L'attaque
L’élu advint et dit : “Mon esprit est machine et mon corps est chair.” L’Algorithme se reposa.
Évangile selon l’Algorithme, La Genèse, 1-17.
Oumane
Secteur 10
NarcoSynth Corporation
Le ciel au-dessus de la Narcosynth Corporation brille pas son absence d'étoiles. Comme chaque nuit, la pollution lumineuse ne permet pas d'apercevoir Orion. Le temps est chaud et brumeux. Le vent pointe aux abonnés absents. L'air trop lourd confirme la pleine saison des cyclones.
Nous nous sommes finalement décidés pour une attaque très matinale, juste avant le premier chant des oiseaux. C'est Tom qui a élaboré le plan d'action, à partir des Datas cryptées précisant comment investir les lieux. Le complexe industriel du Farma est très étendu et relativement sécurisé. Une trentaine de gorilles tout au plus, mais armés jusqu'aux dents. A trois ça va être du gâteau, mais il nous faudra quelques grenades.
Même si mon strappho semble foutu, mon neurosymbiote a redonné signe de vie un peu avant minuit. Il y aura eu au moins une bonne surprise dans la soirée. Visiblement, ses quelques biocomposants grillés ont été "réparés" par les nanites. Je ne vais pas m'en plaindre. J'aurais préféré célébrer nos retrouvailles de façon plus démonstrative, mais l'ambiance n'est pas trop à la fête dans le box d'Elvis, quand Tom se manifeste après son coma. Mon manque d'enthousiasme s'explique par les mauvaises nouvelles qui n’ont de cesse de s'accumuler tout au long de la nuit.
Il y a d'abord les vidéos, deux en particulier, muettes, de très mauvaise qualité, en vision subjective. Une première séquence montre une dispute, dans une chambre d’hôtel. On reconnaît aisément le mobilier kitsch du Fidèle. Je parviens à identifier Erika Vyltmöss qui hurle contre celui qui la filme à son insu, elle lui saisit un objet des mains, elle le jette. Il cherche à quitter la chambre, Erika le rattrape et l'embrasse. Ils font l'amour. Erika ferme les yeux, simulant son plaisir. L’autre abruti jouit trop vite pour s’en apercevoir.
Une deuxième séquence, toujours en vue subjective, montre des danseurs en train de se tortiller sur une piste de danse. Je ne connais pas l'endroit. Il y a beaucoup de couleur. L'ambiance est rétro. Trois personnes marchent en direction de l'homme qui filme. Je reconnais Quentin, Lena et Elvis. Ils s'assoient et commencent à discuter. Il y a une première interruption quand l'homme va aux toilettes. Le film reprend. Je comprends qu'Elvis menace le type. La vidéo s'arrête brutalement.
Pendant que je visionne les films, Quentin m’annonce que l’enfoiré de voyeur tordu qui a filmé était Abel Monrivaje. Il pense me faire plaisir en me soufflant que je l’ai buté. Il ne fait que confirmer les dires d’Angelo. Je m'en fous pas mal à vrai dire. Je ne connaissais pas ce tordu et ce meurtre appartient à la longue liste de mes souvenirs perdus. Non, je n'ai pas besoin de réconfort, mais de répit. J’aimerais faire le point sur tout ça. Je digère beaucoup d’infos depuis trois jours. Je suis confus, fatigué et en colère. J’aimerais que tout ça prenne fin.
Léna Dwarcolovna prend la relève. C’est reparti pour les coups de marteau.
Premier coup. Elle a des infos de premières main, qu’elle a récupéré au Guoanbou. Je ne cherche même pas à savoir comment elle a bien pu s'y infiltrer pour y tenir son rôle. L’autopsie pratiquée sur le cadavre d’Angelo Perada révèle que le corps n’est pas le sien. Angelo n’est pas mort.
Deuxième coup. Durant mon coma, Lena est retournée au repaire d'Achille. Elle y découvre une boucherie. Toute la tribu a été massacrée, Achille y compris. Elle retrouve un survivant salement amoché, mais qui vit suffisamment longtemps pour lui raconter ce qu'il a vu. Une bande de gorilles, aux uniformes floqués de la Narcosynth Corporation, ont investi les lieux et ont tiré dans le tas, sans chercher à comprendre. Juste avant de pousser son dernier souffle le pauvre type précise qu'Erika est partie avec eux sans opposer la moindre résistance.
Troisième coup. Je me souviens avoir confié à Erika le brouilleur quantique universel.
Les deux gardes de l’entrée sont faciles à éliminer. J’attends le bon moment pour un coup double magistral, en pleine tête. Ils ne poussent aucun cri. Avec mes amis, nous nous sommes mis d’accord pour tirer d’abord. A la guerre comme à la guerre. Nous appliquons ensuite le plan fixé par Tom. Lena et Quentin prennent la direction du dortoir des gorilles, je file telle une ombre vers les appartements du Farma.
Je parviens à me faufiler vers le bâtiment le plus à l’écart. Je scrute les environs et me prépare à passer à l'action. La piste d’atterrissage pour drones, attenante, n’est pas éclairée. Tout est silencieux. J’abandonne mon fusil longue portée et dégaine mon pistolet à énergie dirigée. Le mode létal est engagé. J’ai aussi récupéré la pétoire d’Elvis que je cache sous un imper qui me tombe sous les genoux. J’ai l’impression d’être un chasseur de primes dans un western spaghetti. Je demande à Tom d'activer les hologlasses. J'attends le signal.
Les premières grenades éclatent moins de cinq minutes plus tard. Lena et Quentin s'en donnent à coeur joie. Je n'attends pas la fin du feu d'artifice. Je me rue à l'intérieur de l'hideuse bâtisse. Je parcours les longs couloirs plongés dans un silence inquiétant. La machinerie habituelle ne ronronne pas ce matin. Parvenu à un premier carrefour, je prends sur la droite. Plaqué contre une des parois je continue ma prudente progression. "On ne bouge plus Monsieur Sirce et on jette son arme."
La voix vient de derrière moi. Je la reconnaîtrais entre mille. Akba, l'affreux vautour est encore parvenu à me rouler dans la farine. Je tourne ma tête en restant plaqué contre la paroi. Tom s'excuse, mais l'écho-data de l'autre enfoiré demeure indétectable. Il n'y peut rien. Il ne connaît aucune contre-mesure. "Je suis ravi de vous revoir déjà sur pied Monsieur Sirce. Hélas, je crains que votre rétablissement ne soit que temporaire."
Tom sent un danger potentiellement mortel. Il me le confie directement sur mes hologlasses : [DANGER DE MORT]. Il a un plan pour nous sauver. Il prend le contrôle. Je m'abandonne. J'entends le sifflement de l'AED de l'autre affreux qui se charge. Mon esprit devient machine.
[INITIALISATION_PROTOCOLE_COMBAT]
Scan environnement...
└─ Dimensions: 14m x 1,5m
└─ Type: Couloir
└─ Échappatoire: [NULL]
ANALYSE_ADVERSAIRE
Menace_Level : [CRITIQUE]
Armement: [DETECTÉ]
Pattern_Comportemental: {
Attaques : MULTIPLES
QI_Tactique : <HIGH>
Prévisibilité : 6,4% }
[CALCUL_PROBABILITÉS_SURVIE]
╔════════════════════════════════════════╗
║ Confrontation directe : 0% ║
║ Tactique d'évitement : 0% ║
║ Attaque surprise : 100% ║
╚════════════════════════════════════════╝
@@ STRATÉGIE_OPTIMALE_SÉLECTIONNÉE @@
{
Phase[1] => Création diversion
-> Jet AED
->Analyse_Effet de surprise
Phase[2] => Exploitation_Effet de surprise
-> Simulation mouvements adversaire
-> Calcul réflexes adversaire
Phase[3] => Attaque
-> Créer diversion
-> Saisir arme cachée
-> Plonger au sol
-> Effectuer tir réflexe
[ACTIVATION_CONTRÔLE_SYSTEM MUSCULAIRE]
Injection séquence muscle_memory...
Override commandes motrices...
Optimisation réflexes neuraux...
[ACTIVATION_CONTRÔLE_SYSTEM ENDOCRINIEN]
Injection séquence hormone_memory...
Override sécrétion hormonale...
Optimisation neurotransmetteurs...
STATUT: ENGAGEMENT_IMMINENT
/// PROBABILITÉ_SUCCÈS_FINAL: 100 % ///
!!! EXÉCUTION_IMMÉDIATE !!!
[END_ANALYSE]
Je jette mon AED dans la direction du charognard. Son sursaut de surprise dévie son bras de quelques millimètres. C'est largement suffisant pour qu'il me rate lorsque je plonge vers le sol. Je sens la chaleur de la boule d'énergie sonore qui frôle mon visage. Ma chute libère la pétoire planquée sous mon impermébale. Je l'attrape au vol et je l'arme. Le vautour s'apprête à tirer une nouvelle fois. Il ajuste la trajectoire de son arme en anticipant ma chute. J'appuie sur la détente à l'instant où mon épaule heurte durement le sol. Je n'ai pas pris le temps de viser. Ce n'est pas nécessaire, c'est de la grosse chevrotine. La détonation claque plus fort qu'un orage. Mes tympans sifflent.
Le vautour s'effondre, comme le gros paquet de merde qu'il est. Il hurle en m'envoyant une série d'amabilités bien épicées. Je me relève sans traîner. Le type se roule au sol en tenant le moignon qui lui tient lieu désormais de jambe gauche. Il ne lui reste plus rien en-dessous de la cuisse. J'arrive à sa hauteur. Il tend son bras pour attraper son arme. Je lui fais sauter la main. Il hurle comme un dément.
La dernière image d’Elvis frappe à la porte de ma mémoire épisodique. Voir cet enfoiré souffrir ainsi me réjouis donc au plus haut point. Me voilà devenu un enfant cruel arrachant les ailes d’une mouche blessée. Je m’approche tout près du corps meurtri d’Akba Yilan. Il a perdu de sa superbe. Un masque de souffrance recouvre son visage en sueur. Sa bouche est figée dans un rictus tordu et ses yeux écarquillés roulent en tous sens. [Sujet paniqué]. Ça tombe bien, le voilà à égalité avec Elvis. J’actionne le mécanisme d’armement de la pétoire. Les verres de mes lunettes miroir lui renvoient son reflet pathétique. Le type se met à chialer comme une pleureuse de la Grèce antique. Je pointe mon arme et je tire.
Je ne suis plus très loin des appartements du Farma. J’entends des éclats de voix qui ricochent sur les parois des longs couloirs. De là où je suis cela ressemble à une dispute. Comment se fait-il qu’avec tout ce boucan ils n’aient pas décampé ?
— Tom identification des signatures présentielles.
— [Echo-datas inaccessibles Monsieur. Brouilleurs activés.]
— Putain c’est vrai ! J’ai oublié ces saloperies. Élargis le périmètre de recherche. Rembobine.
— [Echo-datas d’Angelo Perada détectée jeudi 14 janvier à 02 : 04 : 38. Echo-datas d’Erika Vylmöss détectée mercredi 13 janvier à 19 : 38 :26.]
— A proximité de ce bâtiment ?
— [Au parking d’entrée Monsieur.]
— Ils sont ressortis.
— [Négatif Monsieur.]
— D’autres signatures les accompagnaient-elles ?
— [Pas jusque parking Monsieur.]
Je reprends ma progression. Je vois l’entrée qui mène à l’antichambre des appartements du Farma. La grosse porte blindée est entrouverte. En me rapprochant davantage, j’entends mieux les voix et parviens à saisir le contenu de la conversation.
“ Vous m’avez joué un sacré tour tous les deux, espèce de salope.
— Allons allons, en voilà des manières de s’adresser à son patron.
— La ferme. La ferme où je te refroidis comme l’autre grosse merde. Si Akba ne parvient pas à le liquider, je lui raconte tout.
— Perada que voulez-vous lui apprendre de plus ? Que vous êtes à l’origine des meurtres de sa famille ? Que vous avez manigancé tout cela depuis dix ans par simple esprit de vengeance ? Que vous avez merdé sur toute la ligne ?
— Sale garce ! Tu étais d’accord avec tout ça. Tu m’as même nommé à la tête du SEC.
— Je l’admets. J’ai commis un terrible erreur Perada. Vous n’étiez pas à la hauteur. Vous ne me causez que des ennuis. Même la récupération d’un simple nanoS tourne au fiasco.
— Monrivaje n’avait plus rien dans le crâne quand Akba l’a retrouvé.
— Comme je vous le dis. Un fiasco. Votre type devait liquider Monrivaje avant qu’il rejoigne le Catalyseur. A cause de vous, nous avons du agir en urgence pour corriger le désastre. Maintenant si vous pensez que Sirce vous pardonnera allez-y. Mais je suis certaine qu’il réussira là où nous avons échoué. Lui au moins ne vous manquera pas.
— C’est moi qui vais te buter salope !”
Grâce aux éclats de voix je parviens à me faufiler dans le sas. Puis, je pénètre dans l’antichambre faiblement éclairée. Au centre de la pièce, Angelo tient en joue Erika avec un AED. Il a deux gros plugs en mousse dans les narines. Il a un hoquet de surprise quand il me repère. Il se retourne brutalement et cherche à me dire quelque chose. Il remarque la pétoire et écarquille les yeux. Il comprend au moment même où je tire. La détonation résonne. Angelo est projeté contre le mur comme un pantin désarticulé. Il ne reste plus grand chose de sa tête.
Erika est assise sur le canapé des invités. Je pointe la pétoire dans sa direction. Elle lève les bras en signe de reddition et me sourit.
" Ô mon Waldo, tu es arrivé à temps pour me sauver.
— Arrête ton cinéma.
— Houla, tu es en colère on dirait."
J'aimerais lui faire sauter le caisson pour qu'elle la ferme une fois pour toute. Lui effacer son sourire satisfait de proD de statut majeur. Mais quelque chose m'en empêche. Je veux en finir très vite. Je demande à Tom de prendre le contrôle. Il ne peut pas, il ne détecte plus aucun danger et n'a pas accès à mon limbique. Mes émotions ont pris le dessus et m'aveuglent, je dois gérer le problème par moi-même.
Erika se rapproche et colle son ventre contre la bouche du flingue. Elle baisse les bras et saisit le canon entre ses mains. Elle commence à le caresser sans me quitter du regard. Mon doigt ne parvient toujours pas à presser cette foutue détente. "Qu'est-ce qu'il y Waldo ? Tu essayes de comprendre pourquoi tu n'arrive pas à tirer. La réponse est évidente pourtant : tu m'aimes." Elle arrête de tripoter le canon et le baisse sans que j'oppose la moindre résistance. Elle vient contre moi et m'embrasse la joue avant de me mordiller l'oreille. Elle souffle : "Et toi, tu m'aimes ? "
Tom m'affiche une série de données que j'ai du mal à lire. Je n'en saisis que quelques bribes. Il détecte une activité anormale le long de mon nerf olfactif. Il perçoit un excès de phéromones via les influx neuronaux. C'est Erika qui sécrète les molécules chimiques en abondance. Une modiF près des glandes exocrines, du genre stimulateur, d'après mon servCom. Je suis sous son contrôle.
" Tu ne portes plus ton parfum on dirait. Tu avances à découvert.
— Comme tu es redoutable. Perada avait vu juste, tu as de vraies prédispositions pour un dimiNué. Regarde un peu ce que tu es devenu.
— Un phénomène de foire !
— Oh non Waldo. Tu es splendide. Tu es un augmenT avec des capacités remarquables. Rejoins-nous Waldo, nous avons de très grandes choses à accomplir tous les deux. Un monde à conquérir.
— Très peu pour moi Erika. Ça fait trop de travail.
— Oh c’est vrai ! Sans prendre le temps d'entendre ma proposition ?"
Elle rit. Elle passe derrière mon dos en me caressant la nuque. Elle attrape ma main et me guide vers le petit canapé. Je me laisse faire comme un enfant égaré. Nous voilà assis au milieu d'une pièce qui ressemble désormais à une morgue. Sur le divan qui nous fait face Omar Aygin est avachi, ses yeux ouverts ne brillent plus. Deux langues de sang sortent de ses narines et commencent à coaguler. A ses côtés, ses mignons présentent les mêmes stigmates.
" C'est triste n'est-ce pas Waldo ? Ils étaient si jeunes. Angelo n'est pas parvenu à se contrôler. "
Quelle garce !
Je demande à Tom de m'aider, je lui dis de prendre le contrôle de mes mouvements, comme l’autre jour dans la fosse. Je lui ordonne de faire quelque chose, n'importe quoi. Il ne sent toujours pas de danger imminent. Il doit respecter les règles de la robotique à la lettre. Il ne peut intervenir.
“ Tu es une merveille Waldo. Un Être Unique. Tu es l’Élu. Tu te rends compte, tu es le premier chaînon d’une nouvelle espèce. Un transHumain véritable. Une symbiose parfaite entre l’esprit-machine et le corps-chair. Tu es l'avenir mon Waldo.
— Tu parles. Un avenir sous contrôle et sans libre arbitre. Un avenir de servitude. Vous croyez être les premiers à avoir rêvé de ce meilleur des mondes.
— Ô Waldo, aussi idéaliste que ton père. Tous les deux désabusés mais pétris de grands principes humanistes. Voir au-delà des apparences, tu te souviens. Il faut voir au-delà apparences.
— C'est toi qui l'a trahi n'est-ce pas ?
— Tu inverses les rôles. Je te rappelle que le moins loyal des deux a d’abord été ton père. Il a trahi le Consortium sans hésiter. Tout comme toi d’ailleurs. Un trait de famille visiblement. Et au nom de quoi, de principes moraux à la con qui n’appartiennent qu’à vous. Nous n’avons pas le temps d’attendre Waldo. L’humanité ne doit pas manquer la chance que la technologie lui offre.
— Tu rêves d’une humanité sous dépendance. Tu rêves d’une humanité incapable de prendre des décisions sans recours à l’Algorithme.
— Mon pauvre Waldo l’humanité n’a pas attendu l’Algorithme pour s’en remettre à des diseuses de bonne aventure, des gourous et des prophètes en tout genre. La nature humaine est ainsi faite. Elle attend qu’on lui révèle la vérité. Certes, il y aura toujours quelques individus pour sortir du lot, mais la grande masse des idiots préférera encore longtemps s’en remettre aveuglément à des probabilités et des possibles. C’est plus confortable et plus rassurant. Dans un monde devenu si complexe, penser est un acte difficile. A terme, tous feront appel à une machine douée de raison. Nous accélérons un peu les choses c’est tout, nous donnons un coup de pouce au processus évolutif.
— Non, vous voulez faire de nous des hôtes lobotomisés et parasités par des implants cyber.
— Parasités ? Mais qui est le parasite Waldo. Regarde autour de toi. Regarde l’état de notre monde. Tu te trompes, comme l’ensemble de notre espèce. Ce sont nos schèmes de pensées qui sont voulus ainsi. Toute notre appréhension et notre compréhension du monde ne sont que des constructions sociales. C’est le noyau même de notre identité. Que penses-tu que nous soyons au juste Waldo ? Une espèce à part ? Une espèce plus raisonnable ? Non, rien de tout cela. Nous sommes des êtres sociaux programmés pour vivre avec les autres mais en même temps pour les fuir ou les affronter. Nous pouvons aimer et haïr, donner la vie et tuer. Et tout cela n’est pas raisonnable. Parce que la vie ne l’est pas. La propension de notre espèce à se croire supérieure aux autres nous isole du chaudron de la vie, nous laissant croire que nous sommes des êtres à part suivant une trajectoire voulue par les dieux. La réalité est beaucoup plus crûe. Nous ne sommes que les parasites d’une planète et d’un écosystème pour un temps très limité. Non, ce n’est pas du parasitage Waldo, c’est une symbiose que nous proposons. Une chance pour permettre à notre espèce de devenir enfin une espèce plus raisonnable.
— La condition humaine ne se réduit pas à une série de 1 et de 0, Erika. Le transhumanisme que le Conso appelle de ses voeux n’est qu’une aberration, une pure folie. Une plongée dans l’abyme de l’eugénisme et du racisme. Le projet “Tous sur Mars” en est déjà une illustration criante. Une belle saloperie imaginée pour se débarrasser des individus qui ne rentrent pas dans votre putain de moule débile. Aucune place pour ma sœur Natacha au sein de cette nouvelle humanité devenue si raisonnable. C’est pour ça que les chinois laissent tomber le Conso, parce que tout ça n’est que pure folie.
— C'est du marketing tout ça. Tous sur Mars n'était qu'une possibilité offerte au gouvernement chinois actuel. Le fait que cet abruti de chancelier ait redécouvert Confucius après la mort de sa fille ne change pas grand chose. Il y aura toujours des guerres, et les opportunités qui vont avec. Nous avons déjà d’autres clients. Tu veux récupérer ta sœur ? A la bonne heure, rejoins-nous et tu pourras t'en occuper. Ça va être super ! Réfléchis à ma proposition Waldo.
— Tu parles comme Nels Kumo. Tu délires. Tu es complètement mégalo.
— Il en faut bien qui aient de l’ambition pour les autres.”
Elle éclate de rire. Elle est folle, mais elle est belle. Plus belle même. Je ne parviens pas à la détester, je demeure sous son contrôle. Mon reptilien reste figé, comme paralysé par cette brume de désir coupable qui recouvre mon cerveau. Tom ne détecte toujours aucun danger, il reste à distance, se contenant d’incruster des banalités stériles sur mes hologlasses.
Elle se lève pour me faire face. Elle se penche en s’appuyant sur mes genoux. Sa bouche est tout près de la mienne. Son souffle dégage une odeur d’abricot. “Ô mon Waldo, tu n’as toujours pas compris alors ? C’est moi Nels Kumo.”
Elle vient alors murmurer à mon oreille. “ Si tu le permets, je mets l’enregistrement en pause.” Elle retire mes hologlasses et nos regards fusionnent. Elle m’embrasse. Sa langue vient chercher la mienne et je me laisse faire. Je ferme les yeux. Mon limbique se cale en mode maxi. J’aimerais que le temps s’arrête enfin.
Quand j’ouvre les yeux, elle est partie. A côté de moi, sur le divan j’aperçois mes hologlasses et le petit cube de golf.
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