Nels Kumo

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L’élu dit : “Mon esprit est machine et mon corps est chair.” L’Algorithme se reposa.

Évangile selon l’Algorithme, La Genèse, 1-18.

Banlieue d’Oumane

20 juillet 2030 _ Jour 1 de la Transhumanité

La petite salle d’opération flambait telle une supernova. L’homme sanglé sur la table métallique avait la blancheur des parois peintes au dioxyde de titane. Son corps nu, recouvert d’une myriade de capteurs en tout genre, ressemblait à un animal hybride et fabuleux, résultat d’un croisement improbable entre un ver de bancoulier et une anémone de mer. Posés devant le plus long mur de la pièce, une série de moniteurs affichaient des constantes, qu’une voix féminine dépourvue d’émotion égrenait avec la régularité d’une horloge atomique. Par moment, un signal sonore aigu interrompait cette litanie monocorde, rappelant que l’intervention chirurgicale en cours n’était pas anodine.

Un cadre stéréotaxique enserrait le crâne rasé du patient. Au-dessus de cet échafaudage, une pieuvre métallique agitait chacun de ses bras articulés avec minutie. Ils se mouvaient avec élégance, accomplissant leur tâche chirurgicale respective grâce aux lignes de code qui les pilotaient. Quand le dernier des tentacules du chirCom ressortit de la cavité crânienne. La voix féminine déclara : “Neurosymbiote intracrânien parasitaire implanté. Constantes du prototype stables. Taux de réussite implantation estimée à 90,6%.

“ 90,6% seulement. Mais je croyais que nous étions parvenus à régler les problèmes de rejet de l’implant.

— Nous y sommes parvenus Perada. Le matériau d’encapsulage du servCom est désormais biocompatible. La biomembrane permettra à l’organisme d’accepter l’implant comme partie intégrante de ses cellules. Il n’y aura donc aucun rejet.

— Hum… ah je vois. C’est juste que 90,6% ça signifie encore presque une chance sur dix que cela échoue et… euh… comment dire… nous n’aurons pas d’autre possibilité.

— C’est plus que ce que nous pouvions espérer. Ça va marcher. Forcément.

— Vous ne doutez donc jamais.

— Jamais.”

“Elle est si sûre d’elle-même”, pensa l’homme aux cheveux roux, debout derrière la vitre sans teint qui flanquait la salle d’opération. Il tourna la tête pour regarder son patron avec un mélange de respect et de crainte et il sut que son pouls allait s’accélérer. Il se dégageait de cette belle et grande femme un magnétisme incomparable. D’une intelligence supérieure, visionnaire, brillante, confiante, splendide, parfaite. Et quel parfum ! Pour le moment, à défaut de pouvoir la désirer, il l’admirait. Il frissonna. Se tenir à côté du génial Nels Kumo en personne, quel honneur. Quelle promotion aussi. Le voilà devenu superviseur du Service d’enquête du Consortium. Rien que ça. Sa carrière décollait enfin.

Angelo Perada, tenta de reprendre un peu de constance. Il n’était pas là pour séduire le boss. Ce temps viendrait, plus tard, quand elle se serait rendu compte de l’étendue de ses talents. Pour le moment, il devait continuer de faire bonne figure pour conserver toute la confiance et le respect de son patron. Oh oui. Après ce cadeau exceptionnel, comment pouavit-il en être autrement ? Elle C’était ce qu’elle avait dit, “le sujet idéal avec des prédispositions remarquables”. Il se souvint qu’elle avait rajouté : “Bravo Monsieur Perada”.

“D’accord, mais il reste encore le gros problème du délitement mental. Nos cobayes n’ont jamais survécus au-delà des 10 semaines.

— Si ce que vous m’avez dit pour son amnésie est avéré, alors nous avons toutes les choses de réussir.”

L’emploi du conditionnel troubla Angelo. Nels Kumo n’était pas du genre à mettre des “si” dans ses phrases. L’entendre ainsi envisager une réussite sous condition pouvait surprendre, sauf s’il s’agissait d’une menace évidente. Le nouveau responsable du SEC eut beaucoup de mal à dissimuler son inquiétude. Car, même si l’amnésie du cobaye était plus qu’effective, il avait maintes fois constaté qu’à proximité du grand patron, certaines certitudes se métamorphosaient en conjectures. Mais il savait aussi retomber sur ses pieds.

“Hum… euh… ce n’est pas moi qui le dit. Ce sont les résultats des différents tests effectués par les chirCom. L’accident a provoqué de sérieuses lésions près de l’hippocampe. Toutes les analyses confirment que le processus de récupération est très altéré.

— Si vous le dites.

— Euh… oui. Même si je ne comprends toujours pas en quoi son amnésie fera la différence.

— Parce que l’amnésie doit être vue ici comme un mécanisme de défense qui permettra d’éviter la folie de notre sujet. Surtout dans les premiers mois.”

Angelo Perada, éprouva une certaine déception. A vrai dire, ses motivations n’avaient rien à voir avec celles du grand patron. Il ne cherchait pas à servir la moindre cause scientifique. La transHumanité il s’en foutait d’ailleurs pas mal. Seule la vengeance lui importait. L’accident était prévu pour ça : l’élimination pure et simple de ce salopard. Il en rêvait depuis huit ans. Mais le type s’en était miraculeusement sorti et les Datas collectées par les chirComs avaient fini par taper dans l’œil de l’Algorithme. L’albinos s’avérait être un prototype idéal. La bonne affaire. Après tout cela aurait pu convenir tout aussi bien, puisque les cobayes implantés vivaient tous un véritable enfer.

Angelo connaissait par cœur la longue litanie tragique de leur délitement mental et de leur déchéance physique. Phase 1 : migraines et pensées parallèles, phase 2 : conflit entre l’instinct naturel et suggestions du neurosymbiote, phase 3 : épisodes dissociatifs et crises d’angoisses, phase 4 : effondrement de la distinction entre réalité et imaginaire, phase 5 : paranoïa et schizophrénie, phase 6 : folie, phase 7 : mort. Le programme lui convenait, surtout la dernière étape. Mais voilà qu’elle lui annonçait que le type pourrait s’en sortir. Si il voulait avoir encore une chance de mener à bien son projet il devait tout comprendre.

La femme ne le regardait pas. Elle restait concentrée sur les mouvements du chirCom en train de finaliser la craniectomie. Elle appréciait l’extrême minutie avec laquelle les différents tentacules, recousaient, vissaient, suturaient. “C’est vraiment super” jugea-t-elle, “nous y sommes enfin.” Elle se garda bien de sourire. L’autre rouquin visqueux qui bavait à ses côtés prendrait ça comme une invitation. Il ne parlait plus, tant mieux. Ses pompes à phéromones tournaient à plein régime. “Les hommes sont tellement faciles à manipuler”, pensa-t-elle, “des animaux qui refusent de l’admettre.”

“ Je ne vois pas comment, reprit Angelo.

— Comment quoi ?

— Comment l’amnésie peut-elle être un mécanisme de défense ?

— En renforçant l’effet de l’inhibiteur couplé au servCom. L’inhibiteur interagit avec les circuits neuronaux naturels. Il envoie un signal qui masque la présence du neurosymbiote pour le rendre indétectable. En théorie, le cerveau ne perçoit pas l’anomalie car l’inhibiteur lui dit qu’il n’y en a pas et que tout est normal. Sauf que dans la pratique, jusqu’à présent, les choses sont allées de travers. Dans nos calculs nous avions oublié de prendre en compte un paramètre essentiel.

— La mémoire.

— Disons une partie de la mémoire. Celle qui a pour rôle de détecter les irrégularités ou les incohérences de notre environnement, en conservant notamment des jalons, ou des points de comparaison. Même si l’inhibiteur envoie les messages disant que tout va bien, il semblerait que la mémoire finisse toujours pas repérer la fausse note. Si cette fonction est supprimée, plus d’anomalie constatable.

— Et après ?

— Quoi après ?

— Euh… vous m’avez dit que l’amnésie ne devrait être que temporaire. Excusez-moi, mais j’avoue ne pas bien saisir.

— Ne vous excusez pas Perada, c’est normal que vous ayez du mal. Vous n’êtes pas ingénieur. Pour que l’expérience fonctionne il faudra que le sujet retrouve sa mémoire après un certain laps de temps. Histoire que la symbiose soit correctement amorcée. Nous estimons que deux années devraient suffire.”

Angelo Perada masqua du mieux possible sa déception, avec une espèce de rictus idiot que son patron ne pouvait pas voir. Elle ne le regardait toujours pas. Ses derniers propos confirmaient ses craintes. L’albinos pourrait donc s’en sortir. Heureusement qu’il avait de la ressource. Son sourire niais devint sadique. Depuis sa nomination au poste de superviseur il disposait de vrais pouvoirs. Sa supériorité hiérarchique l'autorisait à exercer une pression quotidienne sur les éléments les plus soumis, et dans un Conso comme SpecieZ, ils étaient légion. Leur lâcheté assurait la cohérence du système. Et un chantage habilement mené permettait de convaincre les quelques récalcitrants. Après tout, le courage n’est qu’un moment d’égarement passager. Il sourit davantage. Il avait bien fait de mettre sur pied un plan B. “ A quoi pensez-vous Perada ? ”

Angelo eut un léger sursaut de recul. La voix de son patron trancha net le fil de ses ruminations. En tournant la tête il constata qu’elle le fixait avec intensité. Son regard inquisiteur ne le lâchait pas. Il ressentit un profond malaise et l’impression qu’elle lisait en lui comme dans un livre ouvert. Non, c’était plus fort que ça. Elle lui pénétrait son cerveau de force. Elle lui violait son âme.

“ Je… je me disais que deux ans c’est long. Hum. Et… et il peut se passer un tas de choses d’ici là.

— Il ne se passera rien car vous veillerez sur notre petit cobaye comme une mère panda. Et si il lui arrive quoi que ce soit, je vous en tiendrai pour personnellement responsable. Compris Perada ?

— Euh… oui. D’accord patron !

— Bien. Vous allez l’intégrer au SEC. Vous m’avez parlé de son soi-disant instinct. Trouvez-lui un poste de Renifleur.

— Renifleur ? Mais ça n’existe pas.

— Je m’en fous. Inventez-le ! Vous lui confierez des missions bidons. Des trucs faciles à résoudre. Et surtout vous lui lâcherez la bride.

— Mais si il résiste ?

— Démerdez-vous ! Trouvez un moyen. Nous avons sa sœur, faites donc preuve d’imagination. Je vous ai nommé Superviseur, alors supervisez !

— D’accord patron !

— Vous collaborerez avec Omar Aygin. Je l’ai nommé Pontife d’Oumane et directeur de la Narcosynth Corporation. Il devra mettre au point le médoc permettant la guérison de notre petit protégé le temps voulu.

— Bien patron. Et l’inhibiteur ?

— Quoi l’inhibiteur ?

— Vous m’avez dit que l’inhibiteur masquait la présence du neurosymbiote. Or si j’ai bien compris pour que la symbiose soit complète le cobaye doit conscientiser l’implant.

— Ne vous inquiétez pas pour ça. Tout est prévu.”

Angelo attendit la suite, mais visiblement son patron n’était pas disposée à en dire davantage. Dans la salle d’opération, le chirCom enduisait le crâne suturé de l’albinos d’une épaisse couche de gelée cicatricielle. L’intervention touchait à son terme. Le Superviseur du SEC éprouva un accès de panique en constatant qu’il lui manquait encore beaucoup d’éléments. Il se racla la gorge, comme pour arracher la boule de trouille qui lui comprimait la glotte.

“ Patron, pardonnez-moi d’insister mais je devrai pallier à chaque imprévu et… comment dire ? Si je ne suis pas capable d’interpréter certains symptômes, je ne pourrai pas réagir comme il se doit.

— Vous marquez un point Perada ! Bien. Passé les mois primordiaux, l’inhibiteur deviendra accessoire pour tout dire. Ce sera une sorte de composant mort. C’est pourquoi notre petit protégé sera à même de conscientiser l’implant dès ses premiers sursauts mémoriels. Cela peut se manifester de différentes manières, mais la perte de dissociation entre le symbiote et le sujet est la plus courante. Ce sera une phase très dangereuse. Notre cobaye entendra la voix de son neurosymbiote directement dans son oreille interne. Il se rendra compte que certaines de ses actions sont anticipées. Il connaîtra des crises hallucinatoires provoquées par le traitement des datas opéré par le processeur quantique. C’est à ce moment précis que nous devrons agir.

— D’accord Patron ! C’est à ce moment précis que nous devrons agir.

— Vous vous foutez de moi Perada ?

— Euh… non patron, je… je suis d’accord avec vous.

— Vous n’avez pas à confirmer mes propos Perada. Contentez-vous de bien enregistrer ce que je dis. Au moment opportun, notre petit protégé recevra le bon déclencheur.

— Oui d’acco… Euh oui patron. Et qu’est-ce que c’est ?

— N’importe quoi ? Un objet, une phrase… les deux à la fois. Cela devra lui provoquer un tel choc que le cobaye acceptera l’implant comme partie intégrante de son identité. Si parallèlement son environnement est chamboulé cela sera plus facile.

— Devrais-je m’en charger patron ?

— Non Perada. Vous n’aurez rien à faire. L’Algorithme a déjà tout planifié.

— IL a tout prévu sur deux ans patron ?

— Quelle question idiote. Bien sûr ! Vous doutez des compétences de l’Algorithme Perada ?

— Non patron… euh… bien sûr que non.

— Bon alors fermez-là !

De l’autre côté de la vitre, le chirCom verrouillait une montre bracelet au poignet gauche de l’albinos. Angelo afficha un sourire ravi lorsqu'il reconnût l’objet. Akba Yilan le lui avait remis juste après l’accident. Son exécuteur des basses œuvres l’avait récupéré directement sur le bras de Romain Sirce. "Quelle formidable ironie de l'histoire !" pensa-t-il. Le cobaye porterait donc le périphérique interfacé ayant appartenu à son père. Une révélation fulgura alors dans son cortex et réduisit à néant les ultimes ombres de ses doutes. Il venait de comprendre enfin comment assouvir sa vengeance. Que Waldo Sirce vienne à retirer son strappho et le neurosymbiote exploserait dans son cerveau détraqué. Il disposait désormais de suffisamment de temps, de pouvoir et de ressources pour mettre en oeuvre son plan. Il trouverait également le moyen d'agir sans que l'Algorithme le sache. Après tout ce n'était qu'une saloperie de machine et jusqu'à preuve du contraire, l'Homme lui était encore largement supérieur.

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