit, ex superviseur du SEC.

— Balle autoguidée EXACTO. Tirrr longue distance depuis l’immeuble Le Magnifique. C’est ce qu’il y aurrrait de plus logique pour un tirrr pareil.

— Le Magnifique ? Mille deux cent mètres à vue de nez. Sacrée distance pour un tir de précision. Mais avec un projectile EXACTO pas besoin de s’y connaître. Il faut juste savoir tenir un fusil et viser la cible. L’autoguidage fait le reste. Mais ce matériel il faut quand même pouvoir se le procurer. Ce n’est pas à la portée du proD lambda. Du matériel de pointe. Vous avez collecté des Datas ?

— Brrravo. Belle analyse Monsieur Sirrrce. Côté Datas. Non. Plus rrrien. On a tout effacé. Cela semble êtrrre à la mode ces derrrniers temps.

— Les mauvaises habitudes s’installent très vite il paraît.

Elle sourit de nouveau. Elle peut avoir un beau sourire. Elle aurait pu être belle s’il n’y avait pas eu cette neuroCam.

— Vous n’avez pas rrrépondu à mes appels hierrr Monsieur Sirrrce.

— Je n’ai pas de compte à vous rendre Agent Dwarcolovna.

— Agent-chef je vous prrrie. Peut-êtrrre sur vos enquêtes Rrrenifleurrr, mais surrr les miennes vous devez me rrrendrrre des comptes. Alorrrs je rrrepose ma question. Pourrrquoi n’avez-vous pas rrrépondu quand je vous est appelé hierrr ?

Pas un muscle de son visage ne bouge tandis qu’elle me dévisage avec intensité. Une lionne n’aurait pas regardé autrement une antilope avant de lui bondir dessus. Même s’il n’y a plus ni lion ni antilope sur notre bonne vieille planète.

— Je dormais. J’étais fatigué. Alors je me suis couché tôt. Ça vous va ?

De toute façon pourquoi me pose-elle ces questions ? Elle n’a qu’à consulter les Datas.

Je me souviens alors de Lydia. Je ne sais rien de plus à propos de la vie privée d’Angelo. Cela me permet de porter l’attention ailleurs.

— L’épouse de Monsieur PERADA est-elle au courant ?

— Oui. Mais nous n’avons pas eu à lui dirrre. Un message automatique lui a été trrransmis via le strrraphone de votrrre patrrron au moment prrrécis de son décès. 00:01:11.

Par quel miracle la chose a-t-elle été possible ? Comment Angelo a-t-il pu connaître l’instant précis de sa mort ?

Je tente de jouer l’impassible.

— Que dit le message ?

Léna prend quelques secondes avant de me répondre. Le temps pour sa neuroCam de faire plusieurs mises au point.

Je me demande, si comme moi, les gonzes du Guoanbu portent un servCom dans le crâne. Non. Elvis a été clair sur le sujet. Les prototypes ne courent pas les rues. Je serais un cas unique.

— Le message de Monsieur Perada est un message d’adieu à sa femme : “Lydia je t’aime. Parrrdonne-moi. Adieu mon bébé rose.”

— C’est tout ?

— Oui Monsieur Sirrrce, c’est tout.

[Pardonnez-moi d’intervenir Monsieur. Je sais que vous ne m’avez rien demandé, mais je viens de recevoir un message dans votre baseCom privée. L’expéditeur est Monsieur Perada.]

Merci Tom.

Il me faut un plan.

Primo : ne rien montrer.

Deuxio : faire mine de collaborer.

Tertio : déguerpir.

En face de la neuroCam d’une transoP appliquer le point numéro un relève de l’exploit, même si Tom régule. Alors pour donner le change, je passe directement au point trois, en tentant bien sûr de respecter le point deux. Je feins les affectés, sans être trop obséquieux, cela paraîtrait trop suspect. “Agent-chef Dwarcolovna, je vous apporterai toute l’aide nécessaire. Angelo était mon ami avant d’être mon supérieur hiérarchique, mentis-je. Mais Madame Perada va avoir besoin de soutien, et je souhaite y aller.”

Je n’attends pas son autorisation. Je traverse la pièce comme si elle tanguait. Il faut éviter les éclaboussures de sang indiqués par de petits marqueurs en plastique jaune. Je peux presque sentir, sur mon occiput, la neuroCam de Lena tenter de lire mes pensées et détecter mon mensonge.

Je ne rends pas visite à Lydia. Je ne la connais pas. En plus Angelo la trompait à qui mieux mieux avec des péripates. Ma visite lui ferait une belle jambe. J’espère qu’elle ne sera pas déclassée, c’est tout.

Je rentre directement chez moi. Finalement les choses ne s’étaient plutôt pas mal déroulées. Ma nouvelle situation d’augmenT offre des avantages. La télépathie avec le servCom sécurise nos échanges et facilite tout le reste. La Satel accomplit le trajet en mode URGENCE, à travers les zones bleues bondées.

Je ressens un certain soulagement. Mes dernières estimations ne sont pas si infondées que ça après tout. La mort d’Angelo ne peut s’expliquer que par son implication dans quelque chose de glauque. Ça me rappelle une vieille blague. Angelo et le Farma sont dans un bateau. Angelo tombe à l’eau, qui l’a poussé.

La notification de message clignote sur l’écran mural, au-dessus d’une petite fenêtre de saisie du code de décryptage. Un problème de taille reste cependant à régler, trouver le mot de passe permettant au logiciel de lire en clair la vidéo transmise par Angelo, sur notre canal de communication privé.

D’habitude il me transmet le code en direct. Les circonstances étant ce qu’elles sont, la chose ne serait pas possible dans ce cas précis.

— Tom relis-moi le message d’Angelo à Lydia je te prie.

[Lydia je t’aime. Pardonne-moi. Adieu mon bébé rose.]

Décidément Angelo manque d’ambition. Je dicte“bébé rose” dans la fenêtre de saisie.

Une vidéo démarre sur l’écran mural. Angelo apparaît avant que la consternation me submerge.

Il est assis dans son bureau aussi ébouriffé que le matin où il m’a sorti du lit. Il porte les mêmes vêtements. Il a dû se filmer ce jour là. Les Datas, permettant de préciser le contexte du message, s’affichent en gras dans le bandeau latéral réservé aux données.

>> Oumane, secteur 1 , Tour La Splendide

 Dimanche 9 janvier 2033 , 06:27:36

 Bureau d’Angelo Perada, Responsable du Service d’Enquête du Consortium

 Durée du message : 6 minutes 02 secondes

(Angelo Perada est assis dans son fauteuil à oreillettes. Il fixe une caméra posée sur son bureau)

Bravo Waldo. Tu mérites ta réputation. Tu es un putain de Renifleur. Tes intuitions sont d’une acuité étourdissante. C’est ce qui m’a toujours impressionné chez toi. Tu arrives à savoir et à comprendre avant les autres. La preuve, tu visionnes ce message.

Maintenant que tu es un augmenT, tu vas devenir encore plus redoutable.

Oui Waldo, je sais pour ton servCom et j’espère que tu me pardonneras. C’est moi qui ai eu l’idée de t’implanter ce truc dans le crâne. En tant que responsable du projet, j’étais persuadé que tu serais le prototype idéal. Tu te rends compte, tu es le premier porteur humain d’un Neurosymbiote Intracrânien Parasitaire à vivre aussi longtemps.

(Sourire faussement gêné d’Angelo Perada)

Dans une certaine mesure je ne me suis pas trompé. Tu es un hôte parfait. Je l’ai su dès que je t’ai vu dans cette ferme après que tu m’aies flingué. Nous ne savons pas pourquoi, mais tu supportes l’implant comme personne avant toi. C’est certainement une prédisposition cérébrale qui permet ce miracle. Tu es un prototype unique Waldo. Quel dommage que tu n’aies pas d’enfant. Certes il y a quelques effets secondaires provoqué par l’inhibiteur, comme ces troubles de la mémoire, mais dans l’ensemble quelle réussite.

(Sourire toutes dents dehors)

Tu n’as qu’un seul défaut Waldo. Tu es un putain de camé. Et il a fallu que tu prennes de cette saloperie. Il a fallu que tu te laisses embobiner par ce salopard de turc. C’est à partir de ce moment-là que les choses ont commencé à sérieusement déraper.

(Grimace suivie d’un passage de langue sur ses vilaines lèvres brunâtres)

Tu connais les nombreuses spécialités du Consortium mieux que moi Waldo. Le tir dans les pattes entre services est un de nos grands classiques. Même si je te le concède, ce qui est en train de se passer, ressemble davantage à un coup d’état.

Cet enfoiré de Farma s’est mis dans la tête que le servCom pouvait intéresser les chinois. Ils souhaitent relancer le projet Zombie. Ils pensent y arriver. Tu vois de quoi je veux parler : l’implantation d’un servCom dans le crâne d’un humain pour en prendre le contrôle. L’arme idéale. Les choses n’ont jamais fonctionné pour les autres, mais pour toi oui. Alors ce succès relatif nous a suffit et nous n’avons pas voulu aller plus loin. Hélas, récemment, réagissant à la frilosité du Consortium, le Farma s’est mis dans la tête de réactiver le projet initial. Le turc s’est souvenu de toi et il est parvenu à t’accrocher.

A notre grande surprise, il a facilement réussi à trouver comment modifier l’état de conscience du porteur de l’implant. Il est parvenu à en prendre le contrôle.

(Nouveau sourire hypocrite d’Angelo Perada)

La Narcosynth Corporation est arrivée à synthétiser une drogue parfaite. Le TranZ. Elle modifie l’état de conscience du porteur qui perd sa lucidité et le contrôle de ses actions. Grâce à l’implant, l’hôte est téléguidé pour accomplir toutes sortes de missions. Ça marche à la perfection. Le porteur ne se souvient de rien.

(Angelo Perada reprend son souffle et boit un verre d’eau)

Ils ont réussi à te téléguider Waldo. Et avec ce succès, le turc est à deux doigts de prendre le contrôle du consortium.

Alors nous avons décidé d’agir pour arrêter tout ça. Nous devions te réveiller. Et pour cela, il fallait que tu prennes conscience de ton implant. A ma demande, Abel Montrivaje est parvenu à construire un brouilleur universel quantique. En partant du principe qu’un brouilleur classique interfère sur la collecte des Datas, il a fini par trouver comment griller l’inhibiteur sans cramer tout le reste. Nous ne pouvions pas nous le permettre. Pour une fois, je pense que là-dessus, au moins, tu seras pleinement d’accord avec moi.

(Sourire toutes dents dehors)

Une fois l’objet imprimé, il s’agissait de trouver le meilleur moyen pour te le remettre. En tant qu’agents de SpecieZ nous ne pouvions pas le faire directement. D’autant que le Farma commençait à se montrer méfiant. Abel est parvenu à prendre contact avec des agents d’AmaZing et il leur a remis l’engin. Plus tard, ils réussiront à te le faire parvenir.

Mais on n’abuse pas l’Algorithme éternellement et des changements dans les Datas ont mis la puce à l’oreille des analystes de notre Pontife bien aimé. Le gros porc a fini par comprendre ce que nous tramions avec Abel. Il a décidé de faire le ménage en appliquant le projet Zombie. Histoire de faire coup double.

Abel n’a pas eu de chance. Il s’est fait descendre en retournant à son hôtel. C’est toi qui l’a grillé Waldo, alors que tu étais sous contrôle.

(Angelo Perada se rapproche de la caméra et pose sa tête sur ses mains en prière)

Disons que tu as reçu le Cube un peu trop tard. Abel ne verra pas l’aboutissement de son travail. Moi non plus d’ailleurs. A l’heure où je te parle, je suis mort. Si ça se trouve c’est toi qui m’a aussi exécuté. Je ne t’en veux pas. C’est la vie. D’ailleurs, si j’avais été à ta place j’aurais fait exactement la même chose.

Il ne lui reste plus qu’à éliminer le dernier membre de notre petit groupe de complotistes. Rassure-toi, il ne pourra plus t’utiliser dorénavant, car si nos calculs sont exacts, le Cube aura fini par griller l’inhibiteur de ton servCom. Il doit d’ailleurs être en train de se demander pourquoi tu n’apparais plus sur les radars. Tu as donc un petit peu de temps devant toi avant qu’il ne se rende compte que tu ne lui sers plus à rien et qu’il lâche ses Traqueurs.

Cette courte avance devrait te permettre de sauver Erika.

(Angelo Perada saisit son verre et boit une nouvelle gorgée)

C’est à toi de jouer mon ami et de finir ce que nous avons commencé. Erika Vylmöss détient des infos qui peuvent faire tomber le Farma. Elle est donc en grand danger. Tu dois la sauver avant qu’ils ne la liquident.

(Angelo Perada se rapproche de la caméra. Il parle plus fort et plus vite)

Ne traîne pas Waldo. Quitte ton appartement au plus vite et planque toi. Souviens-toi que tu es un augmenT désormais. Continue de te fier à ton instinct de Renifleur et suis les conseils de ton servCom.

Prends avec toi tous tes nanoS et efface toutes les données résiduelles que tu peux.

Adieu mon ami. (Clin d’oeil à la caméra)

Fin du visionnage

Merci de votre attention <<

Je suis figé devant l’écran redevenu noir. Interdit.

Je me laisse aller en arrière sur le dossier de mon canapé et je ferme les yeux. C’est une bien étrange journée et Angelo me qualifiant d’ami voilà une chose bien surprenante. Quelle espèce d’enfoiré.

L’appartement est redevenu aussi silencieux que l’intérieur d’un tombeau égyptien. Je dresse l’oreille comme un chien aux aguets. Pas de crissements de pneus dans la rue, pas de sirènes. Aucun ramdam. Les analystes du Consortium n’ont encore rien remarqué dans l’immense flux quotidien des Datas.

Je me repenche sur la table. Le message d’Angelo est clair : “Ne te pose pas de questions. Fonce !” Je me redresse et me dirige sans traîner vers mon placard pour y récupérer le maximum d’affaires.

— Tom, tu as entendu les instructions ?

[Bien sûr Monsieur.]

— Alors exécution. Efface toutes les données résiduelles qui peuvent traîner dans les appareils de l’appartement.

[Dois-je soumettre l’autorisation à l’Algorithme Monsieur ?]

— Et puis quoi, me poser un traceur tant que tu y es ? Tu es débile ou quoi ?

[Pardonnez-moi Monsieur. La force de l’habitude.]

— Ce n’est pas grave. Excuse-moi. Tiens la robocar prête et programme le trajet le plus rapide vers l’hôtel Le Fidèle. Nous n’avons plus une seconde à perdre.

En moins de temps qu’il faut pour le dire, je récupère l’essentiel : quelques fringues et affaires de toilette, l’intégralité de mes nanoS, mon fusil, l’intégralité de mes médocs et ma très chère machine à café. Après avoir fourré le tout dans la robocar, je m’avale deux boosT. Il vaut mieux ne plus toucher au tranZ jusqu’à nouvel ordre. Maintenant que j’ai retrouvé le contrôle j’ai intérêt à ne plus le lâcher. Je commande l’ouverture de la porte du garage et me prépare à un assaut de Traqueurs en embuscade. Mais rien. La rue est vide. Seule la lumière m’attaque avec son arrogance habituelle. Après avoir affiché sur le tableau de commande l’itinéraire que Tom a retenu pour Le Fidèle, j’active le pilotage manuel de la robocar.

Je n’ai pas de temps à perdre si je veux sauver Erika Vyltmöss.

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