Scène 1

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Telle une statue de sel, Sophie restait immobile sur une chaise, à la fenêtre de son salon hassmannien, vidée d’elle-même depuis des heures. Sans regarder au dehors, sans écouter ni entendre les bruits montant de de l’immeuble ou la rue. Sans rien faire, absolument rien faire.

Pour la cent millième fois, «L’Espagnioleta» de la Fantasia para un Gentilhomme de Rodrigo bouclait sur le smartphone de Sophie. Elle n’entendait même plus la mélodie si souvent fredonnée. Son esprit bloquait sur cette musique, comme un disque rayé, enchaînant allégresse et gravité, poésie et flamboyance, comme un cierge consumé vacille, grésille et s’éteint, sur le présentoir obscur d’une chapelle radiale, s’éteignant au milieu des oeuvres d’art et du gothique d’une cathédrale. Et, dans l’immense vaisseau silencieux et obscur, là où s’élevaient les choeurs, les orgues et les âmes, ne restaient plus que le silence et le froid minéral des vitraux opaques et des piliers humides.

Trois ans plus tôt, Sophie enterrait sa mère à Chartres. Sophie, orpheline depuis lors, ne se retrouvait pas.

Il n’y avait pas eu de grandes orgues, pas de vitraux multicolores. L’église froide, un vieux prêtre, quelques amis et vagues connaissances et un mauvais crachin dans lequel elle n’avait réussi qu’à s’enrhumer.

Le rôle d’orpheline aurait pu lui plaire. Elle avait tout des pauvres déshéritées à la Miss Marple, attendant leur heure pour prendre leur revanche sur le destin. A cela près qu’elle n’avait aucune mobile. Elle était une orpheline qui ne faisait pas pleurer et loin d’être déshéritée.

C’est que, en dépit de ce drame personnel, somme toute ordinaire de l’avis de Malherbe, Sophie avait une vie de rêve et tout ce que l’on peut désirer. Son métier suscitait l’admiration et l’envie : elle était autrice. Écrivain publiée. Qui en vivait. Et grassement. La crème de la crème.

Oh, Sophie, c’est quoi alors, cette déprime ?

IV. Danza de las Hachas !

Oh, la belle !

V. Canario !!

Sur tes deux pieds, viens danser. C’est le mois de mars, il fait beau, tu es à Paris Montmartre, dans un appart charmant. Il est temps d’aller rejoindre tes amis pour fêter ton anniversaire. C’est pas de notre faute si tu as perdu ta mère et que tu t’en veux vaguement de l’avoir laissé vieillir seule. On t’attend pour faire la fiesta. Promis, on mettre de la musique espagnole. Et dominicaine, ça c’est le top pour danser jusqu’au bout de la nuit. Dans ton resto favori.

Dans le brouillard de son cafard, l’esprit de Sophie bataillait tout seul au fil de la musique et de l’enchaînement erratique de ses pensées.

— Oh, Sophie !!!

Cette fois-ci, ce n’était pas la fidèle petite voix qui avait parlé.

Depuis vingt minutes, son téléphone sonnait et tressautait, sans qu’elle ne le voie ni l’entende.

Sur le palier, Arthur son voisin s’impatientait et ses tapes sur la porte d’entrée étaient de plus en plus appuyés.

— Alloooo, la Lune ? Ici la Terre, y a quelqu’un ?? Les autres sont déjà tous au resto. Ils en auront bientôt assez de t’attendre, ma chérie. Ils vont bouffer tous les tapas et puis se barrer en laissant la note si tu te décides pas fissa.

Arthur savait qu’il prenait un risque en frappant et en appelant Sophie à travers sa porte. À force de tambouriner, arriva l’inéluctable : La Dragon sortit de son antre. Sa mission : identifier et neutraliser l’origine du boucan troublant la paix de l’immeuble.

Reconnaissant la voix d’Arthur, Lucrèce Dragon, occupante de l’ancienne loge des concierges —et qui se sentait parfois investie d’un devoir de mémoire vis-à-vis des anciens occupants — monta jusqu’au premier palier au lieu de l’engueuler d’entrée de jeu à travers la cage d’escalier.

— Vous avez un problème, Arthur ?

— Toujours le même, Madame Dragon, répondit le jeune homme en désignant la porte massive du pouce. Impossible de joindre la miss. C’est pas qu’on s’inquiète… mais on a rendez-vous au resto pour son annif.

— Bon, j’ai compris. Laissez moi faire.

La quinquagénaire redescendit et revient une minute plus tard. Autoritaire, elle écarta le jeune homme de l’entrée de l’appartement 1G. Lucrèce lui montra une clé assortie d’un petit charm brillant en forme de coeur et l’enfonça dans la serrure..

— C’est vrai que vous êtes encore un peu nouveau dans l’immeuble. Je ne vous l’avais pas encore dit, mais par commodité, j’ai le double d’à peu près tout le monde dans l’immeuble. Pour les colis qu’on me laisse dans l’entrée ou arroser les plantes en cas d’absence. J’étais factrice avant la retraite, alors les gens me font confiance. Vous pouvez me laisser une clé, si vous voulez.

Lucrèce ouvrit la porte.

— Comme Mlle Durieux sait que vous l’attendez, ça passe ! N’allez pas croire que je fais ça souvent, hein ! Mais bon, un accident, ça arrive. La pauvre est pas au mieux depuis quelques temps… Et c’est juste pour voir si elle est là. On rentre pas, hein.

Arthur opina. Au bout d’un moment, il fallait bien faire quelque chose, quitte à déplaire à l’intéressée.

Depuis le paillasson, Arthur regarda Sophie, assise sur une chaise tournée vers la fenêtre, à moitié apprêtée, cette satanée musique espagnole en boucle.

— C’est pas vrai… Bon, ben merci, Madame Dragon. On dira que la porte était mal fermée, hein ?

— On dira rien du tout. Sortez-la moi prendre l’air. Ça lui fera du bien de se dépoussiérer une fois l’an. Ça fait peine de la voir ainsi. C’était un vrai pinson auparavant. Allez, bon courage et amusez-vous bien. Et faites pas trop de bruit en rentrant, ajouta Lucrèce Dragon dans l’escalier.

Arthur se décida à entrer dans le salon. Sophie lui tournait le dos et ne semblait toujours pas l’avoir entendu. Il avança, en parlant fort.

— Oh ben c’était ouvert, de mieux en mieux… Ahhh ben t’es là !

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