Partie IV

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La chaleur des flammes était réconfortante. L’âtre ronronnait, crépitant par moment et offrant un éclairage vacillant. Anna-Élisa avait brodé un foulard pendant une large partie de l’après-midi. Avec l’hiver qui s’annonçait, et même s’il n’aurait sans pas besoin de laine ou de fourrure, Falkwyr risquait d’avoir froid. D’autant plus s’il repartait en voyage à la capitale, qui, sans se trouver à l’extrême nord de l’empire et ses forêts de pins, était dans une région plus fraîche que celle-ci. De plus, la saison s’annonçait inhabituellement glaciale. Le soleil se couchait déjà, et les deux lunes éclairaient à peine le ciel à travers les fins nuages. La plus grande, immaculée, dansait dans les duveteux drapés gris avec la plus petite, rousse. Tandis que la dame, sans interrompre son ouvrage, regardait le ciel à travers la fenêtre, elle se souvint de quelques légendes qu’elle avait entendues étant enfant. La lune rousse n’était, de par un miracle dont seule la nature avait le secret, que très rarement pleine. Mais lorsque c’était le cas, les monstres et créatures de la nuit sortaient de leur repaire, les malédictions se réalisaient. Des hommes damnés par d’anciens dieux se transformaient en ours à l’allure sordide et à la rage primordiale. Des bêtes innommables passaient les portes vers d’autres mondes, assoiffées de sang. Des sorcières plus terrifiantes que celles du Conclave sortaient de leurs forêts pour jeter des sorts aux gens les plus honnêtes, et voler leur progéniture. Rien qu’à y penser, Anna-Élisa en eut froid dans le dos. Dans quelques jours, la petite lune rousse serait pleine.

Le crépuscule s’abattit, avant de laisser place à la nuit. La dame n’avait pris aucune chandelle avec elle, aussi finit-elle son foulard à la seule lueur du feu. Quand elle eut fini, elle le posa sur l’accoudoir de son fauteuil, puis traversa le grand hall pour se diriger vers une cuisine bien illuminée, de laquelle s’échappaient des senteurs d’épices et de viande en train de cuire. En s’approchant de la lumière qui passait sous l’arche d’entrée, elle entendit son époux grommeler.

— Il a bien choisi son moment pour s’absenter.

Anna-Élisa passa une tête pour voir que son mari, équipé d’un tablier blanc, s’affairait à faire dorer une belle portion de veau, et des légumes colorés reposaient dans un plat, fumant encore. La dame se glissa derrière son aimé.

— Que se passe-t-il, Falkwyr ?

L’intéressé sursauta. Il ne l’avait pas entendue entrer. Un sourire se dessina sous son épaisse moustache tandis qu’il tournait la tête vers elle.

— Rien du tout, ma tendresse. J’avais simplement décidé que je pouvais vous préparer un repas que j’espère succulent, et que nous pourrions passer la soirée rien que tous les deux.

La dame sourit à son tour, et sauta au cou de son mari en prenant soin de ne pas tomber dans la sauce.

— C’est une bien délicate attention que vous me faites là.

Comme à chaque fois qu’ils passaient ce genre de soirée, et ceci même si c’était très rare avec le travail de Falkwyr auprès de l’empereur, c’était un moment qu’Anna-Élisa aimait particulièrement. Le couple mangeait un délicieux diner. Il discutait de voyages, dessins d’architectures ou croquis d’inventions nouvelles, voire d’écureuil blanc aperçu ce matin-là dans le jardin. Puis, il jouait aux échecs. Comme toujours, Anna-Élisa remporta la partie. Au début, elle avait pensé que son époux la laissait gagner pour flatter son égo, mais avec le temps, elle avait compris qu’elle était simplement meilleure que lui.

Les chants des oiseaux de la nuit et les cris des bêtes nocturnes s’étaient tus. Le vent avait cessé, et plus aucune feuille ne se frottait à une autre, laissant échapper un léger bruissement. La grande lune teignait de gris le parquet de la chambre parentale, mimant la forme des fenêtres, lorsque Anna-Élisa se réveilla en sursaut. Elle ne se sentait pas bien. Elle avait l’intuition que quelque chose n’allait pas du tout. Si elle parvenait à distinguer son environnement sans trop de peine grâce à l’éclairage de l’astre lunaire, elle ne pouvait isoler la moindre couleur. Même son livre de mélodies, normalement d’un bleu vif, lui paraissait plus noir que la nuit. Du reste, rien ne lui semblait anormal dans la pièce. Rien ne bougeait. Tout était à sa place.

— Falkwyr ?

Un léger grognement répondit à son murmure. Son époux était allongé à côté d’elle, un léger sourire satisfait flottant sur ses lèvres. Il avait repoussé la couverture blanche sur sa taille, laissant découvrir son torse couvert de sueur. Il avait sans doute eu bien trop chaud sous l’épais tissu. La dame, avec un fugace sourire, déposa un baiser sur le front de l’homme, avant de quitter le lit à baldaquin. Elle se dirigea sur la pointe des pieds vers le rez-de-chaussée, afin d’essayer de comprendre ce qui la tracassait. Plusieurs lattes du parquet de chêne grincèrent sous son poids, lui décochant une grimace et un regard inquiet vers son lit à chaque râle du bois. Elle ne désirait pas réveiller son mari, qui visiblement dormait bien.

En traversant le couloir, l’impression étrange qui lui entourait le cœur se fit plus pressante. Elle ne voyait rien de particulier, malgré la pénombre. Tout était si calme et silencieux qu’elle pouvait entendre son rythme cardiaque par-dessus sa respiration quelque peu tremblante. Elle était certaine qu’il n’y avait personne d’autre qu’elle. Pourtant, elle se sentait observée. Poussée même, comme si elle ne devait pas rester immobile ou retourner à son lit. Elle finit par atteindre l’escalier après ce qui lui parut être une éternité. Elle observa le hall depuis le haut des marches. Volets et portes étaient bien fermés, à l’exception de celle du salon. Dans l’encadrement de ce dernier, une très faible lueur orangée pulsait, sans doute due aux dernières braises mourant dans la cheminée. La dame commença sa descente, et sentit son cœur s’accélérer et ses jambes se faire lourdes. Elle était persuadée que quelqu’un allait tirer sur le tapis de fourrure qui étouffait ses pas pour la faire tomber. Si la chute n’allait pas être mortelle, elle serait sans aucun doute très douloureuse. Néanmoins, elle continua sa descente vers la porte d’entrée. Et elle arriva sans encombre, aucun mystérieux assaillant ne tentant de la faire choir. L’empressement, l’impression qui la tourmentait depuis qu’elle s’était éveillée se faisait de plus en plus fort, comme le sentiment de ne pas être tout à fait seule.

Elle entendait des gouttes tomber dans la cuisine, produisant un petit claquement régulier dans le fond de l’évier. Là aussi, du reste, tout était absolument silencieux. Anna-Élisa tourna sur elle-même, prenant garde à ne pas s’empêtrer dans sa robe de chambre. Elle inspecta les portes, les miroirs. Elle observa le plafond. Puis, rassurée par l’absence d’élément inhabituel, elle se dirigea vers l’unique porte laissée ouverte et le léger éclairage, et pénétra dans le salon. S’asseoir un moment et contempler les flammes l’aideraient peut-être à calmer son angoisse nocturne. Sur le sol, derrière les fauteuils, elle remarqua qu’un pion de bois était renversé. La maîtresse de maison s’accroupit pour la ramasser, sa main frôlant la surface lisse et froide des dalles de pierre. En la saisissant, elle la distingua davantage. Il s’agissait de la dame blanche de son jeu d’échecs. Elle l’avait fait chuter par mégarde à la fin de la partie contre son époux, lorsqu’elle était partie se coucher. Elle la reposa sur le plateau, après s’être assurée qu’elle n’était pas abîmée.

En relevant la tête, elle avait une vue directe sur le cœur de son jardin, et le buis qui trônait en son centre. Le cœur de la dame se mit à battre la chamade. Elle avait bien senti que quelque chose n’allait pas. Face à elle, l’arbre millénaire encore verdoyant quelques jours plus tôt était entièrement noir et pourri. Ses feuilles se détachaient une à une des branches qui finissaient par se briser et les rejoindre sur l’herbe du sol. Entre les rainures de son tronc coulait un liquide noir et épais, comme de l’eau croupie, qui teignait le végétal de couleurs sombres. Peu à peu, le mal qui l’atteignait se répandait sur les fleurs environnantes, qui défraîchissaient et s’effondraient à leur tour. Sur le petit muret noir qui ceinturait l’arbre, le pelage immaculé de l’écureuil qu’elle avait observé dans la matinée contrastait fortement. L’animal était couché sur le flanc, le cou tordu.

Anna-Élisa poussa un hurlement. Devant ses yeux écarquillés, elle vit une main noire sortir entre les racines du buis, s’élevant brusquement vers le ciel étoilé en fermant le poing. Et soudainement, cette griffe inhumaine saisit le cadavre du rongeur, et l’emporta avec elle dans les ténèbres de la terre.

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