Partie V

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Une quinte de toux tira Anna-Élisa de son cauchemar. Le soleil pointait à l’horizon, traversant à grand-peine les nuages moutonneux, et ne délivrant que des rayons diffus à travers les fenêtres. La maîtresse de maison avait chaud, bien trop chaud sous les couvertures pourtant fines. Comme toujours Falkwyr était déjà levé. Les oiseaux chantaient dans le lointain, le vent connaît légèrement contre les vitres. Et l’impression qui oppressait Anna-Élisa avait disparu, même si la main noire monstrueuse hantait encore son esprit. Cela lui paraissait si réel qu’elle avait du mal à croire qu’elle avait rêvé. Elle eut beaucoup de difficultés à se lever, se sentant fiévreuse et épuisée, comme si elle avait couru dans la forêt toute la nuit. Elle parvint toutefois, au bout de longues minutes, à se dresser sur ses deux jambes. Elle caressa du doigt la couverture de son livre préféré, et s’approcha d’une fenêtre pour observer le jardin. Tout paraissait normal, même si une nouvelle branche du buis avait noirci. Au moins, aucun monstre ne semblait vivre entre ses racines.

La dame balaya ses sombres idées. Peut-être s’agissait-il d’un cauchemar passager, sans grande importance, ou de l’effet de la lune rousse. Sans chercher à y réfléchir davantage, elle se dirigea vers la cuisine, où elle était certaine de retrouver son aimé. Un fumet se dégageait de la pièce, promettant des saveurs exquises. Tanguant un peu, l’esprit encore embrumé, Anna-Élisa traversa le court couloir, passa sous l’arche, et découvrit son mari une nouvelle fois aux fourneaux. En la voyant entrer, il lui décocha un sourire charmeur par-dessous sa moustache.

— Comment s’est passée ta nuit, Anna ?

L’intéressée fronça les sourcils et plissa les yeux.

— Elle a été… troublée.

L’homme eut une expression étonnée, et l’invita à s’asseoir devant un plateau de pâtisseries fumant.

— Comment ça ?

— Je me suis levée cette nuit. Enfin… J’ai rêvé que je me levais. Et je n’étais pas seule. Il y avait cette main dans le jardin qui…

Falkwyr enroula ses bras autour de ses épaules, et fit basculer le corps de son aimée contre sa poitrine, l’étreignant doucement.

— Détends-toi un petit peu. Ce n’était qu’un cauchemar.

Anna-Élisa se laissa aller, appréciant la fraîcheur de la peau de l’homme, sa douceur. Elle sentait ses cheveux glisser contre le lin de sa chemise. Elle humait son parfum de sapin, de cèdre et d’iris. Elle retrouva très vite le sentiment de sécurité qu’elle avait quand elle était avec lui. Qu’elle était heureuse avec lui, malgré ses longs voyages, malgré toutes ces fois où il manquait d’admirer ses croquis, malgré son goût trop prononcé pour le mauvais vin ! Elle l’aimait.

La dame se redressa et se tourna pour placer son visage à hauteur de celui de son époux. Elle lui sourit, et se pencha vers lui pour l’embrasser. Mais soudainement, elle fut prise d’une quinte de toux violente, et entre deux éructations, découvrit trois gouttelettes d’un rouge sombre qui étaient venues peindre le visage de Falkwyr, qui, par réflexe, avait fermé les yeux. Elle comprit avec terreur qu’elle lui avait craché du sang au visage. La crise de toux ne s’arrêta pas, parsemant ses mains de perles sanguines. La poitrine en feu, elle tomba, tout juste retenue par son époux horrifié. Dans des spasmes et crachats, elle se recroquevilla sur elle-même. Sa vision, peu à peu, se troublait et des taches noires se répandaient devant ses yeux, tandis qu’elle sombrait dans l’inconscience.

Lorsque Anna-Élisa s’éveilla, un vent frais balayait son visage et lui chatouillait le nez. Elle était confortablement installée sous une montagne d’oreillers qui la maintenait à moitié assise dans son lit, où elle était emmitouflée sous plusieurs fines couvertures. La chambre qu’elle connaissait si bien avait pris des allures tristes. Le ciel voilé par d’épais nuages gris ne laissait passer qu’un éclat très diffus du soleil, et teintait la pièce d’un gris monotone. Sur une petite table, qu’elle reconnut comme étant celle du couloir du premier étage, reposaient des linges blancs et une bassine pleine d’eau. À côté, sur le sol, un panier contenait des tissus usagés, tachés de rouge. L’un des petits fauteuils autrefois placés devant l’âtre, au fond de la pièce, était désormais installé juste à côté du lit. Le cuir du siège était encore enfoncé, dessinant une silhouette. Quelqu’un avait passé beaucoup de temps assis à côté de la dame. Les souvenirs de cette dernière heurtèrent peu à peu son esprit. Elle se rappela sa nuit agitée, son réveil difficile, et, au bout d’un moment trop long de contemplation du vide, sa violente crise.

La maîtresse de maison sentait une gêne dans sa poitrine, une obstruction dans ses poumons. Elle se racla la gorge, et toussa un peu, ne pouvant retenir ce réflexe qui lui fit plus mal qu’il ne dégagea ses voies respiratoires. Elle rassembla ses forces pour se lever, ce qu’elle fit avec grand-peine. Tremblant sur ses jambes, elle appela son époux, mais seul un croassement enroué s’échappa de sa gorge sèche. Un pas après l’autre, lentement, trop lentement à son goût, elle s’approcha de la porte de la suite parentale. Elle ne savait pas depuis combien de temps elle s’était évanouie, ni même si c’était le matin ou l’après-midi. Elle devait trouver son époux.

— Falkwyr, où êtes-vous ? Algarias ? Il y a quelqu’un ?

Même si une personne se trouvait dans la pièce à côté, elle aurait eu du mal à entendre la voix brisée d’Anna-Élisa, qui s’appuya contre la fenêtre pour reprendre son souffle. De toute évidence, elle n’était pas la seule à être malade. En contrebas, au centre de son jardin, les feuilles de son buis millénaire tombaient par grappes, et tout un côté de l’arbre était désormais noirci. En contemplant le végétal autrefois magnifique, elle se demanda si son cauchemar n’était pas une prémonition.

Une nouvelle quinte de toux, plus violente que la précédente, la fit tomber à genoux. Face à elle, la porte s’ouvrit en grinçant, et un Falkwyr apeuré se précipita vers elle pour l’aider à se redresser. Sa grande main lui paraissait si chaude, presque trop chaude.

— Vous devez rester alitée et reprendre des forces, Anna.

— Combien de temps ai-je… ?

Elle suivit son époux vers le lit à baldaquin, se tenant fermement à son bras. Le trajet du retour fut plus fastidieux qu’à l’allée, durant de longues minutes. Anna-Élisa en vint à se demander comment elle était arrivée jusqu’à la fenêtre seule.

— Vous êtes évanouie depuis un peu plus de dix heures. J’ai fait mander un guérisseur compétent à Valebois.

— C’est de l’autre côté de la vallée.

— Votre amie Laëtine est en route pour aller le chercher. Avec un peu de chance, il sera là demain, à midi.

Anna-Élisa ouvrit de grands yeux.

— Laëtine est trop bonne. Qui va s’occuper de son étal de fleurs, au village ?

Falkwyr l’aida à s’allonger, puis se mit à doucement caresser ses cheveux blonds en bataille.

— Ses deux filles sauront bien prendre le relai pour la journée. Et puis, je n’allais pas demander à ce charlatan de Paladir, au village. Il se prétend mage, mais ne saurais pas reconnaître le Conclave des sorcières s’il se trouvait devant.

La maîtresse de maison poussa un soupir mi-résigné, mi-satisfait. Ses bronches lui semblaient moins obstruées depuis qu’elle était allongée. Du bout des doigts, elle frôla la moustache de son époux, arrachant à ce dernier une petite grimace. Elle l’avait involontairement chatouillé.

— Que ferais-je sans vous, Falkwyr ?

L’intéressé déposa un baiser sur son front et lui sourit.

— Vous seriez sans doute la plus grande architecte de la capitale.

Il se releva et se dirigea vers la porte.

— Reposez-vous, ma tendresse. Je vais vous préparer un repas bien chaud. Lisez, détendez-vous.

La porte grinça à nouveau, puis claqua doucement. Anna-Élisa tendit un bras tremblotant vers sa table de chevet, et saisit son livre de mélodies dont elle avait déjà lu le tiers. La nuit dévora le jour, et ses paupières se firent lourdes. Avant même que son époux ne revienne avec de quoi manger, elle s’était endormie.

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