Trouvons une planque
Les Consortiums unirent les Machines au ProDs. Il y eut les “AugmenT”.
Les ProDs purent produire davantage. L’Algorithme dit que c’était bien.
Évangile selon l’Algorithme, La Genèse, 1-11.
Du secteur 6 au secteur 8
“Tu sais Waldo je ne me réjouis pas d’avoir eu raison. J’aurais préféré savoir ce truc dans le crâne d’un autre plutôt que dans le tien. C’est fou quand on y pense que tu ne t’en sois jamais rendu compte. Je t’ai toujours dit que Jabba était une merde.” En parlant, Elvis Fouinard, la main enfouie dans son épaisse tignasse noire, se frotte le cuir chevelu comme s’il se fait un shampoing. Il a fermé son œil droit, et me fixe de l’autre, en faisant une moue qui rajoute à son couplet le refrain “Je te plains vraiment”. Je le rassure. “Ne te fais pas de bile pour ça. Je le supporte assez bien finalement. Je dois même t’avouer que je me sens plus efficace. Nous conversons par télépathie avec Tom désormais et c’est grandiose. Je n’aurai jamais pensé dire ça un jour et pourtant, être un augmenT ce n’est pas si terrible.”
Elvis jette un rapide coup d’œil à Erika. Elle se contente de hocher la tête et d’afficher un sourire timide. Il porte son regard sur le petit cube éteint posé devant lui. Il le trouve encore plus petit que lorsqu’il l’a vu pour la première fois. Il se jette en arrière sur le dossier de son canapé-lit et nous sert une nouvelle diatribe.
“Et c’est donc bien ce bidule qui aurait permis de griller le fameux inhibiteur. Quand je te disais que le digital est une immonde saloperie. C’est pas dans l’cul qu’ils vous le foutent l’implant. Non, ils voient plus grand.
— Le digital n’est pas en cause Monsieur Fouinard. C’est ce que les hommes en font, le problème.
— Allons bon, encore une idéaliste !”
Elvis, croise le regard courroucé de l’ingénieure. Il reprend d’une voix plus posée. “Ouais, peut-être. Mais il y a quand même quelque chose que j’ai encore du mal à comprendre. Si ce machin est dans ta tête comment peut-il mettre des trucs en route et te transmettre toutes ces datas. Comment fait-il pour se connecter aux choses depuis ta tête ? Tu lui donnes des ordres et pouf, voilà qu’il te répond sous forme de pensée ou qu’il affiche l’info sur tes lunettes comme par magie.” Ne sachant pas quoi lui répondre je marmonne quelques mots sans réel intérêt. Je pourrais le demander directement à Tom mais Erika intervient. “Grâce à l’intrication quantique”.
J’émets un son guttural intraduisible, un mélange de toux et de raclement de gorge. Une façon peu élégante pour signifier mon étonnement. Nous nous tournons vers elle. Elle est assise en face de nous sur une petite chaise pliante que je sais très inconfortable. Sa posture ressemble à celle d’une moniale zen en pleine méditation. Elle finit d’avaler une gorgée de café et ramène sa tasse près de sa poitrine. “Grâce à l’intrication quantique”, répète t-elle en nous fixant l’un et l’autre, comme si nous étions des élèves de maternelle. “En intriquant deux particules, on parvient à les faire fonctionner comme si elles appartenaient à un même système. En modifiant la propriété d’une des particules on modifie les propriétés de la deuxième et au même instant. Aucun besoin que les appareils soient reliés entre eux. C’est comme ça que la communication est possible entre le servCom qui est dans votre tête et tout type d’appareil extérieur ou que la télépathie fonctionne.”
Elvis siffle longuement. Une note parfaite. Il reprend.
“D’accord pour les appareils mais la pensée n’est pas quantique.
— Justement si. Toute pensée suit les lois quantiques. Il y a huit ans, SpecieZ est parvenu à intriquer des neurones et des qubits via un prototype de nano-processeur neuronal. Un saut d’échelle très important qui permettait enfin d’interfacer un ordinateur au cerveau humain. Imaginez un peu, une transmission instantanée et parfaite de chaque pensée, chaque sentiment, chaque sensation entre l’Homme et la Machine. Son fondateur, Nels Kumo a voulu alors exploiter directement cette formidable découverte sans prendre le recul nécessaire. Les expériences sur des cobayes humains volontaires ont commencé. Beaucoup d’ingénieurs se sont inquiétés du risque de singularité technologique et de l’emballement provoqué par cette découverte. Votre père étaient d’ailleurs de ceux-là Monsieur Sirce.
(C’est la deuxième fois qu’Erika évoque mon paternel, mais la première fois qu’elle le fait avec de la tristesse dans le yeux.)
— Vous avez donc connu mon père ?
— Oui. J’ai travaillé avec lui. C’était un homme remarquable et un ingénieur avec beaucoup de talent. Il se méfiait des dérives possibles de l’intrication. De la possibilité que les Pontifes du conso l’utilisent à des fins… (Elle marque une pause, cherchant dans sa mémoire le mot le plus juste.) Non philanthropiques. Je me souviens qu’avant sa disparition il travaillait sur des contre-mesures. Un système de chiffrement homomorphique permettant de verrouiller ou de déverrouiller l’accès aux Datas. Son objectif était de prémunir les interfacés de toute forme de piratage cérébral. Il connaissait suffisamment le Conso pour savoir que leurs principes éthiques affichés n’étaient que pur élément de langage. Votre père souhaitait empêcher la maîtrise totale de l’Algorithme par les Pontifes du Conso et par conséquent la mise en place du système totalitaire parfait. Une société où la psyché humaine serait totalement sous contrôle. Nul besoin de penser si la Machine le fait pour vous. La Machine vous dit qui aimer ou haïr, efface certains souvenirs et en crée d’autres. La Machine espionne vos pensées et contrôle vos émotions. Votre père était sur le point d’aboutir et puis… (Erika hésite. Elle me regarde, la mine contrite.) Pardon je suis désolée.
— Ne le soyez pas. Mon père vous a t-il laissé quelque chose à propos de ce code ?
— Je n’en sais rien.”
Elvis s’exprime une nouvelle fois par un splendide si bémol. Il ramasse nos tasses pour les poser bruyamment dans son petit évier hors d’âge. Il se met à laver le tout.
“Quand je te disais Tonton que tout ce bazar digital est une immonde saloperie. Bon, c’est pas tout ça, mais vous n’allez pas pouvoir rester ici plus longtemps. Les gonzes du Guoanbou et du SOC devraient pas tarder, et ça risque de chauffer pour tout le monde ici. Ils n’aiment pas les contrariétés et votre petite histoire de toute à l’heure risque de les avoir mis de mauvaise humeur.
— Tu as une idée de planque ? Un endroit où l’on pourrait voir un peu venir et essayer de trouver un moyen de quitter Oumane.
— Quitter Oumane ? Mais pour aller où ? Ne me dit pas que tu comptes déguerpir chez les bouffeurs de racines.
— J’en sais trop rien pour le moment. J’ai besoin de me poser dans un endroit loin des Datas.
— J’ai bien une idée, mais je pense que tu vas pas apprécier mon pote. ( Il a posé son éponge et se gratte l’arrière du crâne).
— Dis toujours !
— Je pense au secteur 8.”
Je fais une grimace. Les idées d’Elvis ne sont pas toujours bonnes mais je n’en n’ai pas de meilleure.
“ Chez les Gris. Je suis pas sûr. J’en ai dégommé trois il y a deux jours. S’ils me reconnaissent autant dire que nous allons passer un sale quart d’heure.
— Pourquoi penses-tu qu’ils te reconnaîtront ? Il y a tellement de tribus. Et puis j’ai rien de mieux à vous proposer pour le moment. Vous pouvez jouer serré en tentant de vous faire passer pour des proDs en rupture de ban et profiter de leur hospitalité. Les Gris ont une telle détestation du Consortium qu’ils vous accueilleront à bras ouverts. Les ennemis de mes ennemis sont mes amis, c’est bien connu.
— Les gris ? Qu’est-ce que c’est ?” nous demande Erika.
Je m’extirpe du canapé qui couine comme un marcassin souhaitant téter sa mère. “Une bande d’affreux pas recommandables du tout. Des rebuts.”
Elle me regarde, avec la même détermination que j’ai vu dans ses yeux quand, plus tôt dans la journée, nous avons fui du Fidèle. Elle se lève à son tour et s’approche de moi. Nous sommes à touche-touche. “Nous n’avons pas le choix Monsieur Sirce. C’est ça, ou un séjour dans les laboratoires du Consortium, avec tout ce que cela comporte comme risques. Nous ne pouvons pas nous le permettre. Au mieux ils nous réinjecteront dans le système et réactiveront l’inhibiteur de votre servCom. Au pire nous finirons improDs dans un centre de rééducation, avec en prime un aller simple pour Mars.”
La voix nasillarde de Quentin Wayedr retentit dans l’intercom qui équipe la pièce.
“ Navré d’gâcher vos retrouvailles mais j’crois qu’on a d’la visite.
— Guoanbu ?” reprend Elvis.
“ Non, m’ont pas l’air d’être des potes à toi Waldo. Fringués à la mode, avec des tronches d’affreux. Z’ont même des filtres à air sur le bec.
— Combien ? dis-je.
— Deux robocars et quat’ types.
— On a deux binômes de traqueurs sur le dos il faut filer. Quentin t’as une sortie que je ne connaîtrais pas encore.
— Négatif. Tu les connais toutes. L’problème c’est qu’les vilains bouchent les deux.
— Pourquoi ne pas l’avoir dit tout de suite ? On devrait s’en sortir”, finis-je.
Je reconnais là les méthodes de chasseurs de primes. Tellement habitués à s’occuper de gens sans défense collaborant gentiment, des proDs apeurés ou des improDs sous équipés, qu’ils appliquent systématiquement la même procédure. Un signe, s’il en faut, qu’ils sont tellement imbus d’eux-mêmes, qu’ils en viennent à sous estimer leur adversaire. La robocar que je suis parvenu à envoyer au tapis n’a même pas suffit à les convaincre du contraire. D’autres seraient vexés pour moins que ça. A moins qu’il y ait une autre raison. Bizarrement, Tom ne m’a signifié aucun avis de recherche intégral nous concernant. Maintenant que j’y pense, c’est plutôt étrange.
A nouveau, la voix de Quentin crache dans le vieil intercom. “Les gars attention quand même. Z’ont sorti la grosse artillerie visiblement. J’vois quatre fusils à pompe automatique de type Taurus. Les coincés sont pas là pour faire de la figuration. Engagement létal possible. Putain Waldo chais pas c’qu’ils te veulent, mais sont pas là pour ton bien. Filez par l’issue de secours, je m’occupe des types de devant.”
Elvis a récupéré un fusil, déjà chargé, qu’il planque dans son placard. Un truc bricolé à l’ancienne : crosse raccourcie et canon scié. Un vilain bidule bien vicieux, qu’on peut planquer sous un imper et qui vous arrête un tank. Il en profite pour enfiler un gilet en kevlar. Il a pris l’habitude d’en porter quand il traîne dans les secteurs chauds.
Je lui adresse une mimique et pointe mon menton vers sa pétoire.
“Depuis quand tu sais te servir de ça toi ?
— Depuis que j’ai arrêté de sucer mon pouce.”
J’ai tendance à oublier à quel point Elvis est démerdard. Je conserve encore de lui l’image du frêle garçon que nous avions sauvé durant la Guerre de Partition. Il a survécu à des épreuves auxquelles peu de gens auraient survécu. C’est un coriace.
Tout le monde semble prêt pour la bagarre. J’appuie sur le bouton de l’intercom.
“A tous, les traqueurs portent certainement une biosteel. Si vous voulez un tir mortel c’est droit dans la tête.
— Attendez mon go. Les types de d’vant vont rentrer. Ceux d’l’arrière ne bougent pas pour l’moment. Ils font face à la porte. Bonne chance à tous,” conclut Quentin
Nous sortons en courant du box d’Elvis pour nous rapprocher de l’issue de secours. Le petit renfoncement qui sert à ranger les bacs de tri sélectif tiendra lieu d’abri temporaire pour Erika, pendant qu’Elvis et moi, nous nous occuperons des deux agents de l’arrière. Nous attendons près de la porte à battants, nous tenant prêts à surgir aussi rapidement que possible.
“GO ! GO ! GO !” beugle Quentin.
Sa voix résonne dans les hauts-parleurs du narcobar, les mêmes qui servent aux alertes ou aux évacuations. Une déflagration se produit quasi instantanément. Un boucan épouvantable nous submerge. Cela suffit à décontenancer les traqueurs que nous devons affronter. Ils regardent, tels deux ahuris, vers les deux gros hauts-parleurs, semblables à des gargouilles de métal rouillé et tordu, qui surplombent l’issue de secours.
Le premier type, celui de gauche, prend la décharge du fusil d’Elvis en plein visage. Sa tête devient un tas de viande hachée. Nous ne l’entendons pas tomber, tant nos oreilles sifflent. Son collègue de droite a juste le temps de pousser un hoquet de surprise. Il tente de nous mettre en joue. La décharge d’AED le grille, malgré son biosteel. J’ai beaucoup de chance, mes yeux ne flanchent pas. Au moment de notre sortie, la lumière rasante du soleil n’inonde plus l’arrière cour. J’appele Erika pendant qu’Elvis récupére les fusils des deux traqueurs. Nous venons d’atteindre le point de non retour.
Derrière nous la fusillade se poursuit. Quentin n’a pas eu autant de chance que nous. Ses assaillants se défendent mieux. Elvis m’interroge du regard. Je tourne la tête, d’abord en direction du Narcobar, puis vers Erika. Je la fixe. Mon Fouineur balbutie, sa voix semble redevenue plus jeune, enfantine.
“Waldo qu’est-ce qu’on fait ? On peut pas le laisser comme ça.
— Il a dit qu’il nous couvrait Elvis. On doit y aller, Madame Vyltmöss ne doit pas tomber entre leurs mains.
— Ok alors, on prend leur robocar.
— Non, je ne préfère pas. Il doit y avoir un mode antivol avec verrouillage interne. On va prendre la nôtre et filer en direction du secteur 8. Avec la nuit qui approche, ils hésiteront à nous suivre. Je l’ai garée dans le parking souterrain, vite descendons.”
Les tirs redoublent à l’intérieur du Colonial. A quelques rues de là, des sirènes d’alerte appellent à l’aide.
Comme à son habitude Elvis se frotte plusieurs fois son épaisse tignasse lorsqu’il voit la robocar. Il envoie un magistral coup de pied dans la roue voilée.
“ Tonton, tu es sûr qu’elle roule encore ta carriole boiteuse ? Elle est dans un drôle d’état. On va se faire repérer dès qu’on arrivera sur les boulevards. Et en plus elle boîte.
— Qui te dit qu’on va passer par les boulevards ? On va éviter les endroits trop fréquentés. En restant dans les zones orange ça devrait le faire.
— On est pas rendu. On va arriver en plein territoire gris une fois la nuit installée. Tu aimes jouer les héros. Je te rappellerai que tu n’es plus tout seul sur ce coup-là mon pote.
Elvis jette un coup d’œil discret en direction d’Erika.
— Je pense que nous n’avons pas le choix Monsieur Fouinard, fait elle avant de grimper dans le véhicule. Plus on discute plus on perd de temps.
— Je pense que c’est assez clair, dis-je, en lui adressant un clin d’oeil.
Le crépuscule cède sa place à la nuit en un clignement de paupière. Réflexe tropical.
Ce n’est pas le moment idéal pour chercher une planque dans le secteur 8, surtout sans ordinateur de bord, et encore plus sans drone d’observation dynamique. Mais avons-nous le choix ? Laissées à l’abandon, les zones grises sont devenues d’immondes ghettos improDs. Vu notre situation, je ne vais pas m’en plaindre.
Elvis nous guide sur son terrain de jeu. Il connaît le secteur pour y avoir de nombreux contacts. Nous nous rendons chez un de ceux-là. A ce qu’il prétend durant notre trajet, un type de confiance, qui pourrait nous offrir le gîte, à défaut du couvert. Dans un abri souterrain confortable. Avec de l’eau et de la lumière. Le grand luxe.
Nous remontons un boulevard encombré d’immondices, de débris et de carcasses de véhicules abandonnés par leurs anciens propriétaires. Pour la plupart, des proDs égarés, victimes d’embuscades. Nous roulons tous feux éteints et à faible allure. Nous nous en remettons à la lumière diffuse des derniers lampadaires biolum encore fonctionnels.
Nous sommes aux aguets. Un silence de plomb règne dans l’habitacle. Assis sur la banquette arrière, Elvis pointe son arme à travers le hayon sans pare-brise, guettant tout danger pouvant venir de l’arrière. Elvis nous annonce que nous approchons de l’endroit.
Un lampadaires tombe à moins de 10 mètres devant nous. Je freine comme un diable. Le pare-choc de la robocar pose un baiser sur l’obstacle.
— Tom, quelles infos ?
— [C’est une embuscade Monsieur.]
— Je le vois bien que c’est une embuscade. Tu n’as rien de plus ?
— [Non Monsieur.]
Je frappe sur le volant.
— Waldo que te dis ton bidule ?
— Pas grand chose pour le moment.
— Et en plus ces trucs ne servent à rien quand on en a le plus besoin, coupe Elvis.
— Tu vois quelque chose derrière ? reprends-je, agacé.
— Ça s’agite on dirait. Je crois que la retraite est coupée.
La détonation qui suit ne me permet pas de répondre. Le moteur se coupe aussi sec. Une vilaine fumée grise sort du capot.
— Nous sommes désolés de vous importuner chers visiteurs, mais nous allons avoir besoin de votre aide.
La voix semble amplifiée par je ne sais quel dispositif. Un appareil ancien, du genre mégaphone ou équivalent. Un bidule plus que recyclé, vu les grésillements et les sifflements qui polluent la netteté de la voix. L’engin demeure efficace, nous n’avons aucun mal à comprendre les paroles de l’individu. Nous nous regardons rapidement dans l’habitacle.
— En voilà une drôle de façon de faire, déclare Erika.
— Chaque tribu a ses méthodes sur son territoire, déclare Elvis. Visiblement ceux-là respectent encore les vieilles lois de la courtoisie. On peut essayer d’en profiter.
— D’accord. Mais comment ? hurlai-je en réponse à la voix.
— Vous disposez de ressources dont nous manquons cruellement cher Monsieur. Vous seriez très aimable de nous laisser tout cela. Vous pourriez ensuite reprendre votre route en toute tranquillité. Hélas vous devrez le faire à pied, vu l’état de votre véhicule, mais au moins vous serez en vie. Nous ne vous voulons aucun mal. Vous avez ma parole d’homme éduqué et civilisé. Qu’en pensez-vous ?
Quelque chose dans les manières et l’intonation me renvoie vers d’anciens souvenirs. Mais je ne parviens pas à mettre le doigt dessus.
— J’ai l’impression de connaître cette voix et cette façon de parler, rajoute Elvis.
— D’accord. Nous allons vous laisser ce que nous pouvons, criai-je.
Une deuxième détonation fait exploser le pneu avant droit.
— Je vous prie de nous excuser, mais il semblerait que nos consignes ne fussent pas assez précises. Nous vous demandons de tout nous laisser, fit la voix.
— Tom, tu as d’autres idées ?
— [Surtout restez très courtois Monsieur.]
Je sens que mon reptilien commence à être contrarié. Je serre les dents et tente d’appliquer les consignes de mon servCom.
— Nous avons bien compris Monsieur, mais sur ce territoire hostile nous espérons un peu de clémence de votre part.
Elvis et Erika me regardent avec des yeux ronds comme d’énormes billes. Je fais un clin d’œil à Elvis. Bon sang cette voix. Il faut que je gagne encore du temps.
— N’en fais pas trop non plus, me chuchote Elvis. Ils vont croire que tu te fous de leur gueule.
— Certes Monsieur, reprend la voix. Mais voyez-vous, actuellement, vous êtes précisément sur notre territoire, et ce sont nos lois qui s’appliquent. Croyez-moi Monsieur j’ai de lourdes responsabilités et de nombreuses bouches à nourrir. Vous avez la chance d’être un proD Monsieur, mais ce n’est hélas pas notre cas.
Je continue de jouer les amadoueurs.
— Je comprends la situation Monsieur, mais vous nous semblez être des personnes raisonnables et…
Troisième détonation. Le pneu avant gauche éclate.
— Monsieur je vous en prie. Mes hommes commencent à perdre patience. Ils ont faim et ils sont fatigués. Finissons-en le plus rapidement possible je vous prie.
— D’accord. Nous sortons. Ne tirez pas.
Je suis frustré de ne pas parvenir à identifier cette voix. Mais je m’en veux encore plus de nous avoir délibérément attirés dans la gueule du loup.
— Nous vous remercions pour votre collaboration Monsieur. Nous vous demandons de bien lever vos mains. Encore quelques instants de patience et ce moment pénible ne sera plus qu’un lointain souvenir.
— Sans armes vous nous condamnez. Il y a une femme avec nous, lancé-je tel un condamné.
Peut-être qu’en jouant la carte de la pitié nous aurons plus de chance. L’homme nous a quand même donné sa parole de civilisé.
— C’est ce que nous voyons. Elle est la bienvenue si elle le souhaite. Nous avons déjà accueilli quelques femmes proDs dans notre tribu. Nous manquons de femmes.
De l’autre côté de la robocar, Erika nous jette un regard inquiet en agitant sa tête pour nous signifier son désaccord.
— Elle souhaite rester avec nous, fais-je.
— Soit. Tant pis. Nous vous laissons partir. Nos lois vous le permettent.
— Vos lois sont dures.
— Dura lex sed lex, domine, tranche aussitôt la voix.
Elvis me dévisage avec des éclairs dans les yeux. Comme moi, il vient de se souvenir.
— Achille ? hurlé-je.
Pour un peu je m’arrache une corde vocale. C’est un hurlement de soulagement, de surprise et de joie. Le silence s’installe en réponse à mon appel.
Un projecteur nous éblouit. Mes lentilles photochromiques tentent de jouer leur rôle mais la lumière est trop violente. Je tombe à la renverse. Je rampe sur le sol pour m’arracher au rayon assassin en me protégeant les yeux comme je peux.
— Bébé Rose c’est toi ? fait la voix.
Achille nous retire nos bandeaux.
La lumière faiblarde ne m’agresse pas. Tant mieux. Mes yeux se remettent péniblement de leur dernière agression lumineuse. Nous sommes dans une sorte de vaste entrepôt très haut de plafond, ceint de coursives. L’endroit sent la sueur, les eaux usées et la rouille. Des feux brûlant dans trois antiques fûts rouillés tiennent lieu d’éclairage. Leurs flammes diffuses projettent un cortège d’ombres inquiétantes, qui s’agitent autour de nous en une étrange danse macabre.
Une foule relativement nombreuse nous observe en silence. Seuls quelques murmures ou raclements de gorge viennent rompre la solennité du moment. Il doit y avoir là pas loin de soixante individus, beaucoup d’enfants, quelques hommes et un très petit nombre de femmes. Je ne vois aucun vieillard. Les silhouettes sont faméliques mais les vêtements et les visages sont propres. Les regards brillent de l’éclat de l’intelligence propre aux sociétés éduquées. Un homme se détache du groupe et s’approche. Il porte des lunettes. Je le reconnais sans peine même s’il a beaucoup maigri. Ses joues sont beaucoup plus creuses, ses cheveux beaucoup plus gris, et ses yeux beaucoup plus ternes derrière ses lunettes aux verres élimés. Mais il a gardé la même bouche en cul de poule.
— Désolé pour ça, dit Achille en agitant les bandeaux crasseux qu’il agite dans sa main. Cela fait partie de nos lois.
— Nous comprenons, réponds-je, et nous vous remercions de prendre de tels risques.
— Que recherchez vous dans le secteur 8 ? Les proDs n’ont pas leur place ici.
— Il semblerait que nous n’en soyons plus vraiment Achille. Le Consortium est à nos trousses.
Un murmure plus fort et plus long parcourt l’assemblée. Un murmure collectif. Une plainte se propageant comme une vague dans tout le hangar.
Achille prit le temps d’analyser ce que cela signifiait.
— Alors vous ne pouvez pas rester. Votre présence met en danger notre tribu. Je suis désolé mais ce sont nos lois.
— Il y a quelque chose de différent Achille. Les méthodes employées ne sont pas les mêmes. Le Consortium semble vouloir agir avec discrétion sur ce coup-là. Pas d’avis de recherche intégral, pas de bouclage de secteurs, pas de déploiement coordonné du SOC et du SEC. C’est inhabituel. Pour l’instant le Conso s’est contenté de nous envoyer des unités individuelles. Cela pourrait laisser penser qu’ils nous prennent pour du menu fretin mais je pense qu’il y a autre chose. Je ne sais pas encore quoi. Je pense que Madame Vyltmöss est la clé. J’en appelle à vos lois de tribu civilisée. Nous vous demandons l’hospitalité pour une semaine.
Je venais de poser ma main sur l’épaule d’Erika. La tiédeur de son corps traversa le tissu de sa combinaison pour envelopper ma main. J’eus l’impression de mieux sentir son parfum, de percevoir son souffle affolé. Elle ne bougea pas.
Une nouveau murmure parcourut l’assemblée. Il n’était plus à l’unisson. Devenu vaguelettes d’apartés et de commentaires entre les individus rassemblés autour de nous.
Achille nous regarda avec intensité, derrière ses vieilles lunettes aux verres ternis et aux branches rafistolées. Ses yeux allaient de l’un à l’autre. Il s’arrêtaient sur chacun d’entre nous comme s’il tentaient de lire dans nos pensées. Au bout d’un long moment il leva le bras. Les vagues moururent doucement et le silence revint dans le vaste hangar. Quand le dernier écho s’éteignit, Achille reprit la parole.
— Inimici mei amici mei sunt.
— Nous rendons grâce à nos lois, scanda l’assemblée.
Erika se tourna brusquement vers moi en me jetant un regard circonspect.
— Nous pouvons rester, lui dis-je.
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