Akba Yilan
L’Algorithme déclara que sans modiFs le proD demeure un improD. Les Consortium dirent que c’était bon.
Évangile selon l’Algorithme, La Genèse,1-14
Oumane
Secteur 9
Vers la fin de l’après-midi, Elvis m’a demandé de venir aussi vite que possible. Cela signifie immédiatement, toutes affaires cessantes. Une de ses petites mains a transmis le message jusqu’à notre planque. Un message à l’ancienne, couché sur le papier. Définitivement plein de ressources mon Fouineur. Le texte dit que le charognard a été repéré, dans le secteur 9, en zone grise, et qu’il est rentré dans une de ses boîtes louches. Il y a même l’adresse. Elvis lui colle aux basques.
Le secteur 9, n’est pas qu’industriel. A la nuit tombée, il devient culturel. Des boîtes de nuit proposent un éventail d’activités variées : spectacles zoophiles, partouzes transgenres, combats à mort, foire aux organes, transoPérations sans anesthésie. Des activités culturelles illégales et clandestines qui, pour quelques renmimbis, procurent les frissons recherchés par des proDs dérangés, en mal de sensation fortes.
Les autorités chinoises font semblant de lutter contre le phénomène, se contentant d’envoyer des drones anti-émeutes quand les choses dégénèrent. En réalité, de gros pot-de-vins permettent à ces boîtes éphémères d’exister. Leurs propriétaires savent y faire pour que rien ne parte en sucette. Jamais. Et quand ça part en sucette, les dessous de table sont plus gros.
Le Consortium s'en fout. L'Algorithme collecte et sauvegarde, pour plus tard.
Des tags, à l’encre ultra-violette hydrosoluble, signalent les endroits et la nature des événements. Sur certains murs on peut même lire certains programmes complets.
Je ne sais pas comment Elvis est parvenu à trouver le charognard aussi rapidement. Nous n’échangeons pas sur ses méthodes. C’est un deal tacite entre nous, depuis qu’il a accepté de travailler pour moi. Mais je dois faire vite. J’ai besoin de vérifier certains petits détails concernant le bras droit du Farma. La partie s’annonce forcément serrée. Ce genre de zig ça ne parle que si la douleur devient insupportable et ils sont souvent très durs au mal. Sa collaboration ne sera donc pas pleine et entière. Je devrai être imaginatif.
Passer inaperçu. Voilà le plus difficile. Je suis dorénavant un banni du Consortium avec des Traqueurs aux fesses. Forcément cela se sait. Je n’envisage donc pas une seule seconde, de débarquer en pleine partouze transgenre avec mon badge de Renifleur, demandant à tous ces messieursdames de lever les mains et de coopérer. Je vais devoir avancer en territoire ennemi sans aucune couverture. A mon propre compte. Des agents du Conso tous services confondus peuvent me tomber dessus. Il n’est pas impossible non plus que je croise un Traqueur. Je déteste ces salopards de chasseurs de primes. Ils bouffent à tous les râteliers et ils tirent à vue. Ces clandés les attirent aussi sûrement qu’un papillon de nuit qui se crashe sur un lampadaire biolum. Si j’ajoute, à ces menus détails, mon attirail réduit à sa plus simple expression, toutes les chances sont de mon côté.
Il y a enfin un détail de taille, le brouilleur. Comment le prendre avec moi ? J’avais décidé de le laisser à Erika.
Je n’ai pas besoin de marcher longtemps et le trajet se déroule sans anicroches. Grâce aux coordonnées fournies par Elvis, je trouve l’endroit sans difficultés. C’est un vieil entrepôt désaffecté situé en lisière des zones 8 et 9. En bordure du territoire contrôlé par la tribu d’Achille. Je n’ai pas voulu que ce dernier m’accompagne. Je préfère qu’il reste auprès d’Erika.
Le dock tient encore debout par miracle. Il finit de tomber en ruines en attendant les méca3D. Un premier passage me permet de repérer les gardes armés qui, depuis le toit de la structure en tôles ondulées, guettent les alentours comme de sinistres oiseaux de proie. Au deuxième passage, je pueux identifier trois véhicules roulant et deux drones qui quadrillent le secteur. L’endroit est une forteresse. Un troisième passage serait trop risqué car il éveillerait les soupçons. Je me contente de ces informations. Il me semble également avoir vu deux ou trois improDs crasseux se présenter à l’entrée sans être refoulés.
J’ai bien joué. L’événement est mixte visiblement. Comme je n’ai aucune idée du spectacle qui se joue à l’intérieur, je suis parti du principe que si Elvis a pu y entrer, cela signifie que les improDs sont les bienvenus.
Il me fallait un plan.
Primo : rentrer dans le clandé… incognito
Deuxio : chopper le charognard … en douceur
Tertio : foutre le camp … discrétos
Des formalités.
Je suis parti sans armes, mon strappho dissimulé sous un large bracelet en cuir. C’est mon véritable point faible, il indique que je suis un proD. Je me suis affublé de vêtements usés et sales que ma famille d’accueil m’a refilés. Leur mauvaise odeur est très incommodante. Je la supporte par miracle. J’espère qu’elle me servira de bouclier olfactif. Elle repoussera les proDs aux narines sensibles et limitera les contacts trop intimes. Je double cette protection olfactive d’une barrière monétaire, très visible. Même augmentés, les cerbères qui vous accueillent à l’entrée d’un clandé restent toujours sensibles au charme jaunâtre d’un billet de 50 ren. Du moment qu’ils ne trouvent sur moi ni arme, ni équipement louche, mais qu’ils reçoivent leur lot de renmimbi, je pourrais rentrer. Je prends un second risque cependant, je conserve ma combar biosteel. Pour l’oeil non averti, elle ressemble à un simple ensemble de sous-vêtements. Je m’enfile trois boosT, histoire de maintenir mes sens en alerte et mon taux d’adrénaline à un niveau convenable. En mode stress maxi.
Je tape du poing sur la porte branlante de l’entrée. Deux colosses sans modiFs, mais bourrés de stéroïdes m’accueillent aussi sec. Deux splendides spécimens de néanderthaliens à l'oeil vif et aux oreilles en chou-fleur. Je fais mine d’être défoncé, l'imitation tutoie la perfection. Une des gravures de mode me fouille poliment, après m’avoir plaqué contre la paroi du sas d’entrée. L’espace d’une seconde je crois qu’il souhaite mouler mon visage sur la tôle, pour en faire une gaufre sans doute. Presque aussitôt il relâche la pression, le gorille a un odorat délicat. Je pue la pisse et l’alcool synthétique frelaté. J’ai un peu forcé la dose. Il ne trouve rien, à part ma liasse de renmimbi que j’ai laissé dépasser exprès d’une des poches arrières de mon futal. “Dis voir on est tombé sur prince”, annonce le type, en refilant la liasse de petites coupures à son acolyte. Le bodybuildeur resté à l'écart sait très bien compter et n’y va pas avec le dos de la cuillère. Il me déleste de l’ensemble, dix biftons de dix ren quand même. Les deux gars doivent se palper un sacré paquet d’oseille par soirée. Monsieur Nez-sensible me relâche et m’indique l’entrée. “Votre altesse”. Son alter égo m’ouvre la porte en m’adressant un sourire narquois.
Des hurlements et des rires me cueillent dès l’entrée tandis que je pénètre dans cette gigantesque boîte métallique, d’au moins dix mètres de haut. Mon reptilien s’active et le goût de l’acier envahit ma bouche. J’aimerais tellement que Tom soit avec moi. L’air est chaud, à peine rafraîchi par de grosses turbines de ventilation. Installées à la hâte, elles gîtent dangereusement et rugissent comme d’énormes fauves en pleine crise d’asthme. Des remugles de sueur, d’urine et d’alcool de synthèse emplissent les lieux. D’immenses écrans lumineux annoncent les réjouissances. La soirée est animée par l’empereur des DJs, “Mic le Micro”.
Mon problème désormais, est d’arriver à retrouver Elvis parmi tous ces décérébrés. Une foule de proDs masqués, aux allures endimanchées, s’égosillent, en buvant dans des verres qui sont imprimés au fur et à mesure de la soirée, par une imprimante hors d’âge. En les voyant, je me rends compte que j’ai commis une sacrée erreur, mon costume d’improD crasseux est bien plus qu’une mauvaise idée, me voilà aussi visible qu’une péripate en plein synode. J’aurais pu aussi bien venir avec un écriteau lumineux, indiquant “fouille-merde en rupture de ban”.
Cette soirée est visiblement destinée à des proDs de statut majeur, mais je suis dans la place désormais et je ne peux plus me défiler. Je décide de jouer le jeu et de faire comme si j’étais un improDs paumé à la recherche de sensations fortes. Je me mêle plus intimement à cette foule malsaine, me frottant aux rares proDs qui refusent de s’écarter.
Des bruits de chocs métalliques, accompagnés de grognements et d’encouragements, proviennent d’un endroit qui occupe l’attention du plus grand nombre de personnes rassemblées dans cet endroit. On se bat plus loin. Ce n’est donc pas une partouze transgenre, ni un spectacle zoophile. C’est une soirée street fight ou équivalent . Sans aucun doute le modèle hard core.
Je continue de fendre la foule, et me rapproche de l’endroit d’où proviennent tous ces bruits. Une fosse a été entourée à la hâte de barrières sommaires. L’endroit a dû être autrefois une fosse pour vidanger de gros véhicules thermiques. La dépression dans le sol n’est pas bien haute, à peine deux mètres mais elle est longue d’au moins dix mètres et large de quatre. Au fond de cette fosse, deux hommes se battent. Tout autour, agglutinée sur les barricades comme des huîtres sur des racines de palétuviers, la masse grouillante de proDs en mal de sensations scande à l’unisson le nom “Bibendum”, en agitant leurs poings dans les airs. C’était un grondement rauque, poussé par des fanatiques, plongeant l’assemblée dans une sorte de transe impie. Mic le Micro s’égosille façon castrat.
Je parviens à franchir les derniers décimètres qui me séparent de la barrière, et je me retrouve tout prêt du lieu du combat. Un colosse, aux cheveux longs noués par un catogan, est à gauche de la fosse. Il est tellement grand qu’il peut toucher chaque côté de la fosse en écartant les bras. Son visage est horrible, et un de ses yeux manque. Sa musculature disproportionnée ne laisse aucun doute sur sa nature de transoP. En face de lui, son adversaire parait nettement plus petit, même si je le sais plutôt grand. Je le reconnais sans peine, mince, une coiffure bouffante sur le dessus du crâne, des rouflaquettes. Son visage est en sang et il est à bout de souffle. Elvis se bat là, au milieu de cette horde sauvage. Il est au bout de ses forces.
J’en suis encore à me demander comment mon ami a fini au fond de cette fosse, quand “Bibendum” jaillit, comme un diable hors de sa boîte, et se précipite de toutes ses forces sur Elvis. L’espace d’une seconde je crois qu’il va pouvoir l’éviter, en se baissant pour passer sur le côté droit du cyclope, mais ce dernier parvient à saisir mon ami par sa tignasse et le ramène vers lui comme un gamin brutal jouant avec un chaton. Le colosse l’étrangle avec une clé de cou et regarde autour de lui. La foule exulte comme lors d’une cérémonie sauvage.
Elvis me repère sur les gradins improvisés et il me sourit malgré la peur que je lis dans ses yeux. Il lui reste suffisamment d’énergie pour lever son bras. De son index il semble pointer quelque chose au-dessus de moi. La foule hurle “à mort, à mort, à mort”. Je regarde mon ami et je le vois fermer les yeux. Le cyclope lui brise la nuque aussi facilement que s’il cassait une brindille. Tétanisé, je suis incapable de réagir. Le cri que je veux pousser reste immergé au fond de ma gorge. La foule a un hoquet de joie, puis un silence assourdissant emplit le dock. Déjà le corps sans vie d’Elvis est extrait de la fosse. Je suis incapable de réagir
Mic le micro annonce le résultat du combat. J’apprends que mon Fouineur a résisté moins de cinq minutes et qu’on l’a appelé “Tignasse”. Le borgne en est à sa troisième victoire ce soir, et réclame déjà un prochain adversaire. “Tu n’as qu’à prendre celui-ci”, hurle une bande de proDs déchaînés dans mon dos. “Il pue la pisse, il manquera à personne”. J’ai vraiment mal choisi mon déguisement. Je comprends pourquoi on m’a laissé entrer à si peu de frais.
La surprise est totale. Des bras me saisissent, et me font passer par dessus la petite balustrade. Je suis jeté dans la fosse sans pouvoir m’y opposer. Je parviens cependant à conserver un semblant d’équilibre et réussis à retomber sur mes pieds. Je viens de comprendre quelle était la thématique de la soirée : combat à mort entre improDs, à moins que ce soit entre transoP et cul-plat. Je ne sais plus trop. Etrangement mes idées deviennent confuses. Je suis comme un animal blessé et sans espoir, enfermé dans une cage. Pourtant, je ne ressens ni colère, ni peur, ni le moindre sentiment de panique. A vrai dire je me sens calme, très calme. Mon cœur bat à un rythme tranquille, je l’entends. Tout semble aller au ralenti. J’ai l’impression d’être un autre. Les boosT n’agissent jamais comme ça. Je sais que ce combat sera à mort.
[Je prends le contrôle Monsieur.]
— Tom je suis foutrement content de t’entendre.
[Pas le temps de discuter. Abandonnez-vous. Je vais nous sortir de là.]
— J’ai hâte de voir ça. C’est un putain monstre !
[Ce n’est qu’un humain. Attention ça va commencer.]
Je fais comme Tom me l’a ordonné, je m’abandonne. Et mon esprit devient machine.
[INITIALISATION_PROTOCOLE_COMBAT]
Scan environnement...
└─ Dimensions: 10m x 4m
└─ Type: Fosse de combat
└─ Échappatoire: [NULL]
ANALYSE_ADVERSAIRE
Menace_Level: [CRITIQUE]
Armement: [DETECTÉ]
Pattern_Comportemental: {
Attaques: FRONTALES_UNIQUEMENT
QI_Tactique: <LOW>
Prévisibilité: 89.7% }
[CALCUL_PROBABILITÉS_SURVIE]
╔════════════════════════════════════════╗
║ Confrontation directe: 32.1% ║
║ Tactique d'évitement: 76.8% ║
║ Contre-attaque opportuniste: 91.2% ║
╚════════════════════════════════════════╝
@@ STRATÉGIE_OPTIMALE_SÉLECTIONNÉE @@
{
Phase[1] => Exploitation_Prévisibilité
-> Simulation mouvements adversaire
-> Calcul angles morts
Phase[2] => Manipulation_Spatiale
-> Déplacement circulaire_gauche (vitesse=1.5m/s)
-> Maintien distance_optimale(3.1m)
-> Creation zone_fatigue()
Phase[3] => Contre-Attaque
-> Attendre(épuisement > 60%)
-> Exploiter diversion_ouverture[3]
-> Exécuter (neutralisation || élimination) }
[ACTIVATION_CONTRÔLE_SYSTEM MUSCULAIRE]
Injection séquence muscle_memory...
Override commandes motrices...
Optimisation réflexes neuraux...
[ACTIVATION_CONTRÔLE_SYSTEM ENDOCRINIEN]
Injection séquence hormone_memory...
Override sécrétion hormonale...
Optimisation neurotransmetteurs..
STATUT: ENGAGEMENT_IMMINENT
/// PROBABILITÉ_SUCCÈS_FINAL: 91.2% ///
!!! EXÉCUTION_IMMÉDIATE !!!
[END_ANALYSE]
Tout s'enchaîne ensuite très vite. Mon corps reste chair, mais il agit sur commande. Le borgne qui brandit son poignard me regarde avec appétit. Il m’adresse un rictus mauvais en relevant sa babine supérieure. Il lui manque des dents. Je suis à l’autre bout de la fosse. Un poignard aussi large que celui de mon adversaire a été jeté au sol. Une lanière attachée au manche permet de bien conserver l’arme en main. Mic le Micro annonce l’imminence du combat. La foule semble encore plus dense, plus agitée et plus bruyante. Elle est frénétique. Bibendum affronte Sent-la-pisse. J’ai mon nom de scène. Une corne de brume annonce le début des hostilités.
Le transoP bodybuildé charge comme un taureau. La fosse me semble bien trop petite. Je n’ai pas le temps de poser de réclamations. Je plonge sur le côté gauche du borgne. J'effectue un roulé-boulé. Je perds le contrôle. Je suis emporté par mon élan. Je fais une deuxième roulade. Je me relève à la vitesse de l’éclair. Je me retourne. Bibendum virevolte avec l’élégance d’une ballerine. En transe, il est porté par les acclamations des spectateurs. Il se rue vers moi pour un deuxième assaut, le bras en arrière pour porter un coup de taille décisif.
Je choisis de l’attendre. Au dernier moment, je m'aplatis contre une des parois latérales de la fosse. Le borgne frappe trop tôt et le coup porte dans le vide. Je l’entends grogner tandis que son bras craque. Il tente un demi-tour. Emporté par son élan, il finit sa course sur le dos, à l’autre bout de la fosse. Je perçois le son mat de corps massif heurtant la surface en béton. Une clameur nouvelle emplit le dock. Certains membres de l’assemblée scandent mon nom avec enthousiasme : “Sent-la-pisse”, “Sent-la-pisse”. Je reprends conscience.
Je suis revenu à ma position initiale, celle du début du combat. Je serre dans ma main droite le poignard, comme si je désirais qu’il s’incruste dans ma paume. Mon sang ne doit plus circuler, elle fourmille. En face, visiblement vexé et en colère, le transoP fait aller et venir le poignard d’une main à l’autre. Il souffle comme un bœuf et dégouline de sueur. Il fatigue. Son visage est déformé par la haine. Le troisième assaut sera le dernier. Pour confirmer mon intuition, Bibendum marche vers moi calmement en occupant le centre de la fosse. Il a les bras écartés et les jambes légèrement fléchies. Il est devenu un fauve prudent qui cherche à capturer une proie difficile. Nos supporters respectifs donnent de la voix, pour encourager leur poulain, dans cet ultime assaut.
Je me fléchis sur mes jambes, et me porte à sa rencontre, en me protégeant la gorge de mon bras droit fléchi. La poing posé sur l’épaule dissimule la lame tenue dans le prolongement de mon pouce, derrière mon avant-bras. Le colosse fait brusquement un saut devant moi, et étend son bras droit brusquement, pour me frapper d’estoc à la poitrine. Celle-ci est (volontairement?) sans défense. J’encaisse le choc, tandis que la lame de mon adversaire éventre mes vêtements crasseux, et atteint la surface protectrice de ma combinaison en biosteel. Je sens la lame glisser le long de ma poitrine, tandis que le colosse perd l’équilibre. Je lis la surprise dans ses yeux, quand je déploie mon bras droit comme un ressort, pour lui frapper la gorge du tranchant de mon poignard. C’est un transoP au rabais. La lame sectionne la peau, les muscles, les veines, la trachée aussi facilement que du beurre. Un geyser de sang m’éclabousse. Le colosse poursuit son chemin et percute la paroi. Il tombe et meurt.
— [Bien joué Monsieur. Nous sommes sauvés.]
Le silence règne dans le dock. Le colosse gît dans une mare de sang désormais plus grande que lui. Je n'ai pas le temps de comprendre ce qu'il vient de se passer. Pas le temps non plus de demander à Tom de m'expliquer. On verra ça plus tard. La foule hurle alors sa joie : “Sent-la-Pisse”, “Sent-la-Pisse”, “Sent-la-Pisse”. Je triomphe comme un gladiateur. Je reprends mon souffle et je lève mon bras armé en contemplant la foule. Je repère un visage qui m’est familier. Akba, le charognard est dans les gradins. Il me scrute l’air déçu, avec une grimace en guise de sourire. Comme à son habitude, Mic le Micro annonce les résultats du combat et les statistiques. Le colosse a tenu trois minutes. J’apprécie la performance. Elvis est vengé. Je pourrais exulter, mais ce sont des larmes qui viennent. On me laisse le choix de mon prochain concurrent. Je désigne de la pointe de mon poignard l’homme que j’ai reconnu dans la foule. Des bras tentent de le saisir et je le vois sortir un AED de son holster de taille. C’est bien le problème. Dans ce genre de soirée, il y a toujours des privilégiés. Quelle poisse, il a pu conserver son arme. Je comprends que ce salopard nous a tendu un piège.
Il se dégage, et tire sur deux des types qui tentent de le jeter dans la foule. Des jurons et de cris suivent les détonations qui éclatent comme des coups de tonnerre. De la fumée. Une subtile odeur de viande grillée qui se mêle à toutes les autres. C'est écoeurant. L’assemblée se disperse aussi rapidement qu’un groupe de moineaux apercevant une chouette effraie. Le charognard suit le mouvement. C’est le chaos. Mic le Micro exhorte chacun à garder son calme, tout en appelant la sécurité.
Je ne dois pas perdre une minute. Malgré la fatigue, je réussis à m’extraire de la fosse. Je retire le haut de mes vêtements pisseux et déchirés, et je pars à la poursuite du vautour.
Les derniers proDs sortent du dock en silence, les plus fortunés accompagnés par un ou plusieurs gardes du corps aussi larges que lents. Dehors, le flot de robocars est brutalement devenu plus dense, et a pris des airs de cohue. Une pluie fine rafraîchit l’air, et une légère brume de chaleur remonte depuis l’asphalte de la route et le béton des trottoirs. J’essaie de repérer le charognard. Dans cet embrouillamini de corps et de véhicules, c’est difficile. Ma proie s’est volatilisée
— Tom par où est-il parti ?
— [Je n’en sais rien Monsieur.]
— Alors cherche bordel !
Si même mon servCom s’y met. Comment retrouver le charognard dans ce chaos ambiant ? Je suis aussi aveugle qu’une taupe en plein jour. Le silence dans ma tête perdure et je prends racine. Pour le moment, je ne vois rien d’autre à faire que de m’échapper d’une zone, bientôt susceptible de fourmiller de drones anti-émeute. Je ne dois pas être identifié, et encore moins arrêté. Pourtant j'hésite, il y a forcément autre chose à faire, mais je ne sais pas quoi.
Bon sang je deviens addict à mon servCom.
— [Ce n'est qu'un peu de stress Monsieur. Pas d'inquiétude cela passera.]
— Tom tu dois retrouver Akba et vite. Pourquoi ne pas analyser les Datas du secteur ? Je ne comprends pas.
— [C'est parce qu'il me faut plus de temps Monsieur. Son écho-data reste indétectable.]
— Comment est-ce possible ?
— [Grâce à un implant qui reconfigure ses signatures en permanence Monsieur. On ne peut pas le détecter Monsieur.]
— Laisse tomber.
— [Je suis désolé Monsieur.]
— Ne le sois pas. Au fait Tom !
— [Oui Monsieur.]
— Merci pour tout à l’heure. Tu m’as sauvé la vie ce soir.
— [La soirée n’est pas finie Monsieur.]
— Merci quand même.
J’emprunte le même chemin qu’à l’aller. Je dois traverser un ensemble de ruelles mal éclairées, sillonnant des ilôts urbains délabrés. Je longe d'antiques immeubles désaffectés qu'il conviendrait de démolir. Projetée par la lumière famélique des rares lampadaires encore debouts, mon ombre spectrale glisse sur leurs façades lépreuses. J'espère juste ne pas faire de mauvaises rencontres. Tom me confirme ne rien détecter, pour le moment. Je lui fait confiance, je le laisse assurer la veille. Je n'ai guère le choix. Tous mes systèmes d'alertes habituels sont éteints. Mon flair s'est fait la malle et mon reptilien pointe aux abonnés absents. Le contre-coup de la mort de mon ami obscurcit la moindre
Je ne vois pas la silhouette qui m’attend plaquée dans un renfoncement, entre deux immeubles désaffectés. Une décharge électrique à la base du cou me crucifie. Le choc m’arrête net et je m’écroule à genoux d’abord puis sur le ventre, incapable d’effectuer le moindre mouvement. Tous mes muscles refusent d’obéir. Une douleur atroce éclate dans ma tête et une vilaine odeur de souffre. Un tir d’AED. Paralysant. Avec le recul je regrette de ne pas été davantage sur mes gardes.
Un bruit de pas se rapproche par l’arrière. Je peux voir des bottes en cuir synthétiques se placer devant mon visage. J’ai la bouche déformée par la douleur et un filet de bave coule sur le trottoir crasseux. Je pense avoir perdu quelques dents quand ma face a heurté le biosphalt. Je ne sens plus mes membres, mais mon tronc et ma tête me font atrocement souffrir, comme si des milliers d’aiguilles brûlantes étaient enfoncées dans ma chair. Mon cœur semble s’être contracté, comme pris d’une énorme crampe.
Je reconnais sans peine le modèle de bottes qui me dévisagent. C’était un modèle vintage, des old santiags, que l’on peut se procurer dans la boutique “El Paso” du secteur 4. Une boutique à la déco kitsch pour les fanas de fringues rétro coûtant la peau des fesses. Je n'ai pas besoin de creuser bien longtemps dans ma cervelle fondue pour savoir à qui elles appartiennent. J'ai l'occasion de voir ses bottes à chaque fois que je rends visite au Farma, dans l'antichambre, à l'instant de ma fouille en règle. Akba Yilan, vient de me descendre. Je suis à sa merci.
Il entame la discussion par une salutation polie, il essuie une de ses bottes sur ma main droite. Heureusement, je ne sens rien. Une décharge d’AED inhibe de nombreux messages nerveux. Le talon en résine synthétique m’écrase le dos de la main. Les craquements sinistres que j’entends, comme des gâteaux trop secs que l’on broie, ne laissent aucun doute sur ses intentions. Il compte bien me réduire en poudre.
" Voilà maintenant on va pouvoir discuter, crache mon tortionnaire.
Je ne me suis pas trompé. Cette voix, je l'identifie sans peine. Le porteur de bottes de mauvais goût est bien Akba le vautour, même si, au vu de ma situation, Akba le sadique conviendrait davantage. Il arrête sa première salve de salutations pour s’accroupir. Il pose devant mon visage un pistolet AED, le canon rivé au sol, histoire de se maintenir en équilibre.
— Alors Monsieur Sirce, on me cherche, siffle t-il lentement.
— 'ourquoi faire ? Avec ‘es ‘ottes ‘areilles t‘es fachile à trouver ! parviens-je à dire. Visiblement je ne suis plus apte à participer à un concours d’éloquence. Un flot de bave n’arrête pas de couler de ma bouche et une sorte de chuintement liquide accompagne désormais chacun de mes mots. Seule la partie droite de mes lèvres peut encore bouger. Visiblement les lettres b, d et p ont disparu de mon vocabulaire. Avec le canon de son arme il me frappe le côté du crâne. Cette fois-ci la douleur est intense, et il ne faut pas longtemps avant qu’un liquide tiédasse me coule le long du cou et de la joue.
— On fait de l’humour Monsieur Sirce. Allons ! Allons ! Pas d’insolence je vous prie. Vous ne voulez pas m’obliger à vous casser tous les os du corps. Vous comprenez ?" Il ponctue son propos, d'une nouvelle courtoisie. Utilisant son pistolet comme un marteau, il me fracasse le pouce de la main gauche.
Sur la main ça fait nettement moins mal que sur la tête. De ce côté là il peut y aller. Je ne sens rien pour le moment mais le réveil serait douloureux. Si réveil il y a. Car je dois bien me l’avouer, je suis dans une situation quelque peu délicate, pour ne pas dire désespérée. Ce type est un sadique de première, et il ira jusqu’au bout de ses menaces. J'ai intérêt à le prendre au sérieux si je ne veux qu’il me transforme en puzzle. Quitte à mourir, autant le faire en un seul morceau. Le problème c'est que Tom ne réponds plus. La sensation que je ressens dans mon cerveau ne dit rien de bon, ça me brûle. La décharge d'AED a visiblement cramé mon servCom. Tom est hors course.
Allons, tu ne vas pas te laisser aller.
Il me faut un plan.
Primo : gagner du temps
Deuxio : gagner du temps
Tertio : gagner du temps
L'autre affreux reprend sa sérénade.
" Voilà la règle du jeu Monsieur Sirce. Je vous pose une question et vous me donnez la bonne réponse. A chaque mauvaise réponse je vous casse un doigt. Quand vous n’aurez plus de doigts, je passerai à des parties un peu plus molles. Vous voyez c’est une règle assez simple. C’est assez clair pour vous Monsieur Sirce? ?
— Honhon, marmonné-je pour lui signifier que j’ai compris.
— A la bonne heure, persifle t-il, j’ai toujours su que vous étiez quelqu’un de raisonnable, prétentieux, mais raisonnable. Bien maintenant que mes propos sont limpides, nous allons tenter d’y voir un peu plus clair. Vous avez en votre possession quelque chose qui ne vous appartient pas. Mon patron aimerait assez le récupérer. Auriez-vous l'amabilité de me le remettre je vous prie ?"
La partie de poker menteur commence.
"J'aurai 'echoin de pluche 'e 'étails, soufflé-je.
— On continue de faire de l'humour Monsieur Sirce. Décidémment on a la tête dure.
Crac. Mon index explose sous le coup de grosse magistrale qu’il vient de me décocher. Il relève son marteau improvisé mais redoutable. Je l'interromps juste avant qu'il vienne écrabouiller mon majeur.
— Attends ! Chi ch'est le cube que tu veux, che 'eux te montrer où il est.
Crac. Je perds mon majeur. Je tousse pour évacuer le sang et la salive qui emplissent ma bouche tuméfiée. Puis je hurle. Non pas de douleur, mais de frustration et de rage. Cette vérole ira jusqu'au bout.
— Qui vous parle du Cube Monsieur Sirce ? Il ne sert plus à rien. Je veux que vous me remettiez le nanoS.
— Quel nanoS ? Che ne vois 'as de quoi tu 'arles. Che t'achure que...
Crac. Adieu mon annulaire.
— Monsieur Sirce. Monsieur Sirce enfin. Il ne vous reste plus qu'un doigt. Soyez raisonnable. Hum. Bien je vais vous aider un petit peu. Qu'avez-vous fait du nanoS que vous avez retiré de l'amplificaTeur de Monsieur Monrivaje après l'avoir liquidé ?
— Chi che que tu 'is est vrai alors tu chais très 'ien que che 'eux 'as m'en chouvenir.
Ce coup-ci le marteau ne retombe pas. Je marque un point.
Alors gros malin. Tu as un plan B ?
— Vous avez parfaitement raison Monsieur Sirce. Vous ne pouvez pas vous en souvenir. Vous me voyez désolé de vous avoir fait subir pareil traitement. Croyez-bien que je me serais montré expéditif bien plus tôt. Car comme vous vous en doutez, je dois hélas honorer mon contrat.
Il se redresse. J’entends le sifflement caractéristique de l’AED qui passe en charge létale. Je vais mourir dans cet endroit dégueulasse. Je ferme les yeux. Je pense à Elvis, à mes parents, à Natacha. Je pense à Erika que je ne reverrai pas.
Je ne sais pas d'où provient le premier tir. Une flèche sonore traverse l'air et claque sur la façade de l'immeuble le plus proche. Je perçois une odeur de foudre. Je reconnais la signature d'une décharge d'AED. Les bottes prennent la fuite en produisant des claquements nerveux. Je peux maintenant voir la silhouette du vautour qui s'enfuit. Un deuxième tir tente de le rattraper. Il le manque de peu. Le charognard parvient à atteindre l'angle de l'ilot urbain et disparaît. Je n'entends plus que mon coeur qui bat.
Une séquence de pas saccadés raisonne dans la ruelle déserte. Quelqu’un approche. J'ai l'impression qu'ils sont deux. Une ombre passe au-dessus de moi. L’ombre se penche avant de s’accroupir.
— Tiens bon Bébé Rose ! J’vais t’sortir de là amigo !, déclare mon sauveur.
Du coin de l’oeil je reconnais le visage balafré du sergent Quentin Wayedr.
— ‘utain, ‘lanche-Neige, chuis tellement content de te voir.
Derrière lui j'ai le temps d'apercevoir une grande silhouette, juste avant de m'écrouler. Après, je ne sais plus.
Annotations
Versions