Le Catalyseur

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Oumane

Narcobar Le Catalyseur

Samedi 8 janvier 2033

Abel Monrivaje occupait la meilleure table. Dans un coin, loin de l’orchestre, en hauteur. L’homme n’en menait pas large. Il crevait tellement de trouille que les paumes de ses mains suintaient autant que les murs d’une cave humide. Les risques encourus chatouillaient la stratosphère. Rien de moins qu’une trahison en bonne et due forme. En cas d’échec, au pire la mort, au mieux la déchéance. Quelque part, c’était pareil. Pour autant avait-il le choix ? Sa conscience ne le trompait pas. Le Consortium dépassait les bornes. Comment pouvait-il le renvoyer, lui ? Après tout ce qu’il avait accepter d’endurer ? Pour qui se prenaient-ils tous avec leurs délires mégalo ? Ils allaient comprendre leur erreur et en cinquième vitesse. Parce qu’il en savait des choses. Oh oui, il en savait. Du lourd, du très très lourd, vidéos à l'appui. Du Grand lancement à tout le reste. Un monceau d’élucubrations, de mensonges et de délires.

Il regarda son strapphone, [23:40:27]. Dix minutes de retard. Il venait de renvoyer le serveur avec la commande. Un nouveau doute surgit. “Et si tout ça était un coup fourré” pensa t-il, le temps d’un battement de cils. Son regard se porta sur le petit cube noir posé devant lui et cela le rassura. Non. Il pouvait leur faire confiance, AmaZing n’était pas SpecieZ. Il avala cul-sec le cocktail Euphoria qu’il avait commandé à son arrivée, histoire de planer un peu. Deux doses de relaX pour une de TranS dans un distillat de valériane et de bergamote. Des nootropes à haute dose. Quand le système nerveux défaille on prend des médocs. “Tiens le coup mon vieux, le jeu en vaut vraiment la chandelle”, murmura-t-il. Oh oui, dix millions de chandelles et peut-être même plus. “Les chinois vont adorer tes vidéos.”

Le narcobar “Le Catalyseur” avait été décoré à la mode Cyber Age. De l’aluminium coloré à profusion, la tendance actuelle, une résurgence de la lointaine période psychédélique. La mode revient toujours sur ses pas. A l’opposé de la salle, l’orchestre-hologramme entama “I wan't to break free”. Un classique retro qui faisait encore son effet. Deux couples de culs-plats hétéros se rejoignirent sur la piste de danse rétroéclairée. Abel Monrivaje les regarda quelques instants en esquissant une grimace. Les deux filles dansaient plutôt bien. Les deux types, en revanche, se trémoussaient comme deux lombrics souffrant de spasmes intestinaux. A leur décharge, les combinaisons moulantes en simili latex dont ils s’étaient affublés, limitaient considérablement toute grâce naturelle. Au-dessus d’eux, un mini drôneCam3D ne manquait rien de leurs gesticulations retransmises en live pour leurs followers. L’ingénieur trouva le spectacle vulgaire et grotesque, revêtant les allures d’un carnaval bondage.

Écœuré, Abel Monrivage détourna la tête et porta toute son attention sur le trio qui venait de passer la porte et qui avançait vers lui ; un jeune type nerveux arborant une étrange coiffure et un long imperméable ultra-démodé, un colosse balafré à la peau mate et une grande transoP athlétique couleur de lait. Le femme fit sensation en traversant la pièce. Elle marchait avec une grâce féline, en scannant la salle, pleine d’assurance. Abel la trouva plus que appétissante. Il remarqua que sa neuroCam faisait le point sur chacun des occupants du narcobar, à la vitesse d’un piston dans un cylindre de moteur thermique. Le métis produisit aussi son petit effet, notamment sur les deux danseuses au centre de la piste. Elles le détaillèrent avec gourmandise, alors que le trio longeait la piste de danse. A contrario, les deux fans de bondage, vexés, cessèrent leurs gesticulations, non sans tancer les curieuses.

“ Monsieur Montrivaje ?”, fit le petit type nerveux, alors que le trio parvenait à sa hauteur sur la petite plate-forme.

L’ingénieur du consortium SpecieZ reconnut la voix et son accent typiquement oumanais. La même que sur l’enregistrement. Une voix rocailleuse et nasillarde, qui ne collait pas à la silhouette adolescente de son propriétaire.

— Monsieur Fouinard, répondit Abel.

— Lui-même. Je vous présente Lena Dwarcolovna et Quentin Wayedr du consortium AmaZing.

La transoP et le métis saluèrent d’un hochement de tête l’homme qui se leva en désignant les sièges autour de la table. Tous s’assirent en silence, affichant des sourires polis. Abel Monrivage eut du mal à détacher son regard de la femme qui prenait place en face de lui. Il fixa, avec une attention toute scientifique, la neuroCam qui le scannait. Les allers-retours mécaniques incessants de l’objectif le perturbaient beaucoup. Mû par un réflexe professionnel, il se dit que l’engin datait et méritait donc un bon upgrade. Selon lui, la mise au point numérique apporterait en discrétion. Pour un temps, cette considération technique occulta sa peur, avant de réveiller de nouvelles inquiétudes. Il ne s’attarda pas, appréciant la légère euphorie qui le gagnait. Le voile qui commençait à flouter son champ de vision ne le trompait pas. La drogue produisait ses premiers effets. “A moi de jouer bande de bouseux” , pensa-t-il en souriant.

“ Tout le monde est bien hors-réseau ?

— Ne vous inquiétez pas Monsieur Monrivage. Nous sommes protégés et nous n’émettons aucune Datas. L’Algorithme ne nous voit pas. Soyez rassuré.”

Abel ne se sentait pas encore totalement rassuré, mais cela allait quand même mieux. Il ne s’attendait pas à un tel équipage. Des sous-fifres visiblement. Tant mieux, il aurait moins de mal à les manœuvrer. Cela finit de l’apaiser.

Un serveur vint sans tarder déposer quatre verres en cristal imprimé. Le breuvage, d’un joli vert fluo, laissait échapper des volutes de fumée blanche. “Pardonnez-moi mais je me suis permis de commander. C’est la glace carbonique qui fait ça. Pas mal non ? Je nous ai pris un Lollipop Passion Goblet. C’est le must de l’endroit. Je suis sûr que vous aimerez”, lança Abel Montrivaje en levant son verre. Une façon comme une autre de lancer la conversation, et de continuer de se rassurer. Il parlait très vite et de manière saccadée. Même équipé d’un amplificaTeur, masquer sa nervosité n’avait jamais fait partie de ses points forts. Dans le cas présent, le filtrage ne servait à rien. “C’est parfait”, répondit Elvis Fouinard, en jetant un coup d’œil complice à ses deux acolytes.

Ils levèrent leurs verres pour signifier leur accord.

“Vous avez amené l’objet ? interrogea Quentin.

— Vous l’avez devant vous, reprit Abel, en pointant le petit cube noir posé devant lui.

— J’peux ? demanda le métis, en tendant la main en direction de l’objet.

— Bien sûr. On est là pour ça non. Mais attention ne pressez surtout pas sur le bouton. Il ne faut pas le mettre en route. Pas maintenant. Nous sommes trop loin de la cible, cela ne servirait à rien.”

Quentin saisit l’objet avec précaution et commença à le faire tourner dans sa main comme une boule Baoding. La neuroCam de Lena Dwarcolovna ne manquait rien de l’auscultation de son collègue. “ Vous êtes sûrrr que ça marrrcherrra ?”

Abel Montrivaje ne put empêcher son sursaut de surprise. L’accent de la transoP agit sur ses tympans comme de l’acide sulfurique. Elvis et Quentin sourirent. Le visage de Lena resta lisse de toute expression.

“ Oui. Nous l’avons déjà testé sur des servCom externes couplés à des désinhibiteurs. Ça marche à tous les coups. Le désinhibiteur s’arrête et le servCom continue de réagir.

— D’accord mais dans l’cas qui nous intéresse c’est surtout le cerveau d’notre ami qui doit continuer d’réagir. Si l’désinhibiteur lui grille les neurones en cramant, autant dire que not’ projet tournera court.

Abel arracha le brouilleur de la main de Quentin si vite que personne n’eut le temps de réagir. Il le fixa alors avec assurance en pinçant le cube entre son pouce et l’index. Tenu ainsi, l’engin semblait tellement insignifiant.

— Il y a toujours des risques, mais nos derniers tests ont confirmé que la biomembrane du servCom agira comme une coquille de protection. Maintenant si vous avez des doutes, on arrête tout.

— Pardonnez notre méfiance Monsieur Monrivage et surtout ne vous en formalisez pas. Nous n’avons le droit qu’à une seule tentative et nous souhaiterions que notre ami s’en sorte intact. Maintenant aidez-nous à comprendre comment ça marche ? Nous n’y connaissons pas grand chose voyez-vous ?

Elvis Fouinard savait y faire. L’ingénieur retrouva un peu de constance et observa le trio en affichant un sourire contrit. Après tout, en face de lui, ce n’était pas des ingénieurs. Les grosses huiles d’AmaZing lui avaient vraiment envoyé qu’une bande de bleus. Une bande de bleus prêts à tout et à donner beaucoup, mais une bande de bleus quand même.

— Euh… Oui. Et bien. D’abord soyons précis. Ce cube est un brouilleur universel quantique, dernière petite trouvaille du Consortium SpecieZ. Le dispositif envoie un signal électromagnétique qui vient brouiller la fréquence d’émission de l’inhibiteur couplé au servCom. Celui-ci, perturbé, fait une mise au point, un peu comme une radio qui chercherait une autre chaîne. Mais le petit cube que vous voyez là brouille toutes les autres fréquences. A court de possibilités l’inhibiteur abandonne ses recherches. Étant programmé pour ne pas surchauffer, il s’éteint tout simplement. Voilà pourquoi votre ami ne court donc aucun danger.

Derrière eux, l’holo-orchestre venait d’entamer un nouveau classique aux rythmes plus électro, encourageant les lombrics à poursuivre leur parade amoureuse torturée. Les paroles ne laissaient aucun doute, l’auteur du morceau avait connu, en son temps, une sacrée crise mystique.


Ton Jésus personnel

Quelqu’un pour écouter tes prières

Quelqu’un qui s’en occupe

Ton Jésus personnel

Quelqu’un pour écouter tes prières

Quelqu’un qui est présent.


Des paroles qui résonnèrent étrangement aux oreilles du trio qui entourait Abel Monrivaje. Celui-ci venait de reposer le cube sur la table en aluminium aux nuances orangées pour s’emparer de son verre de Lollipop. Il en prit une bonne lampée, avant de se passer la langue sur les lèvres. Il écarquilla les yeux à la manière d’un hypnotiseur au rabais, et fixa Lena. L’euphorie grandissait. La transoP redoubla d’efforts pour s’empêcher de le gifler. “Quel espèce d’abruti !”, pensa-t-elle.

Les trois comparses se regardèrent sans trop savoir si les explications données étaient suffisamment rassurantes pour poursuivre l’aventure. La même lueur d’hésitation brillait dans leurs yeux. Semblant deviner les pensées du trio, Abel rompit le silence en agitant les mains. “Et maintenant, tâtons le terrain”, pensa-t-il.

— Ohé mes amis, mes amis. Une chose est certaine. Vous ne pouvez plus attendre. Si ce que vous me dites est exact, à savoir que les effets du tranZ conjugués à l’implant se confirment. Il y a de fortes chances pour que le Conso réussisse à prendre le contrôle de votre ami. Cette prise de contrôle peut même devenir définitive. Il semble s’accoutumer au produit mieux que prévu et sa dépendance semble grandir de façon exponentielle. C’est fâcheux, n’est-ce pas ? Je ne pense pas qu’une autre chance se présentera pour lui. Avec ce petit objet, je vous offre l’assurance de le sauver. Sans compter l’impact sur SpecieZ qui perd son seul prototype, soit l’échec assuré de leur opération de séduction envers les chinois. C’est un magnifique coup double. Non ? Et pour seulement 10 millions. Maintenant personne n’est obligé de quoi que ce soit. Mais il est trop tard pour hésiter et le temps presse. J’ai rempli ma part du contrat. A vous de remplir la vôtre !

Abel Monrivaje ne balbutiait plus. Le peur, l’appât du gain et la drogue venaient de clore le chapitre de ses dernières appréhensions. Les nootropes faisaient décidément des merveilles. Ils lui donnaient même envie de s’amuser un peu. Le trio ne pouvait plus faire machine arrière et lui non plus. Il frotta son pouce contre son index pour les aider à passer à la prochaine étape.

— D’accord ! Approchez vot’ périphe M’sieur Montrivaje, nous vous payons la somme convenue, déclara Quentin Wayedr.

— Hon hon, pas comme ça , rétorqua l’ingénieur en confisquant le cube pour le fourrer dans la poche intérieure de sa veste en skaï.

Quentin marqua un temps d’hésitation, en prenant soin de masquer son agacement.

— J’comprends pas. C’est pas ce qui était convenu ? Paiement à la livraison.

Abel, tout sourire, appréciait son petit effet, fier de sentir qu’il exerçait un certain contrôle sur ce trio dépareillé et plutôt stressé. Le métis avec son foutu accent oumanais et sa manie de mâcher les mots, la transoP condescendante façon sainte-nitouche insensible à son charme, et le plus jeune avec ses fringues et sa coiffure craignos. Ils pouvaient être fiers ces trois-là, de l’avoir foutu dans une sacrée panade. Certes, il y avait 10 millions de ren à la clé, de quoi se reconstruire une belle vie ailleurs, mais quand même, il lui devaient bien ce petit moment de gloire. Et pourquoi pas une petite rallonge ? Hélas cela ne dura pas longtemps, le temps d’avaler une lampée fumante de Lollipop Passion Goblet, et encore en s’étranglant à moitié. Un roulement de tambour lui vrilla les tympans.

— Assez joué ! Parrrtons d’ici. Cet abrrruti nous mène en bateau et il est rrraide def. Nous ne sommes même pas sûrrr que son bidule marrrche vrrraiment aprrrès tout.

La transoP venait de se lever et fixait l’ingénieur d’un œil mauvais.

Sentant la situation lui échapper, Abel se redressa sur sa chaise en toussant. Il ne s’attendait pas à une réaction aussi disproportionnée. Certes, le trio n’avait pas pris d’Euphoria, mais tout de même. La dame était à cran visiblement, sans doute inquiète pour le cobaye au cerveau farci de graphène. “Laissons tomber la rallonge. Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras”, se rappela-t-il.

— Attendez ! Attendez ! Quelle mouche vous pique ? Calmez-vous voyons. Alors on ne peut plus plaisanter. Vous n’avez pas compris. Je ne veux pas être payé via mon périphe c’est tout.

— ‘lors comment souhaitez-vous êt’ payé Monsieur Monrivaje ?

Abel s’incline vers le métis et frappe de son index l’amplificaTeur qui recouvre la moitié de son crâne.

— Via mon ampli, fit-il en souriant, visiblement très satisfait de sa blague. C’est mon coffre-fort. Sur mon circuit interne, c’est plus sûr. Nous sommes hors-circuit, rappelez-vous. Je veux un transfert via un nanoS. Et puis ça évite les entourloupes.

Abel inclina la tête en direction de Lena Dwarcolovna, avant de rajouter : “Avec toutes mes excuses Madame.” Il lui fit ensuite un clin d'œil.

La transoP lui envoya un drôle de rictus, mélange de colère et de frustration. Un mélange de mauvaises intentions qu’on aurait pu traduire ainsi : “Tu ne perds rien pour attendre !” ; mais que l’ingénieur fût bien incapable de déchiffrer en raison de son état. Elvis attrapa le bras de Lena et fit un signe de la tête en direction du métis. “D’accord Monsieur Monrivaje. On fait comme vous préférez. C’est vrai que c’est beaucoup plus prudent. Quentin effectue le transfert je te prie.”

Quentin exhuma son périphe d’une de ses poches et se mit à pianoter sur l’écran comme un jazzman. Il extirpa ensuite un petit disque transparent qu’il glissa à l’ingénieur. Désormais en plein trip, Abel voulut reprendre une gorgée du cocktail vert fluo, mais le verre était vide. Levant son bras, il claqua des doigts pour interpeller un serveur. La musique était trop forte. Personne n’entendit. L’ingénieur se contorsionna pour héler un deuxième serveur et manqua de tomber. Cette fois-ci Lena pouffa.

Abel ne s’en offusqua pas. Au moins la transoP avait de l’humour, ça tombait bien, lui aussi. Cela faisait même partie de son charme. Il sortit le petit cube de sa poche pour le remettre à Quentin. Il s’empara du nanoS avant de s'extraire de sa chaise.

“Si vous voulez bien m’excuser, je souhaiterais vérifier tout ça et en profiter pour faire pleurer le colosse”, marmonna l’ingénieur en adressant un clin d'œil à la transoP. Il zigzagua d’abord en direction du bar avant de tituber en direction des toilettes.

“Ce connarrrd nous enrrregistre !

— D'accord je m'en occupe, annonça Elvis.

— Vu l’état de cet enfoirrré, ça va pas êtrrre de la tarrrte.

— J’ai une bonne méthode.

— Quelle merrrde ce type !

— Allons AGENT Lena, tu n’veux quand même pas priver un homme d’ces derniers p’tits instants de bonheur ? Ce pauv’diable est déjà mort, répliqua Quentin.

— Il n’empêche que ce type est un foutu connarrrd, doublé d'un bel enfoirrré !

— C'est d'bonne guerre, et puis ‘vec une moitié de cerveau, on l’serait à moins. Pas vrai AGENT Lena.

Lena sourit.

— AmaZing a réussi à mettre le Guoanbu dans sa poche ? demanda Elvis.

— Pas de manière définitive, tu sais comment sont les chinois. Ne pas se mouiller évite la noyade. Mais c’est parce qu’ils sont c’qu’ils sont qu’ils nous laissent le bénéfice du doute. Néanmoins, Lena agira sous couvert du MSE. Nous avons réussi à les convaincre que SpecieZ cherchait à les doubler. Ils nous accordent dix jours. Les têtes pensantes d’AmaZing estiment que cela devrait largement suffire. Ils espèrent surtout que Nels Kumo se dévoilera enfin, même si cela ne fait pas partie de leurs exigences de départ. Maintenant qu’ils ont la confirmation que le projet Zombie est viable, ils veulent vérifier l’antidote.

— Je n’aime pas jouer à ça avec Waldo. J’ai l’impression de …

— … tout mett' en oeuvre pour lui sauver la vie Elvis. C’est ça où il devient un putain d'légume !

— Et s’il ne mord pas à l’hameçon ?

— T’inquiète. Grâce à c’que tu nous à dit sur Waldo on a trouvé la clé.

— Et l’ensemencement des Datas ?

— Ca c’est l’plus chaud ! Mais nos ingénieurs seront dans les temps.

— Attention voilà l’autrrre crrrétin qui se radine, chuchota Lena.

Abel Monrivaje émergea des toilettes en affichant une mine ravie de nourrisson rassasié. Il fit une halte au bar pour récupérer sa commande et rejoignit la table en prenant soin de ne surtout rien renverser. “Mes amis, tout est ordre chez moi. Je lève mon verre à notre association. Allez zou, Louées soient les Datas !”

L’orchestre-hologramme venait d’entonner un nouveau hit du siècle passé. Le trio n’y prêtait aucune attention. L’ingénieur battait la mesure en claquant des doigts. Il reconnut une niaiserie sacrément épicée vantant les prémices de l’amour courtois.


Si tu veux être mon mec, fais-toi accepter par ma bande,

Fais-le pour toujours, car l’amitié est éternelle,

Si tu veux être mon mec, tu devras donner,

Recevoir c’est facile, mais c’est comme ça.


Abel n’eût pas l’occasion d'apprécier la suite de ce véritable chef-d’œuvre musical. Le contact très douloureux du canon métallique sur ses parties génitales le fit brusquement redescendre. L’ambiance n’était plus à la rigolade.

“Abel ?”

La voix du jeune type bizarrement coiffé surgit de sa gauche, comme la brise de mer au crépuscule, sans prévenir. Elle n’avait pas la même intonation que d’habitude, elle était moins rocailleuse et paraissait plus chaude, presque suave. La voix qu’il entendait était la voix de quelqu’un de calme et de déterminé. La voix de quelqu’un qui connaissait intimement la mort. Le temps d’un soupir, Abel fut tenté de détourner son œil gauche en direction d’Elvis tout en gardant son œil droit sur le double-narine qui reniflait son entre-jambe. Ses muscles oculaires modifiés le permettaient. Mais il se dit que le strabisme divergent exagéré que ce mouvement occasionnerait, rajouterait à son ridicule. Son cerveau reptilien pris le contrôle. Il se ravisa.

“C’est le fusil de chasse de mon père Abel. Pour le gros gibier. Un semi-automatique, avec deux canons superposés. Je l’ai un peu modifié pour le transporter plus facilement. Ça tire de la bonne vieille chevrotine. A bout portant ça vous transforme en confiture. On n'en fait plus des comme ça, c’est trop salissant. Tu comprends ?

Abel opina du chef sans quitter le canon des yeux.

— Je le pointe sur tes burnes, car si je ne me trompe pas à ton sujet, je pense que tu les préfères à l’immonde galette de plastique fondu qui recouvre ton crâne d’enculé. Tu aimes tes burnes Abel ?

L’ingénieur eut envie de lui répondre qu’il se trompait pour le plastique fondu, mais une petite voix dans sa tête lui intima de ne surtout pas le contredire. Ni pour ça, ni pour ses allusions sexuellement très connotées. Il se contenta de hocher la tête bien sagement.

— Bien. Je vois que tu es un homme raisonnable Abel. J’aime les hommes raisonnables. Nous allons vite pouvoir régler notre petit problème. Car nous avons un problème Abel. Voilà, mon amie Lena, qui est assise en face de toi, m’apprends que tu te permets d’enregistrer notre échange. C’est fâcheux n’est-ce pas ?

Nouveau hochement de tête.

Derrière eux, sur la piste, une bonne douzaine de danseurs s’agitaient en chantant à tue-tête.


Tu dois te secouer, secouer, secouer, secouer !


— L’erreur est humaine Abel. Aussi nous allons te laisser une chance de t’amender en t’accordant trois précieuses secondes. Tu veux savoir pour quoi faire?

Hochement de tête.

— Pour nous remettre le putain de nanoS sur lequel tu as mémorisé cet entretien. Tu nous le donnes bien gentiment et on te laisse partir tranquille, sans bobos. C’est raisonnable n’est-ce pas ?

Encore un hochement de tête.

— Bien puisque tu es d’accord, je compte.

Elvis n’eut pas besoin d’entonner le moindre compte à rebours. Les yeux d’Abel se révulsèrent et devinrent deux opercules laiteux striées de veinules rouge. Aussitôt, un petit tiroir latéral s’ouvrit depuis l’amplificaTeur, libérant un compartiment portant un nanoS. L’ingénieur récupéra le petit disque en verre transparent qu’il posa devant lui. Le tiroir se referma et les yeux de l’ingénieur retrouvèrent leur couleur.

— C’est très bien. Merci Abel.

En disant cela, Elvis pressa si fort le canon qu’il arracha un cri à Abel Monrivaje, une plainte monosyllabique très aiguë, qui ne déconcentra pas les danseurs en train de chanter à tue-tête. Le rythme cardiaque de l'ingénieur s'accéléra et son regard s'embua de larmes. Il supplia en balbutiant.

— Appuyez moins fort s’il vous plaît. Je vous en prie, ça fait très mal. Je vous ai donné ce que vous m'avez demandé.

— C'est vrai Abel. Mais je souhaitais conserver encore un peu de ton attention pour la suite. J'espère que tu ne t'es pas foutu de nous avec ce cube et tu devrais aussi l'espérer. Nous serons vite fixés de toute façon. Si, d'ici vingt-quatre heures, comme tu nous l'as affirmé, nous ne constatons aucun changement chez notre ami, alors il faudra que tu sois très loin d'ici ou bien caché. Dans un trou encore plus profond que le plus profond des trous d'une zone grise. Mais là encore, je ne suis pas certain que cela suffise Abel, car crois moi, s'il s'avère que tu t'es foutu de nous, alors nous te traquerons, nous te retrouverons et nous t'écraserons comme le vilain cafard que tu es. Est-ce que tu as compris Abel ?

L'ingénieur déglutit une dose d'angoisse plus grosse qu'une boule de pétanque.

— Il n’y a pas d’entourloupe. Je vous garantit que le Cube fonctionne comme convenu. Vous ne serez pas déçus. Je vous le jure.”


Abel Monrivaje quitta Le Catalyseur à trois heures du matin, heure de sa fermeture. Dehors, les rues étaient désertes et les immeubles tanguaient comme un navire en pleine tempête. Il fallait maintenant rejoindre l’hôtel miteux où il prévoyait de passer la nuit. Il se repassa l’itinéraire qu’il devait suivre, à travers les rues sans nom de cette ville affreuse. Il ne comprenait rien à cette histoire de secteurs numérotés et de zones colorées. Absolument rien. Quelque chose dans la psyché des bouseux locaux devait expliquer une telle organisation, mais à vrai dire il s’en lustrait l’asperge. Bientôt, il ne serait plus là.

Il s’était vite aperçu que le plan en damier de la ville offrait quand même un énorme avantage, on ne pouvait pas s’y perdre, même raide défoncé. C’était mathématiquement impossible. Il s’agissait juste de ne pas confondre sa gauche et sa droite. Autant dire qu’avec l’amplificaTeur il ne courrait aucun risque. En raison de son état, il estima qu’il lui faudrait tout de même une dizaine de minutes supplémentaires pour le trajet du retour, soit vingt cinq minutes en tout. Il se mit en route sans traîner et se laissa envahir par les brumes.

Après le départ du trio il s’était commandé deux autres Lollipop et un Euphoria. Histoire de se remettre du mauvais tour qu’ils venaient de lui jouer. Sa fierté en avait pris un sacré coup tout à l'heure. Mais il ne devait s’en prendre qu’à lui-même. Il n’aurait pas dû sous-estimer ses trois bouseux là et surtout, il n’aurait pas dû abuser des nootropes. Le vol de son nanoS contrecarrait ses projets et l’obligerait à revoir certaines ambitions à la baisse. Mais, ce qui le chagrinait le plus, c’était la perte de précieux souvenirs. Des images qu’il aurait aimé pouvoir se repasser en boucle, pour dissiper ses coups de cafard.

Il se remémora la nuit précédente et revit le visage d’Erika, gémissant de plaisir sous ses assauts. Finalement, elle s’était offerte à lui. Il en rêvait depuis si longtemps qu’il avait fini par ne plus y croire. S’il avait su que de leur dispute naîtrait ce pur moment d’extase, il en aurait provoqué davantage. Ô combien. Et plus tôt qui plus est.

Un faux-pas chassa ce souvenir agréable, et il se retint in extremis à un lampadaire qui passait par là. Il le remercia, et flatta son fût métallique par de petites claques affectueuses. Tout sourire, il reprit sa titubation en tentant de se remémorer la série d’événements qui avait précédée leur fougueuse étreinte. La colère concernant son renvoi. Les explications maladroites d’Erika. Ses menaces à lui, non dissimulées envers le Conso et son désir de tout révéler. Absolument tout. Les preuves qu’il détenait, et qu’il n’hésiterait pas à déballer, le tout caché en lieu sûr parce qu’il n’était pas né de la dernière pluie. Elle qui lui arrachait le périphe des mains pour le fracasser sur un mur de la chambre. Les dernières tentatives d’Erika pour le raisonner. Lui qui commençait à sortir de la pièce et elle qui se jetait sur lui.

D’un pas de côté, Abel parvint à éviter le nouveau lampadaire qui traversait devant lui. Il s’était montré beaucoup plus entreprenant qu’elle et un peu brutal. Les femmes de pouvoir aiment les hommes à poigne, c’est bien connu. Il avait adoré cette agréable manière de compenser certaines humiliations passées. D’ailleurs, même si elle avait fermé les yeux tout du long, elle l’avait laissé faire. Il avait joui trop rapidement à son goût et aurait bien voulu multiplier les étreintes, mais elle exigeait plus de tendresse désormais. Elle s’était faite suppliante. “Promets-moi que tu resteras à mes côtés”, lui avait-elle demandé alors qu’il commençait à s’endormir. “Oui Erika, je resterai ma belle !” Ils s'étaient endormis.

Durant la nuit, il l’avait laissé fouiller sa chambre de fond en comble, l’observant en souriant, les yeux mi-clos. De la voir s’agiter ainsi et remuer ses fesses à travers la pièce, l’avait de nouveau excité. Il s’était retourné sur son autre flanc, en serrant l’oreiller entre ses jambes pour apaiser sa raideur. De toute façon, il ne courrait aucun risque, elle ne cherchait pas au bon endroit. Elle ne trouverait jamais rien. Normal, il ne lui avait rien dit pour ses dernières modiFs. Un truc d’enfer. Un truc qui lui permettrait de devenir un proD de statut majeur. S’abandonnant à ses rêves de richesse prochaine, il avait fini par s’endormir.

Au petit matin elle s'était montrée aussi câline, sans fougue cependant. Juste un déballage de bons sentiments. Pas d'autre étreinte, pas tout de suite. Ils avaient pris le petit déjeuner dans sa chambre à lui, là où leur passion s'était exprimée. Une seule et unique fois hélas. Elle attendait de nouvelles promesses qu'il avait renouvelées. Après tout, les mots n’engagent à rien. Elle ne possédait pas l’équipement nécessaire pour savoir qu’il mentait. Quant à ses phéromones, elle pouvait y aller, la dernière opération lui avait cramé une partie de l’amygdale. Elle ne pouvait pas le savoir, il l’avait fait en douce. Pour améliorer l’amplificaTeur, les chirComs avaient gratté dans l’orbito-frontal et le limbique. Elle avait commencé, alors tant pis pour elle. Tant mieux pour lui. Ce soir il gagnerait un sacré paquet de ren et deviendrait un homme très riche. Si AmaZing était prêt à lui remettre dix millions de ren pour un Cube, combien les chinois lui donneraient-ils pour la vidéo de ses ébats avec le patron du consortium SpecieZ ? Même si l'amplificaTeur faisait tout le boulot, il n’était pas stupide.


L’ingénieur quantique approchait enfin de son hôtel, un bunker en béton grisâtre constellé de lampions multicolores sur chacune de ses façades. Sis en plein cœur de la zone orange du secteur 6, le Joyau d’Oumane brillait de mille feux. Un stratagème foireux sensé attirer le proD égaré dans ce bouge infâme, qui tenait plus du lieu de défonce, que du palace exotique. L’endroit grouillait de péripates, d’improDs gavés de médocs de contrebande et de cafards. Une planque de rêve.

Il longeait la façade ouest du lupanar, quand devant lui, à l’angle, surgit un homme drôlement vêtu. Tout en blanc, des orteils jusqu’aux cheveux. D’où il était, l’ingénieur ne pouvait pas identifier les traits de l’individu, mais il remarqua que ses yeux brillaient étrangement, comme deux phares perçant la nuit. Abel attendit que son amplificaTeur compensât ce qui ressemblait à une hallucination. Mais l’homme continua d’avancer vers lui tranquillement. Abel constata alors que l’inconnu portait des lunettes de soleil à verres miroirs. La lueur des lampadaires biolum s’y reflétait. Il sourit.

Il n’eut pas le temps d’apprécier la beauté du pistolet aux formes parfaites, que l’homme dégaina d’un geste élégant. Il n’entendit qu’un souffle d’air, semblable au bruit d’un fouet qui ne parvient pas à passer le mur du son. Il ne vit pas non plus le faisceau violet de particules concentrées qui le frappa. Il ressentit un choc à la poitrine. Il n’eut pas le temps d’avoir mal. Il était déjà mort, tandis que le plasma grillait ses organes et soudait les composants de son ampli. Abel Monrivaje s’affala sur le trottoir, dissipant une légère fumée blanchâtre, ainsi qu’une odeur de plastique fondu et de viande brûlée.

L’inconnu aux lunettes miroirs poursuivit son chemin sans le moindre regard.

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