Indices sur nanoS
Grâce aux modiFs, les ProDs purent produire davantage. L’Algorithme dit que c’était bien.
Évangile selon l’Algorithme, La Genèse, 1-13
Oumane
Secteur 8
Mardi 11 janvier 2033
Il m’a fallu trois relaX pour pioncer. Trop d’adrénaline. Trop de ruminations. Trop de mauvais souvenirs. Trop d’émotions associées. Trop de bruit dans cette chambre dégueu. Trop chaud. Trop de tout, et pas assez de réponses ni suffisamment de place dans ce lit à ressorts trop étroit. Mon organisme ne se remettant pas de mes récents excès, j’avais vomis autant que possible avant de passer une nuit vraiment merdique.
Erika s’était endormie sans aucun mal. Elle dort encore, comme les autres, les trois familles d’improDs pouilleux qui nous ont volontiers accueillis dans leur “appartement collectif”. Un euphémisme, pour qualifier ce bouge infâme dans les sous-sols désaffectés de cette usine d’un autre temps. Un repaire pour des humains vivant comme des rats. Un lieu où la lumière du jour ne parvient jamais. Une planque puant la sueur et l’urine, le salpêtre et la fumée. Dans tout cela, je ne sais pas ce qui est le pire. Pourtant, bizarrement, pour la première fois depuis longtemps, je me sens en sécurité et plutôt serein. Mon espoir est renforcé depuis que j’ai revu ma famille en rêve. Les choses finiraient bien par s’arranger.
Quelle heure pouvait-il bien être ?
— Tom. Quelle heure est-il ?
Pas de réponse. Une nouveauté. Que fabrique-t-il ? Et surtout, comment hausser la voix lorsqu’on communique par télépathie ? Il va vite falloir qu’on se mette d’accord à ce sujet tous les deux.
— Tom. Donne moi l’heure, pensé-je une nouvelle fois, agacé.
Une vibration autour de mon poignet. Le cadran de mon strapphone affiche [07 : 38 : 22].
Bon sang mon servCom déraille. C’est pas le moment. Je me redresse, en faisant grincer le lit étriqué qui a du jadis appartenir à un fakir. Une nouvelle vibration au poignet et un message. [Fonctions limitées. Mise à jour du système en cours].
A deux mètres de là, Erika me fixe depuis le petit matelas une place sur lequel elle est allongée. A même le sol. Son visage affiche une certaine sérénité. Je regrette d’avoir gigoté de la sorte. Je l’ai réveillée.
“ Bien dormi ?
— Plutôt bien. Et vous ?
— Pas trop mal.
Je préfère lui mentir.
— Un café ?
— Vous avez ça ?
— Je suis un homme plein de ressources”.
Je lui montre le petit container en plastique au milieu des autres affaires. Des membres de la tribu d’Achille les ont entreposées là, après que nous ayons reçu l’autorisation de rester. Elvis dort encore, juste à côté, sur deux couches de couvertures qui lui servent de matelas. Il ronfle comme une vieille chaudière percée.
Nous ne pouvons nous empêcher de sourire. Erika a un joli sourire. Des dents d’une blancheur éclatantes parfaitement rangées, derrière des lèvres charnues d’un joli rose pâle. Je ne m’en lasse pas.
L’odeur du café sort Elvis de son sommeil, réflexe atavique comparable à celui que déclenche l’odeur du pain chaud.
— Ce serait pas de refus, crie t-il, en baillant sans aucune retenue.
Sa voix résonne dans l’appartement crasseux et vide. On n’y trouve pratiquement aucun meuble, nos lits mis à part ainsi qu’une collection de matelas humides et crasseux. Un peu plus loin, dans la grande pièce centrale, une dizaine de chaises en ferraille rafistolées trônent autour d’un grande table fatiguée. Sur un des murs tapissé de moisissure, un évier, recouvert de vaisselle et de boîtes en plastique de toutes les tailles, résiste miraculeusement aux effets de l’apesanteur.
— Chut, me contenté-je de lui répondre.
Dans la dernière pièce du fond, là où nos hôtes dorment, un enfant se met à pleurer.
— Bravo, c’est gagné !
Elvis se gratte son épaisse tignasse en m’adressant un sourire confus.
— Oups, sorry about that ! Mais je boirai bien un café quand même.
Il s’approche de nous, seulement vêtu de son caleçon. Un truc infâme, de couleur rouge avec des motifs blancs en forme de cœurs. Selon lui, son vêtement fétiche, cadeau d’une ancienne conquête.
Erika éclate de rire. Elle s’est rapprochée. Je sens son parfum. Je devrais rire à mon tour mais je ne réagis pas. Etrangement, mon taux de dopamine chute soudainement et mes pensées s’assombrissent. Mon reptilien se réveille tandis que Tom continue sa mise à jour.
— Tu n’as pas l’air en grande forme ce matin Waldo. Mal dormi. Quelque chose te tracasse ?
Je lui tends sa tasse de café fumant.
— On s’en tire trop bien.
— Parle pour toi, mon pote. Tu as vu le bouge dans lequel on a atterri. Quelle misère ! Pas grand chose à se mettre sous la dent, si tu vois ce que je veux dire.
Avant de se rasseoir, Elvis vient de mimer la forme d’un sein avec sa main libre. Décidément il ne pense qu’à ça.
— On y arrive trop facilement. C’est ce que je veux dire. J’ai l’habitude des méthodes du Conso. On leur a mis au moins six gonzes au tapis et leur réaction me semble toujours aussi timide, pour ne pas dire inexistante. Ces Traqueurs ont agi comme les derniers des crétins. La méthode employée au Colonial est même un cas d’école en matière de nullité absolue.
— Et Quentin ? Tu l’oublies. Leur nullité aura quand même causé sa mort.
— Nous n’en savons rien. Quentin en a vu d’autres et des bien plus gratinées. Je suis persuadé qu’il s’en est sorti. Au risque de me répéter, l’amateurisme de ces Traqueurs me tracasse davantage. Et cet excès de prudence, qu’est-ce que ça cache ? J’arrive à des conclusions tellement tordues que j’en ai des sueurs froides.
— Ooooh tonton. Arrête ta parano. Tu me dis toi-même que vos méthodes sont tatillonnes avec ces rapports de force au sein du service d’enquête. C’est la guerre perpétuelle des petits chefs entre les différents services. A celui qui fera les choses le plus vite pour se faire mousser. Forcément, avec trop de précipitation on obtient des résultats pourris. En plus, tu sais aussi bien que moi que les Traqueurs sont cons comme des valises. Aucun de ces types n’est parvenu à passer les tests pour intégrer le SEC.
— Moi non plus je te rappelle, le coupé-je, quelque peu piqué dans mon amour propre.
— Oui mais toi c’est différent, on ne t’a rien demandé, rétorque-t-il. Bon d’accord tonton. Qu’est-ce que ta gamberge te dis ?
— Je pense qu’ils me veulent intact.
— Vu ce que tu te trimballes dans le crâne et surtout dans ta poche, le contraire serait étonnant pas vrai ? Qu’est-ce que tu t’imaginais ?
— Je n’en sais rien à vrai dire, déclaré-je en portant ma main à la poche pour vérifier que le cube s’y trouve encore.
Au fond du long couloir, dans la partie occupée par nos hôtes, des bruits de vaisselle et des voix annoncent que tout le monde est réveillé à présent.
Erika nous observe en dégustant sa tasse de café. Mon regard croise le sien. Nous nous fixons quelques secondes. Je trouve son regard plus brillant que d’habitude, peut-être parce qu’ici il fait aussi plus sombre. C’est complètement stupide comme idée, mais c’est tout ce qui me vient. Elvis, ne manquant rien de la scène se lève.
— Bon, je vais voir où on peut caguer dans cette turne. Je ne sais pas pour vous, mais moi après le café, c’est recta.
— Bravo très classe.
— Pardon Madame, se contente-t-il de répondre en s’inclinant devant l’ingénieure. A tout de suite.
Erika sourie encore.
Un premier groupe de jeunes improDs passe alors devant nous pour sortir de la grande pièce collective. Il nous saluent avec un mélange de timidité et de curiosité. Derrière eux, les quatre adultes qui suivent ne nous remarquent même pas. Visiblement, nous faisons déjà partis des meubles. Trois bambins, couverts de crasse, nous prennent au dépourvu en nous embrassant comme si nous appartenons à leur famille. Ils partent aussi sec, en laissant sur nos joues une fine pellicule de salive collante, et sur nos vêtements, une odeur de fumée que nos nez de proDs ont beaucoup de mal à supporter. Une odeur d’autant plus tenace qu’elle tapisse aussi notre bouche.
— Vous vous connaissez depuis longtemps avec Elvis ? demande Erika, après que nous ayons vidé nos tasses de café pour conjurer le mauvais goût collé sur notre langue.
— Plutôt. Depuis la guerre. Nous lui avons sauvé la vie avec Achille et Quentin. Sa famille venait d’être massacrée. C’était encore un môme. Il se planquait dans un lambeau de forêt sèche qui jouxtait la propriété de ses parents. C’est moi qui l’ai trouvé.
— C’est vrai, votre guerre d’indépendance. Je comprends mieux. Vous êtes un combattant.
— Comme vous y allez. Disons plutôt que par la force des choses, nous avons du apprendre à nous battre. Question de survie. Tuer ou être tué, c’est bien connu. Alors oui, j’ai combattu. Ne me dites pas que mon père ne vous en a jamais parlé.
— Comment ça ?
— Vous avez bien travaillé avec lui, n’est-ce pas ?
— Qu’est-ce qui vous fait croire que j’ai travaillé avec lui ?
— Une certaine lueur dans votre regard, lors de notre première rencontre, quand vous avez prononcé son nom.
Elle ne répond pas. Elle semble vouloir atteindre quelque chose dans les limbes de sa mémoire. Sa mâchoire contractée indique une certaine contrariété.
— Nous avons effectivement travaillé au sein du même département, quelques mois tout au plus. Il a été un des rares à me réserver un accueil… Comment dire ? Courtois.
— A ce point ! lancé-je quelque peu surpris.
— Non ce n’est pas ce que je veux dire. Votre père a été le plus charmant de tous. Vraiment !
— Sur quoi travailliez vous en tant qu’ingénieure ?
— Sur les problèmes de biocompatibilité du servCom dans le cerveau.
— Et vous collaboriez avec mon père ?
— Indirectement oui, puisque nous œuvrions tous sur le même projet au fond. Mais c’est surtout pendant les pause-déjeuners que nous nous échangions le plus. Nous parlions de nos tâtonnements, des pistes prometteuses, des voies sans-issues, bref de nos déboires scientifiques réciproques. Votre père était un homme vraiment étonnant, disposant d’un esprit scientifique fascinant et doté d’une remarquable intuition.
— C’était un vrai passionné, soupiré-je.
— Vous êtes ironique ?
— Non je le pense vraiment.
— Alors vous la regrettez ?
— Quoi ?
— Cette passion.
— Oui en quelque sorte. Nous aurions tellement préféré qu’il nous consacre plus de temps. Mais la science demeurait son unique raison d’être.
— Vous vous trompez Waldo. C’est la première fois qu’elle m’appele ainsi. Vous étiez sa seule raison d’être. Vous, votre sœur et votre mère. C’est aussi pour cette raison qu’il s’investissait autant dans ce projet. Il voyait dans la science un moyen de régler de nombreux problèmes. Il pensait parvenir à mettre fin à vos…
Elle se tait, l’air gêné.
— … handicaps, continué-je.
— Je suis désolée Waldo, ce n’est pas ce que je veux dire.
— Ne le soyez pas. D’une certaine façon, je suis handicapé. Quant à Natacha, c’est hélas, l’absolue vérité.
— Votre père était fier de vous deux. Il vous aimait plus que tout. Au tout début du programme, il était persuadé que l’aboutissement du servCom permettrait à votre sœur de disposer de capacités cérébrales augmentées. Il pensait que le servCom vous permettrait également de moins souffrir de votre albinisme. Que vous ne seriez plus obligé de recourir à tous ces médicaments.
Ma parole, ces deux-là ont visiblement partagé de sacrés moments d’intimité. Dois-je en éprouver une quelconque jalousie ? Peut-être un peu. Pour tout dire, en de pareils instants, je ne sais pas ce qui me fait le plus mal. D’apprendre ce que ressentait vraiment mon géniteur, qu’une étrangère me le signifie dans ce bouge infâme, que mon père n’ait jamais été en capacité de nous le dire, ou que j’aie toujours été incapable de percevoir l’amour qui l’animait vraiment. Comme le dit si bien le dicton, il n’y a pas plus aveugle que quelqu’un qui ne veut pas voir. Mais comme le disait encore mieux mon paternel, je devrais apprendre à voir au-delà des apparences. Plus facile à dire qu’à faire, surtout quand la pudeur recouvre de son voile une famille où règne un silence assourdissant.
— Vous le connaissez tellement mieux que moi, reprends-je, en tentant de dissimuler mon air ahuri de poisson lune. Je ne souhaite pas qu’elle perçoive toutes les interrogations qui s’entrechoquent dans mon ciboulot fatigué et en manque de came.
Elle rougit, me regardant avec insistance. Depuis ce matin, elle me semble nettement moins inaccessible et hautaine que lors de notre première rencontre. Je ne perçois plus l’habituelle réserve de la proD de statut majeur. D’ailleurs, tout bien considéré, je ne perçois plus grand chose depuis que Tom pointe aux abonnés absents. Je ne dois m’en remettre qu’à ma propre perception et mes propres capacités d’analyse. Sans Tom et sans mes doses, je ressens une profonde confusion.
— Qu’est-ce qui a dérapé ? lui demandé-je
— Pardon ?
— A partir de de quand mon père a commencé à douter ?
— Il ne me l’a jamais dit mais avec le recul, je pense que quelque chose l’a toujours dérangé au sein de SpecieZ. Il y a toujours eu des rumeurs et à un certain moment votre père en a eu la confirmation. Le Conso aurait oublié son objectif de départ, pour bifurquer vers un projet beaucoup moins louable.
— Le projet Zombie.
— Alors vous êtes au courant. Effectivement, le projet Zombie ou comment exercer un contrôle total de la population grâce à l’Algorithme. Mais pour cela il lui fallait un accès complet aux Datas. Il devait être en capacité de lire mais surtout de les manipuler. Le cryptage homomorphique était conçu pour cela. Il devait à la fois servir de serrure et de clé.
Mon air ahuri vire à la grimace.
— Pardonnez-moi, mais les objectifs du Conso ont toujours été clairs à ce propos, et même bien avant que mon père intègre le Conso. La prétendue philanthropie de SpecieZ n’est qu’un leurre, un miroir aux alouettes pour embrouiller les cerveaux mous.
— C’est ce que beaucoup de gens malintentionnés croient. Mais ce n’est pas vrai. Nels Kumo est un idéaliste. Il ne recherche que le bien de l’humanité, persuadé qu’un Algorithme pur, alliant logique et rationalité, permette enfin de transformer les sociétés humaines. Ces dernières deviendraient plus efficaces, plus rapides, plus justes. Il nous serait enfin possible d’atteindre la véritable sagesse. Son projet est un projet plein de bon sens. L’Algorithme est l’outil qui peut changer le monde. C’est une bénédiction. Votre père aussi y a cru.
En entendant les propos d’Erika, me revient une phrase que j’avais lue un jour, quelque part, à moins que Tom me l’ait soufflé. “L’idéologie est une arme dangereuse car elle peut justifier n’importe quoi, y compris les pires atrocités”. Erika venait d’évoquer la possibilité d’un Algorithme pur, j’avoue qu’il y a de quoi éprouver de sérieux doutes à ce sujet.
— C’était ! lancé-je, en forçant un sourire.
— Hummm ?
— Vous employez le présent. Regardez-nous, nous sommes loin du projet de départ, non ?
— Oui c’est vrai, fit Erika l’air désolé. Mais j’ai encore en moi l’envie d’y croire.
— Ce Nels Kumo, vous avez l’air de bien le connaître.
Elle marque une longue pause. Son regard cherche à attraper quelque chose très loin derrière moi.
— Non. Je ne le connais pas. Personne ne le connaît. Très peu de gens l’ont vu. Mais son projet, sa philosophie est connue de tous les ingénieurs quantiques du Conso. Elle est même au cœur de notre formation.
— Et mon père comment s’est-il fait prendre ? Qui l’a donné ?
Une lueur dans ses yeux, un éclat diffus, m’indique que cette question l’a prend au dépourvu.
— Personne.
— Comment ça personne !
— Personne. Le Consortium a toujours su quels étaient les projets de votre père. C’est pour cela qu’il a pu les mener à bien. Expliquer toute la surveillance mise en place. SpecieZ avait besoin que les travaux de votre père aboutissent. Alors ils l’ont laissé faire.
— Comment le savez-vous ? la coupai-je. Le ton de ma voix s’était soudainement durci, malgré moi.
Elle semble hésiter. Une lueur de tristesse dans les yeux.
— C’est Abel qui me l’a dit.
— Vous voulez dire Abel Monrivaje, votre…
Elle me coupe.
— Collaborateur. Oui, Abel Monrivaje, mon collaborateur assassiné. A l’époque, il était le bras droit de votre père. Ils travaillaient ensemble sur le CHQ. Ils éprouvaient l’un pour l’autre une profonde amitié. Du moins en apparence en ce qui concernait Abel, car dans le plus grand secret il œuvrait pour le SEC et surveillait les agissements de votre père. Quand votre père commit l’erreur de confier à son ami ses doutes sur les intentions véritables du consortium, ce dernier fit mine de partager son point de vue. Hélas, en réalité il restait fidèle aux intérêts de SpecieZ. Perada savait donc tout des travaux de votre père.
Je garde le silence. Tout cela prend une étrange tournure. Depuis deux jours, je subis béatement un flot de révélations surréalistes, entrecoupées de résurgences d’un passé que je croyais à jamais oublié. Les nouveaux fils qu’Erika vient de rajouter à cet écheveau d’interrogations déjà nombreuses, embrouillent davantage mes idées. Mais nul besoin d’être Renifleur pour comprendre que tous ces fils sont reliés entre eux, en une trame complexe dont je ne parviens pas encore à distinguer les motifs.
Cependant, notre présente discussion éclaire tout cela d’une lumière nouvelle, telle la flamme révélant un message écrit à l’encre sympathique. Ainsi, mon père n’a jamais été pleinement au service du consortium. Au contraire, il cherche à déjouer certains, voire la totalité de ses plans. SpecieZ le sait et le laisse faire. Les travaux menés par mon père aboutissent. Devenu inutile, le consortium le liquide. Je rentre alors dans le jeu en tant qu’hôte amnésique du dernier prototype de servCom, devenant au passage agent du SEC et de surcroît fouille-merde patenté et augmenT du Conso. Désormais cobaye sous contrôle d’un des Pontifes de Speciez, le Farma, j’assassine, à mes heures perdues, ses ennemis. Qui, ironie de l’histoire, s’avèrent être aussi, au bout du compte, un peu les miens.
Il fut un temps où pour faire pareil bad trip, je devais dépasser la dose.
En revanche, d’autres éléments me semblent, pour le moment, totalement illisibles et viennent titiller mon flair de Renifleur. En premier lieu, il y a le rôle tenu par cet enfoiré d’Angelo. Aussi loin que je m’en souvienne, il a toujours servi le Consortium comme le pire des zélotes. Alors, pourquoi le trahir aujourd’hui ? Son exécution procède-t-elle de cette trahison ? Aurais-je pu vraiment l’assassiner ? Et puis ce ton amical qu’il a pris avec moi alors qu’on s’est toujours détesté. En deuxième lieu, il y a ce Cube. Angelo me l’aurait envoyé via des agents AmaZing qu’il sort de son chapeau. Je veux bien, mais qui sont-ils ? Comment auraient-ils pu savoir pour le mantra paternel ? En troisième lieu il y a le jeu trouble d’Omar Aygin, véritable cerveau de toute cette histoire. A bien y réfléchir ça se tient. Cela pourrait même devenir la première piste sérieuse et tangible depuis le début de cette histoire. Or Le Farma ne se salit pas les mains et il ne manque pas de personnel.
Un léger mouvement me permet de reprendre contact avec le monde qui m’entoure, sans savoir depuis combien de temps ces ruminations triturent mes méninges. Erika est toujours assise à côté de moi, elle me regarde.
En parlant d’Abel, elle a réactivé la seule information vraiment choquante dans le dernier message de cette pourriture d’Angelo. J’ai tué Abel Monrivaje. Le sait-elle seulement ? Angelo lui a-t-il déjà dit tout cela ? Se connaissaient-ils tous les deux ? Après tout c’est une ingénieure du Conso. Vais-je avoir assez de courage pour lui dire la vérité ?
“ Erika je… j’ai quelque chose à vous avouer.
— Ouh ça a l’air terrible. Vous m’avez appelé Erika.
— Oui. Excusez-moi je...
— Non non, ne vous formalisez pas je vous en prie. Erika c'est très bien.
— Erika alors. Bien. Voilà il y a quelque chose que vous devriez savoir. Cela concerne votre ami Abel.
Je ne parviens pas à la regarder dans les yeux. J’en ai vu d’autres pourtant. Qu’est-ce qui m’arrive ? Je dois me ressaisir et tout lui dire mais en face, dans les yeux. Dans ses yeux magnifiques. Je me lève et marche, le long des lits, la tête baissée, comme un chercheur pensif en quête d’une idée révolutionnaire.
— Erika, reprends-je. Avant de mourir, Angelo Perada m'a laissé une sorte de testament vocal, dans lequel il me révèle un certain nombre de choses. Voilà. Il semblerait que ces derniers temps je ne fus pas vraiment moi-même.
Elle me fixe avec une attention bienveillante, mais je trouve qu'elle pâlit légèrement.
— Voilà, continué-je. Toujours selon mon supérieur, il est possible qu'on ait expérimenté des substances sur moi. Des drogues d'un nouveau genre, causant des amnésies passagères. Pendant ces amnésies, j'aurais fait des choses sans même m'en rendre compte. Et voilà. Je... Comment dire ? C'est pendant un de ses épisodes d'amnésie involontaire que j'aurais tué votre ami Abel.
Ai-je prononcé cette dernière phrase moins fort ? Il me semble bien. Sans prendre le temps de marquer de pause entre les mots non plus. Tout d'une seule traite, comme pour me débarrasser d'un poids, que je ne parviens plus à porter depuis que je passe tout ce temps avec Erika.
Étrangement, Erika me paraît soulagée. Lui ai-je révélé une vérité qu'elle connait déjà ?
Elle se lève et se rapproche. Voilà une réaction à laquelle je ne m’attends pas.
C'est elle qui m'embrasse la première. Ses lèvres sont douces et chaudes. Sa langue a le léger goût amer des arômes de café. Je la presse contre moi. Sa chaleur me transporte. J'aurais voulu que cet instant dure à jamais. Mais Elvis entre dans la pièce.
“Ben laissez-moi vous dire que ça fait du bien. Oups ! Pardon !”
Nous le regardons sans relâcher notre étreinte. Il se gratte son épaisse tignasse en faisant sa grimace de garnement désolé. Nous éclatons de rire. Je sens que je rougis comme un ado qui vient de décrocher son premier rencart.
“Bon c'est pas tout ça, mais qu’est-ce qu’on fait maintenant tonton ?
— On passe à l’offensive.
— Ton servCom a terminé sa mise à jour ?
— Non, mais je ne sais pas pour combien de temps il en a et on ne peut pas attendre. Il faut que tu me trouves le bras droit du Farma, Akba.
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