Romain Sirce

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Banlieue d’Oumane

14 juillet 2030 _ 6 jours avant la Transhumanité


La voiture filait tranquillement sur le ruban de biosphalt humide, qui luisait comme la peau d’un serpent sous l’éclairage des lampadaires biolum. C’était un modèle de voiture comme on n’en faisait plus. Un modèle thermique. Waldo Sirce l’avait acheté quelques semaines après sa démobilisation, la dernière année de sa production, parce que ses misérables revenus ne lui permettaient pas de se payer un modèle électrique, qui coûtait trois fois plus cher. Certes il savait pertinemment qu’il ne pourrait jamais revendre ce véhicule, et que les taxes malus hypocrites dont il devrait s’acquitter, lui feraient à la longue très mal au porte-monnaie. Mais c’était sa voiture, et cela lui évitait de subir tous les désagréments des transports en commun. A Oumane, prendre les transports en commun était loin d’être une sinécure, surtout durant la saison humide. Les abris bus brillaient par leur absence. C’était une marque de fabrique locale, une tradition antédiluvienne, un de ses petits éléments du folklore oumanais. Pour les infortunés usagers de l’unique ligne de bus de la cité, deux choix s’imposaient fréquemment sous de telles latitudes : le cagnard ou la saucée.

D’ailleurs, la pluie était encore en avance cette année. Elle tombait sans discontinuer depuis trois jours, depuis que d’épais nuages, aussi noirs que la nuit, avaient établis leurs quartiers au-dessus de la Grande Terre. Dans la partie Nord, on annonçait déjà les premières inondations. Les appels à la prudence des autorités se multipliaient, en raison du nombre d’accidents de la route qui allaient en s’accroissant. Rien d’anormal en somme, puisque les crashs routiers quotidiens comptaient aussi parmi les éléments du folklore oumanais.

Waldo jeta un coup d’oeil à son compteur de vitesse. Il indiquait 90 km/h. C’était parfait. L’aéroport international Ela Nandou n’était plus qu’à quelques encâblures. Bientôt, ses parents ne risqueraient plus grand chose. Une fois dans l’avion, même le Consortium ne pourrait plus rien empêcher. Certes, ils essaieraient de s’en prendre à lui, puisqu’il avait choisi de rester, mais c’était un risque que Waldo acceptait de courir. SpecieZ ne lui faisait pas peur, ni aujourd’hui, ni demain.


— Tu pourrais pas accélérer un peu ! ordonna le père de Waldo, venant rompre le silence qui régnait dans l’habitacle depuis qu’ils étaient sortis du centre-ville.

— Vous décollez à quelle heure ?

— A 23 heures mais je…

— Alors ne t’en fais pas. On a bien assez le temps, coupa Waldo. On y sera dans trois quarts d’heure.

Romain Sirce réajusta sa ceinture de sécurité et croisa les bras en grognant. Ayant dépassé la cinquantaine sans un cheveux blanc, Romain Sirce restait un bel homme, malgré un léger empâtement. Conséquence logique de son manque d’activité physique des dernières années. En tant qu’ingénieur quantique il restait assis plus que de raison.

En regardant dans son rétroviseur Waldo vit le sourire désolé de sa mère. Il se redressa sur son siège et passa en mode “chauffeur prudent”. Il maintint son allure tout en repositionnant ses mains à 10h10 sur le volant d’une façon suffisamment ostensible pour que son père le remarque, même du coin de l’œil. Un second grognement vint ponctuer le silence qui s’était déjà réinstallé. Cette fois-ci, dans le rétroviseur Waldo croisa le regard réprobateur de sa mère. Un regard qu’il connaissait bien et qui lui disait : “Arrête de le provoquer”. Il se retint de laisser exploser sa colère.

Il trouvait tout cela tellement grotesque. Son père devant prendre la fuite comme un rat cherchant à éviter la noyade. Son appel au secours. Ses explications confuses. Ses pseudos excuses. Toutes ces vexations qu’il était prêt à subir. Ce fils qu’il ne souhaitait plus voir. Accepter de prendre “une voiture pourrie”, pour échapper au consortium pour lequel il avait travaillé depuis toutes ses années, comme un collaborateur zélé. Un putain de collabo, ressassait Waldo. Un foutu putain de collabo.

— Je respecte la limitation de vitesse papa. Avec toute cette pluie et sur cette portion de route vaut mieux être prudent. Il y a encore eu un accident ce week-end, un peu plus loin.

Troisième grognement.

Ils parcouraient un tronçon très sinueux, à deux voies, particulièrement accidentogène. Il suffisait de compter les arbres à souvenirs, installés en bordure de la route, pour s’en apercevoir. Des croix fleuries, ou recouvertes de tissus bariolés, se dressaient à l’envi le long de cette portion de route. Elles marquaient les endroits où la mort avait cueilli un conducteur imprudent, ou une famille malchanceuse dont le véhicule avait été percuté par un chauffard.

Waldo ne souhaitait pas devenir une statistique, et encore moins être responsable de la disparition de sa famille.

Il maintint son allure.


— Qu’est-ce que tu as au poignet ? demanda Waldo à son père.

— C’est un prototype, un téléphone nouvelle génération. Ils pensent appeler ça un strapphone. Parce que ça s’enroule autour du poignet. Bientôt, ils pourront le coupler aux ordinateurs serviles dernière génération que le Consortium finit de développer. Ils sont presque au point, ce n’est plus qu’une question de temps hélas. Dès qu’ils auront trouver le bon porteur, on ne pourra plus les arrêter.

— Hélas, pourquoi hélas. Tu travailles pour ces ordures depuis quoi, cinq ans. Ton strapphone est un mouchard de plus que tu auras réussi à mettre au point.

— Waldo je t’en prie, coupa Jane Sirce.

Comme à son habitude, elle parla lentement, d’une voix claire.

— Nous n’allons pas nous revoir avant longtemps. Ne pourrions-nous pas simplement faire ce trajet comme une famille normale ? poursuivit-elle.

— J’aimerais bien qu’on m’en présente une, parce que concernant la nôtre, c’est plutôt mal engagé ! répliqua Waldo encore plus courroucé.

— Ne prends pas ce ton avec ta mère mon fils !

— Et toi ne me donne pas d’ordre collabo.

— Arrêtez !

A l’arrière de la voiture, Jane venait de hurler.

Dans l’habitacle, on entendait plus que le bourdonnement du moteur thermique, et de légers cliquetis indiquant que les pistons manquaient d’huile. Malgré le froid extérieur, la climatisation tournait à plein régime pour éviter que la buée ne recouvrât les vitres. L’ambiance était glaciale, à tous points de vue.

— Tu ne sais pas tout mon fils, alors je t’en prie ne me traite pas de collabo. Ne me juge pas. Pas avant de savoir. Je te le dis à chaque fois, apprends à voir au-delà des apparences.

Désemparé, Waldo quitta la route des yeux pour regarder son père. Ne pas le juger ! Un aveu de faiblesse de la part du génial Romain Sirce ? Des regrets ? Des remords ? Une grande première.

L’ingénieur quantique ne parlait plus, se contentant de fixer la route d’un air grave. La lèvre inférieure de sa bouche s’arquait en une moue sceptique.

— Et si pour une fois tu voulais bien m’expliquer, reprit Waldo qui venait de repasser en mode “chauffeur prudent”.

L’habitacle resta silencieux encore de longues secondes. L’éclairage biolum lui conférait des airs de cockpit d’engin futuriste, à l’intérieur duquel la lumière s’écrasait sur les visages des membres de la famille Sirce, en de multiples nuances verdâtres. Tous ressemblaient aux vilaines poupées de cire d’une antique série de science-fiction.

— Tu as raison mon fils, il est peut-être temps que je t’explique, reprit enfin l’ingénieur. Au point où nous en sommes, il est temps que tu saches. Mais pour une fois je t’en prie, laisse-moi finir. Tu as toujours cru que j’avais vendu mon âme au diable, n’est-ce pas ? Que j’avais mis de côté tous mes principes et tout ce en quoi je croyais. Tu penses que SpecieZ m’a corrompu. Tu es persuadé que je contribue à la mise en œuvre de leurs noirs desseins. Tu m’as étiqueté. Tu penses que j’ai trahi tous tes compagnons morts pendant la guerre, que je t’ai trahi. Je suis le vil collabo ! Sauf que je ne le suis pas Waldo. Car je ne collabore pas, c’est même tout le contraire. Je veille au grain. Je n’ai renié aucun de mes principes. Depuis cinq ans, je fais tout pour que le Conso ne parvienne pas à ses fins.

Waldo eut un hoquet de surprise et dut faire effort considérable pour ne pas se tourner vers son père. Le véhicule négociait un virage serré.

— Qu’es-tu en train de me dire ?

— Je suis en train de te dire que je n’ai pas intégré le Conso. Je l’ai infiltré. J’espère que tu saisis la nuance.

Waldo rit. C’était un rire nerveux. Un rire forcé, plus aigu que d’habitude, et plus saccadé.

— Tu es un agent double. Toi ? Depuis toutes ces années. Et à la barbe de ce putain de consortium ? Mais tu te fous de ma gueule.

Une fois de plus Jane Sirce hurla de toutes ses forces. Elle s’était redressée à l’arrière du véhicule en intimant à son fils l’ordre de s’excuser. Ce que Waldo ne fit évidemment pas, maintenant qu’il était lancé.

— Tu nous annonces que depuis cinq ans tu as espionné SpecieZ en leur faisant croire que tu étais le plus zélé de leur collaborateur. Et tu nous balances ça comme ça. Là maintenant. Pourquoi maintenant ? Pourquoi nous dire tout ça maintenant ? Pourquoi ne pas nous l’avoir dit plus tôt ? Tu nous pensais trop stupides pour intégrer le concept.

Dans le rétroviseur, Waldo croisa une nouvelle fois le regard de sa mère. Il n’eut pas besoin de longues explications pour comprendre.

— Nous étions au courant mon fils, se contenta t-elle d’ajouter. Ton père nous l’a dit dès le départ.

— Alors tu savais. Et Natacha ? Elle savait elle aussi ?

Personne ne répondit.

— Bravo ! Quel beau complot de famille ?

— N’exagère pas Waldo je t’en prie. Dis-moi seulement comment j’aurai pu te mettre dans la confidence alors que tu évitais toute discussion ? Pire qu’une huître. Devais-je te supplier ? Tu n’as jamais voulu écouter ce que j’avais à te dire.

Waldo savait que son père avait raison. Il n’avait jamais pris le temps de discuter avec lui après qu’il leur eut annoncé qu’il acceptait d’intégrer SpecieZ. Il refusait toute discussion. Trop blessé par cette décision prise par un homme qu’il admirait plus que tout. Cette annonce avait été aussi brutale et douloureuse qu’un uppercut au menton.

— D’accord continue alors. Sur quoi travaillais-tu ? reprit Waldo en tentant de poser sa voix.

— Au sein du département où je me suis infiltré, je devais découvrir quel était leur niveau de maîtrise du CHQ.

— Le quoi ?

— Le cryptage homomorphique…

— Quantique, coupa une voix fluette depuis la banquette arrière.

— Oui ma chérie exactement, le cryptage homomorphique quantique.

Fière d’elle, Natacha Sirce souriait comme si elle venait de remporter un prix prestigieux. Elle ne faisait toujours pas ses dix sept ans, elle conservait ce visage enfantin au regard candide derrière ses énormes lunettes aux verres aussi épais que les parois d’un aquarium géant. Un effet secondaire de sa maladie.

— Tu m’expliques, demanda Waldo en souriant à son tour au reflet de sa petite sœur dans le rétroviseur.

— Pardon ?

— Le cryptage machin-chose, qu’est-ce que c’est ?

— Le cryptage homomorphique quantique. Disons que c’est un véritable tour de force technologique, qui combine les principes du cryptage et de l’informatique quantique. Une prouesse permettant de sécuriser tout type de données.

— D’accord, mais en quoi une énième technique de cryptage est digne d’un tel intérêt pour toi ?

— Parce qu’elle est théoriquement inviolable mon fils. Voilà pourquoi. Imagine un peu, des milliards de données chiffrées allant et venant sans qu’il soit possible de les pirater.

— Si je comprends bien, tu as pris tous ces risques pour que le vote électronique devienne inviolable.

— S’il te plaît Waldo ne joue pas à ça. C’est très sérieux. Souviens-toi, il faut voir au-delà des simples apparences. Il faut déchirer le voile. Le consortium ne s’intéresse pas au CHQ pour que le vote électronique ne soit plus une chimère, ni pour que le Nuage devienne enfin un espace de stockage ou de transit totalement sécurisé. Il s’en fout comme de sa première ligne de code. Tu sais ce qui motive leurs dirigeants. SpecieZ s’y intéresse pour que son nouvel algorithme soit en capacité de le déchiffrer.

— Mais tu viens de me dire que le CHQ est inviolable, interjeta Waldo.

— En théorie mon fils, rien qu’en théorie, surtout quand le CHQ est prévu pour les servCom.

— Tu ne m’as jamais parlé des servCom papa, fit Natacha.

— C’est vrai ma chérie, se contenta t-il de répondre avant de se taire.

Depuis peu, le véhicule suivait une très longue ligne droite. Elle balafrait une zone de savane sèche récemment ravagée par les flammes, triste résultat d’un écobuage mal contrôlé. Bordant la route, ils distinguaient les silhouettes torturées des rares niaoulis encore dressés. Ils tendaient leurs dernières branches noircies en un théâtral geste de supplique.

— Ces servCom qu’est-ce que c’est ? reprit Waldo qui tenait fermement le volant. Il ne regardait plus la route mais fixait son père avec intensité, tentant d’établir le contact par transmission de pensée.

— Des ordinateurs serviles implantés dans le cerveau.

Waldo sursauta.

— Bon Dieu de merde. Ils poursuivent ce putain de programme. Je croyais qu’il avait été interdit à la fin de la guerre. Et tu y participes ?

— Pas directement.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? Tu y participes ou non ?

— Je n’y ai pas participé directement, j’étais dans le département Intégrité des datas et authentification, mais disons que j’ai émis certaines hypothèses. Des hypothèses qui ont pu faciliter l’avancée du travail sur les servCom. C’était un mal nécessaire ou plutôt une stratégie, s’empressa de rectifier Romain Sirce. Après la guerre, quand le consortium a relancé son programme servCom avec l’aide des chinois, il a décidé de mettre en place un nouveau service d’enquête. Ils ont placé à sa tête un superviseur particulièrement zélé, un rouquin à la tronche d’iguane, totalement fanatisé. Ils l’ont également nommé responsable du projet servCom. Il n’a pas traîné. De nombreux chercheurs ont été écartés du programme et immédiatement déclassés selon les nouveaux critères du Grand Renouveau Communiste que Pékin venait d’établir. Tout le monde étant surveillé, je ne devais pas paraître suspect. Il fallait que je reste dans le consortium, quel qu’en soit le prix. Alors oui j’ai aidé certains collègues scientifiques et ingénieurs quantiques comme moi. Je devais également m’assurer que les projets avancent de concert. C’était la seule façon de découvrir où en étaient leurs avancées sur le CHQ.

Waldo cernait mieux les motivations des manœuvres de son père. Ce simulacre de collaboration totale n’était qu’un nuage de fumée visant à endormir la vigilance du SEC et à poursuivre la collecte d’informations cruciales pour ses desseins. Il comprenait davantage les récents déboires de son père, lorsque ses agissements avaient finalement été mis à jour. Depuis toutes ses années Romain Sirce prenait de vrais risques. Le consortium ne pardonnait ni le vol de données et encore moins la trahison. Waldo regrettait cependant que dans cette affaire, toute sa famille fût exposée, car elle serait nullement épargnée.

Natacha se taisait depuis cinq bonnes minutes. En jetant un nouveau coup d’oeil à son rétroviseur, Waldo constata que sa sœur cadette s’était assoupie sur l’épaule de sa mère. Jane Sirce lui caressait ses long cheveux châtains. Les deux dernières semaines avaient été plutôt mouvementées pour toutes les deux et les préparatifs de la veille pour leur départ, particulièrement éreintant. Mais à toute chose malheur était bon. Suite à l’appel à l’aide de son père, Waldo avait repris contact avec cette famille qu’il ne fréquentait qu’en pointillés ces cinq dernières années. Un étrange sentiment de culpabilité s’empara de lui.

— Elles dorment ? interrogea Romain Sirce.

— Natacha seulement. Qu’est-ce que tes échanges avec tes collègues t’ont permis de découvrir ?

L’ingénieur quantique en rupture de ban reprit la parole.

— Dans un premier temps pas grand chose. Leur nouvel algorithme était en tout point remarquable. Grâce à la puissance combinée de leur dernier nano-processeur neuromorphique et de l’intrication quantique, les possibilités de calculs atteignaient des niveaux jamais atteints. En y intégrant le protocole CHQ le traitement des données devenait inviolable.

— Théoriquement inviolable tu veux dire ?

— Oui, tout à fait, théoriquement. Au fur et à mesure de ma pseudo collaboration avec les ingénieurs du département servCom je me suis rendu compte que si leurs calculs semblaient a priori exacts, il existait une faille. Un faille infime, mais quand même présente. Il m’est apparu que l’inviolabilité de leur algorithme n’était en réalité qu’une chimère, car leurs calculs oubliait un aspect essentiel du cerveau dans lequel ces servCom devait être implantés.

— A savoir ?

— Sa nature même. Le cerveau est déjà un ordinateur. Un ordinateur biologique bien plus puissant que n’importe quelle machine. Or pour répondre aux objectifs du consortium ses ingénieurs ont d’emblée pris une mauvaise voie, le parasitisme.

— Parce qu’une autre voie est possible quand on t’implante une saloperie dans le crâne ?

— Bien sûr, la symbiose. D’ailleurs c’était le projet initial. Depuis longtemps, le consortium cherchait à développer un Neurosymbiote Intrâcranien permettant d’augmenter la capacité cérébrale de son hôte humain. Mais le projet, freiné par tout un tas de considérations éthiques, était sur le point d’être arrêté.

— Et puis il y a eu la guerre, coupa Waldo.

— Tout a fait, reprit Romain en souriant. C’est bien connu, la guerre est un accélérateur de l’histoire mais encore plus du progrès. La guerre de Partition a été une aubaine pour SpecieZ. Tout le monde est tellement moins regardant durant les conflits.

-- On ne compte que les victimes.

-- Tout à fait. Les expériences ont pu reprendre. Apparemment tu ne t’en souviens plus, mais j’avais alerté une grande partie de la communauté scientifique à ce sujet.

— C’est vrai. Maintenant que tu me le dis, ça me revient.

— En revanche, ce que tu ne peux pas savoir mon fils ce sont les menaces dont j’ai fait l’objet. SpecieZ servaient les intérêts de toutes les parties engagées. Notre camp aussi avait à gagner de ces expériences contre-nature. Et toi tu étais sur le front. Alors j’ai courbé l’échine. Du moins je l’ai fait croire.

— Pourquoi ne m’en as-tu jamais parlé ?

— Parce que je devais préparer le coup d’après.

— Mais ces expériences n’ont accouché que de monstres. Je l’ai vu pendant la guerre. C’est pour ça qu’ils ont décidé d’arrêter le projet. D’ailleurs SpecieZ a manqué d’être liquidée à ce moment là.

— Voir au-delà du voile mon fils. Tout ça n’était que pure stratégie. Une façon d’endormir tout le monde. Maintenant que la paix était revenue, les considérations éthiques hypocrytes faisaient également leur grand retour sur la scène. Mais en réalité et dans le plus grand secret les recherches se poursuivaient, en prenant une nouvelle orientation.

— Le parasitisme.

— Oui le parasitisme. Les ingénieurs du consortium travaillaient désormais sur un prototype de Neurosymbiote Intracrânien Parasitaire. Leurs découvertes pendant la guerre de Partition avaient permis de découvrir que le meilleur moyen pour que l’organisme ne rejette pas l’implant, était de faire en sorte que l’hôte humain ne soit pas conscient d’être porteur du servCom.

— Ça aussi je l’ai vu, sauf que les rares prototypes que nous avons croisé étaient plutôt mal en point.

— C’est normal, leur inhibiteur n’était pas abouti. Mais ce problème aussi a été réglé. Leur servCom est désormais vraiment opérationnel et il ne leur manque plus qu’un porteur.

Romain ne parla plus. Sur la banquette arrière Jane avait fini par s’endormir. Au loin les lumières plus vives dans le ciel indiquaient qu’ils approchaient enfin de leur destination. Il devait leur rester moins d’une dizaine de kilomètres à parcourir. Dans trois heures, une fois dans les airs, il seraient tirés d’affaire. Waldo se sentit soulagé. Une fois sa famille en sécurité il pourrait reprendre le flambeau. Il trouverait bien le moyen de faire éclater au grand jour les desseins de ce maudit consortium, de ce Nels Kumo et ses rêves de grandeurs mégalomaniaques. Son délire de transhumanité n’était qu’une volonté de mettre en place une dictature. Servant ses propres intérêts.

— Tu as parlé d’une faille tout à l’heure papa. Qu’est-ce que c’est ?

— Grâce à un dispositif de mon invention, j’ai découvert le moyen de brouiller leur désinhibiteur et de reprogrammer le servCom.

— Rien que ça. Es-tu certain que ça marche ?

— Bien sûr puisque je l’ai testé. Mais ils ont fini par le savoir. Une de mes collaboratrices m'a berné.

La petite voiture de Waldo s’engagea sur le dernier rond point qui les séparait des voies d’entrées vers les parking de l’aéroport.

Personne ne vit le camion qui arrivait à très vive allure. Roulant tous phares éteints, il les percuta de plein fouet. Sur le côté droit. La voiture partit en toupie. Elle heurta l’îlot en ciment qui séparait les deux voies. Le véhicule traversa la chaussée, en effectuant une série de tonneaux. Trois ou quatre. Peut-être plus. Dans l’habitacle personne n’était en mesure de compter. Le fracas et les hurlements furent assourdissants. Waldo crut que ses organes allaient se décrocher. Ses poumons s’étaient vidés de tout leur air, tels de vieux ballons usés. L’espace d’une fraction de seconde tout son sang se concentra dans sa tête. Le temps s’arrêta. Puis, le sang reflua dans tout le corps. Waldo, désormais pantin désarticulé, ne parvenait ni à ouvrir les yeux, ni à respirer, ni à penser. Il n’éprouva aucune peur. C’était allé bien trop vite. "Tant mieux, il faut bien mourir de quelque chose", pensa-t-il.

Puis le silence se fit. La voiture gisait de l’autre côté de la voie, en contrebas, couchée sur le flanc, comme un animal agonisant.

Waldo ouvrit les yeux. La lumière verdâtre des lampadaires biolum, bien que diffuse, parvenait jusqu’à l’intérieur de l’habitacle. Il avait perdu ses lunettes et autour de lui tout était aussi flou que le fond d’une mare d’eau trouble. Son corps était devenu un concentré de douleur. Ses yeux larmoyaient. Chacun de ses membres semblait traversé par des coups de poignards. Partout le sang battait son corps à la façon d’un boxeur possédé. Tout lui signifiait qu’il était en miettes. La mort approchait, à découvert.

Il tenta d’appeler son père, mais ne put émettre qu’une sorte de râle. Sa mâchoire inférieure avait été déviée vers l’avant. Le craquement sinistre qu’il venait d’entendre accrût son sentiment de panique. Il plissa les yeux et se mit à chercher son père. Ses cervicales étaient en feu. Il préféra ne pas bouger sa tête. Elle semblait désormais rivée au creux de son épaule droite. Il ne sentait plus ses jambes, mais son bras gauche répondit. Il parvint à remonter sa main gauche pour déboucler sa ceinture de sécurité. Une forte odeur d’essence empuantissait l’habitacle et il commença à paniquer. A ce moment précis il se dit qu’il aurait du opter pour une voiture électrique, et puis il oublia, cela aurait été bien pire. Son cœur battit plus vite. Le sang tapa encore plus fort à ses tempes. Sa main farfouilla pour tenter de déclipser la boucle de maintien sans y parvenir. Il remonta le bras droit. Un craquement et une douleur fulgurante stoppèrent son élan. Waldo s’évanouit.

Quand il revint à lui il sentit des gouttes d’eau tièdes qui coulait sur son visage. La pluie s’engouffrait depuis la plaie béante que le camion avait ouvert au moment du choc. Waldo n’entendait rien, pas un murmure, pas une parole, pas un cri, même la pluie tombait sans faire de bruit. La douleur qui irradiait son bras droit avait pris le dessus sur toutes les autres. Il déploya toute l’énergie qui lui restait pour tenter d’incliner une nouvelle fois sa tête en direction du siège passager. La lumière des lampadaires biolum était moins vive, mais suffisante pour qu’il remarque que son père était encore à ses côtés. Waldo fut rassuré.

A première vue, Romain Sirce ne semblait pas avoir été trop secoué par le choc. Waldo vit que les jambes de son père n’avaient pas été touchées. Son bras gauche pendait dans le vide, sans une égratignure. Son strappho semblait intact, sur le cadran Waldo crût identifier les contours d’une montre vintage, à aiguilles. Il percevait le cliquetis régulier de la trotteuse qui continuait d’égrener les secondes. A moins que ce fût le bruit du sang qui cognait dans sa tête. Il dut faire un effort pour porter son regard un peu plus haut. Son père était bien assis à ses côtés, encore solidement sanglé par sa ceinture de sécurité. Il n’avait plus de visage.

Waldo ne put hurler. Mais du fond de son être il sentit monter une plainte incommensurable. Ses yeux se noyèrent de larmes. Puis, un voile noir les recouvrit.

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