Fixation

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Le bleu se suspend dans le ciel, le temps est sec. J'ai pu depuis faire une sieste, et comme je me sens mieux ! Je n'ai plus besoin de compter les heures. J'ai comme le sentiment d'être délesté de mon «  je » et de mon enveloppe et corporelle et narrative (la trame se meurt). Mieux : j'ai le sentiment d'être – je veux dire d'être tout court. En dehors de tout récit d'un «  je » qui s'étaye sur ce qu'il se raconte à lui-même et qui pour cette raison monologue sous la fausse apparence d'une dialectique entre «  je » et «  tu (toi) » , je ne suis plus un pronom personnel prisonnier d'une réflexion singulière et de son histoire, sa culpabilité... mais suis désormais envahi par l'illusion d'être le nom impersonnel d'une voix didascalique et qui depuis on ne sait où ne s'entend plus parler et ne se représente plus de se voir. Il en résulte de ce que mes sens se révoltent contre la fatalité elle-même, la perte d'une cohésion romanesque sous-tendue par l'unité réflexive au cœur de mon défunt «  je » . En sorte que ma sensation (que je sais au fond illusoire) d'échapper – n'ayant plus de corps – à la causalité biologique et donc – n'ayant plus de «  je » – à la causalité narrative me donne l'assurance de me croire appartenir à une race réellement divine, immortelle !

Ce discursif et difficile palliatif mis en place, pour qu'il demeure alors efficace il faut que je ne sois – jamais, je dis bien jamais ! – en contact avec l'eau ou avec tout liquide qui se refuse à coaguler. J'en ai la conviction, quoique je ne puisse l'expliquer et ne sache au juste pourquoi, et même si cela était objectivement faux, je maintiendrais quand même la certitude que je devrais rester à bonne distance, loin de l'eau ou tout liquide qui se refuse à coaguler. Récapitulons. Si je veux jouir d'être perché pour toujours sur la branche généalogique – génialogique ! – des dieux (là où le crime n'est tout au plus qu'une onomatopée qui fait rire), je dois pour cela fuir dès maintenant tout liquide : ni douche ni verre ni salive à avaler rien que pour l'eau et pour le reste, je n'aurai qu'à improviser.

Mon délire «  comico-tragique » – j'en ai bien conscience qu'il est tel – n'aura guère été à l'abri plus longtemps que le rat ne l'est à l'arrivée d'une meute de chats le cerclant de toute part. Le gris des nuages s'allonge à présent sur le bleu du ciel comme l'ivrogne écrase le consentement de sa femme en l'écrasant soudainement de son corps. Une première goutte tombe – elle ouvre le bal d'une danse qui ne pourra, pour moi, qu'être macabre. Pour éviter que je ne transpire en courant et qu'alors la sueur ne me fasse tomber de ma branche, d'où je perds déjà peu à peu l'équilibre, c'est en marchant vite que je décide donc de fermer les fenêtres qui auraient pu jusqu'ici échapper à mon contrôle.

Tout est fermé, jusqu'à la lumière (car elle pourrait m'éblouir et donc me faire verser des larmes...) ; et ici, au sous-sol, je me trouve dans le noir sous terre. Or un gémissement, quelque part ici ou là, me distrait un instant de mon ennemi aqueux et informe qui cogne déjà et de plus en plus fort contre la porte au bout de l'escalier. Je n'y prête d'abord pas attention, trop soucieux que je suis par le danger que l'ennemi puisse très bientôt pénétrer par les interstices ( pour ensuite qu'il dessèche les cafards ou blattes à moitié morts sur le dos ! et qu'il morde en mouillant les contours de mon être... non jamais !). Mais le gémissement chute, je crois l'entendre, dans les graves. Je me retourne, palpite fort et plisse mes yeux du mieux que je peux sur un point immobile et encore obscur ; et après grand effort, j'arrive enfin à discerner quelque chose : une mare je crois... Je plisse les yeux avec plus de force encore. Nul doute : il s'agit bel et bien d'une mare ; d'une mare rouge où une main semble baigner seule.

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