11. Ça passe crème

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Joy

— Tu déconnes, tu vas encore avoir du mal à payer le loyer ce mois-ci, ris-je. Déjà, si tu arrives à tout caler dans ta valise, ce sera un miracle !

— Ne t’inquiète pas pour moi, je vais tout bien ranger. Et je paierai ma part de loyer, promis.

Je lève les yeux au ciel, consciente que Théo le fera au prix d’une remontrance de son banquier, et sirote mon café en jetant un œil à Alken et Kenzo, particulièrement silencieux. Je ne sais pas ce qui leur arrive, mais l’ambiance est glaciale depuis que nous sommes rentrés.

— Plage ou piscine, cet après-midi ? demandé-je en m’éventant avec ma serviette de table.

— Moi je dis plage, répond mon colocataire avec enthousiasme. Si on veut voir des beaux Cubains, c’est là-bas qu’il faut aller. Les touristes, ça va cinq minutes.

— Kenzo ?

— Oui, plage, si vous voulez.

— Alken ?

— Moi, tant qu’il y a de l’eau, ça me va, s’exprime-t-il plus posément que Théo, mais moins sèchement que son fils.

— Va pour la plage alors, souris-je en me levant. Je vais me changer. Si vous avez fini de faire la tronche, n’hésitez pas à en faire de même.

Je dépose quelques pesos cubains sur la table et rejoins le hall sans les attendre. Je ne sais pas ce qu’ils ont, mais je n’ai aucune envie de gâcher ma dernière journée pour une embrouille entre père et fils. J’espère qu’ils ne se sont pas fâchés parce que Kenzo a avoué à Alken qu’il sortait avec Théo, parce que cela voudrait dire que mon danseur a mal réagi et j’avoue qu’il me décevrait un peu.

Les trois garçons me rejoignent devant l’ascenseur et nous nous y engouffrons ensemble. C’est en silence que nous gagnons notre étage et j’échange un regard circonspect avec Théo qui hausse les épaules, pas plus au courant que moi. L’ambiance est un peu étouffante et je suis contente d’arriver dans notre suite. Je ne traîne pas à aller récupérer mon maillot dans ma valise et m’enferme dans la salle de bain pour me changer.

Le regard que porte Alken sur moi lorsque je sors me fait dire que j’ai visé juste en achetant cette longue robe de plage blanche fendue sur les deux cuisses et à moitié transparente, qui laisse apercevoir mon bikini d’un bleu similaire à mes yeux. Il hausse les sourcils à plusieurs reprises et fait mine d’ajuster son short de bain, suspendant son geste lorsque la porte de la chambre des garçons s’ouvre.

Sur le trajet pour la plage, Kenzo prend de l’avance et n’attend même pas Théo qui lui court presque après pour, j’imagine, essayer de comprendre ce qu’il se passe. Je traîne un peu des pieds et Alken fait de même, nous maintenant à distance des deux autres.

— Est-ce que ça va ? Il s’est passé quoi avec Kenzo ? Est-ce qu’il… Est-ce qu’il t’a parlé ?

— Parlé ? Oui, on a discuté, mais je t’avoue que ce n’était pas un moment facile.

— D’accord, dis-je doucement, incertaine. C’est dommage que vous en veniez à faire la tête. C’est si terrible que ça ?

— Tu sais, ce n’est pas facile à accepter. Il se retrouve dans une situation étrange, quand même.

— Je ne vois pas ce qu’il y a d’étrange, personnellement. Tant qu’il est heureux.

— Ben non, justement, il n’est pas heureux. Tu as vu la tronche qu’il tire ? C’est fou de réagir comme ça.

Je jette un œil à Kenzo et Théo, qui semblent faire le trajet dans un silence de mort. Je suis un peu perdue, là, j’avoue.

— Tu lui as dit quoi exactement ? Il a peut-être raison de faire la tronche…

— Tu trouves ça normal, toi ? Je trouve qu’il pourrait faire preuve d’un peu plus d’ouverture d’esprit, moi, s’énerve Alken en me regardant, surpris.

— Je… Je suis paumée là, Alken, bafouillé-je. De quoi vous avez parlé au juste ?

Il s’arrête net et me lance un regard que je ne peux pas déchiffrer. Il est vraiment mystérieux et ça commence à m’énerver, cette attitude. Il ne me parle qu’à demi-mots, comment je suis supposée comprendre de quoi il s’agit ?

— Mais de toi, voyons ! De quoi d’autre ? Il sait pour toi et moi et trouve que c’est n’importe quoi, ce qu’on fait !

Je suis surprise et j’imagine que ça se voit à ma tête. Alors Kenzo est au courant ? Et il me dit ça sans vraiment me le dire ?

— Oh… Je… Merde. C’est toi qui lui as dit ou il l’a découvert ?

— J’ai cru qu’il l’avait découvert parce qu’il voulait me parler, je lui ai dit, mais finalement, je ne sais pas, il s’est juste énervé. C’était une conversation étrange, Joy. Mais au moins, avec lui, on n’aura plus à se cacher, et je suis sûr qu’il va se faire à l’idée. Il faut juste lui laisser un peu de temps.

— D’accord, soupiré-je. Espérons juste qu’il ne balance pas ça à Théo ou, pire, à toute l’école parce que ça l'énerve…

Mince, je crois bien que Kenzo était parti pour lui avouer tout et qu’Alken lui a coupé l’herbe sous le pied en balançant son propre secret. Trop de secrets dans cette famille, j’ai peur que ça finisse mal, tout ça.

J’enlève mes sandales en arrivant sur la plage et rejoins les garçons qui sont en train de s’installer. Vu le sourire que me lance Théo, il n’est pas au courant, c’est déjà ça. Kenzo, lui, tire toujours une tronche de trois kilomètres de long et s’installe sur sa serviette alors que nous décidons d’aller à l’eau. C’est bien dommage qu’il gâche sa fin de voyage pour cette histoire, mais je comprends sa réaction. Je ne suis pas sûre que j’en aurais une différente si mon paternel m’annonçait sortir avec une copine à moi.

— Théo, tu veux bien me mettre de la crème solaire dans le dos, s’il te plaît ? demandé-je à mon meilleur ami en lui tendant le tube, non sans penser aux fois où c’est Alken qui s’en est chargé.

— Non, laisse, je m’en occupe, dit Kenzo en souriant à Théo. Va dans l’eau, je sais que tu en meurs d’envie, je vais m’assurer que Joy ne brûle pas.

— Ça te va, Princesse ? me demande Théo en retirant ses lunettes de soleil.

— Oui, oui, allez-y, je vous rejoins, dis-je en me doutant que le fils d’Alken cherche autre chose que simplement m’éviter les coups de soleil.

Je vois Alken hésiter un instant alors qu’il s’enduit lui-même de crème solaire, mais je lui lance un sourire que je veux rassurant et il finit par suivre mon colocataire alors que je m’installe devant son fils en attachant mes cheveux. J’hésite à entamer moi-même la conversation pendant qu’il commence à masser mes épaules en silence, mais je n’ai finalement pas le temps.

— Alors, il fait ça aussi mieux que moi, mon père ? m’attaque-t-il dès que les deux autres ne sont plus à portée de voix.

— Je suis désolée, Kenzo… Ce n’était pas vraiment prémédité, tout ça, soupiré-je.

— Un comptable, hein ? Pourquoi tu m’as menti comme ça ? J’en reviens pas que tu me fasses ça, Joy. Putain, mon père… Tu veux quoi ? Devenir ma belle-mère ? s’emporte-t-il en maintenant toutefois sa voix assez basse pour qu’elle ne porte pas vers Alken et Théo qui nagent et discutent sous nos yeux.

— Crois-moi, le rôle de belle-mère ne me tente pas plus que ça, ris-je nerveusement. Ton père et moi on s’est rencontré avant que je sache qu’il était mon prof, et bien avant que j’apprenne qu’il était aussi ton père...

— Je savais pas que tu aimais les vieux, se moque-t-il d’un ton que je trouve un peu dénigrant. Et moi qui croyais que tu ne voulais rien avec moi parce que j’étais ton ami. Ouais, tu voulais juste baiser avec mon père. Franchement, j’en reviens pas. Comment tu peux aimer quelqu’un qui a l’âge de tes parents ? Tu crois que ça va aider ta carrière ou quoi ?

— T’es sérieux là ? m’énèrvé-je à mon tour en me tournant vers lui. Tu me prends pour qui ? Je crois que tu me connais suffisamment pour savoir que je ne suis pas quelqu’un comme ça, non ? Je n’ai pas choisi de tomber amoureuse de ton père, bon dieu, tu crois quoi ?

— Je ne sais pas, Joy. Ça fait des semaines que ça dure et tu m’as tout caché. Comment veux-tu que je sache ce qui est vrai ou pas ? se plaint-il en rangeant la crème solaire. Et puis, je ne suis pas objectif, Joy. C’est mon père. Il est à peine divorcé, en plus ! Comment il peut faire ça à ma mère ?

— Ta mère se tape le prof de salsa depuis la rentrée, tu lui as reproché, à elle ? ne puis-je m’empêcher de défendre Alken. Quand un couple divorce, c’est que ça fait un moment que c’est compliqué…

— Mais je m’en fous qu’ils refassent leur vie, c’est normal, ça. Mais avec ma meilleure amie, tu comprends que ça me chamboule ? continue-t-il en reprenant le tube de crème et en me le tendant. Tiens, mets-moi de la crème, sinon ils vont se poser des questions. Enfin, mon père doit savoir de quoi on parle. Je devrais le dire à Théo, j’aime pas avoir des secrets pour lui.

— Non, ne lui dis rien, Kenzo, je t’en prie, soupiré-je en me mettant derrière lui pour le badigeonner de crème solaire. Je lui en parlerai moi-même quand je serai prête. Écoute, je suis désolée de t’avoir caché ça, mais… C’est un peu comme pour Théo et toi, tu vois ? Si ça se sait à l’école, on sera viré. Sans compter qu’effectivement, la différence d’âge dérange.

— Tu m’étonnes que ça dérange. Tu ne crois pas qu’une fois sa crise de la quarantaine passée, il va te larguer ? Et Théo et moi, c’est différent. Enfin je crois, je ne sais pas, Joy. Je suis vraiment perdu. Tu couches avec mon père, tu te rends compte dans quelle position ça me met ?

Je ne peux m’empêcher de grimacer en l’entendant prononcer le genre de choses que j’ai moi-même parfois en tête. Effectivement, il m’arrive de penser que je ne suis que la petite crise de la quarantaine d’Alken, mais j’espère bien qu’on a dépassé ce stade.

— Ça n’a rien changé pour moi en ce qui te concerne, et depuis le début. Je ne vois pas pourquoi ça devrait changer quoi que ce soit. Nous sommes amis et je n’ai pas envie que ça change. Quand bien même je suis avec ton père, je te signale que je garde votre petit secret malgré tout…

— Ouais, je voulais lui dire, hier, et lui me déballe qu’il couche avec toi. J’étais pas prêt, moi, rigole-t-il doucement. Et je crois que je suis encore sous le choc, en réalité. Mais tu sais, Joy, vu comment il parle de toi et comment tu parlais de ton comptable, je vais finir par me faire à l’idée. C’est bien de vous voir heureux. J’espère juste que ça va durer.

Il se lève et me tend la main avant de reprendre.

— Allez, viens, future Belle-Maman, on va se baigner et oublier un peu tout ça. Avec du temps, je vais me faire à cette idée, sourit-il plus franchement désormais.

J’attrape sa main et me lève avant de le prendre dans mes bras et de déposer un baiser sur sa joue. J’espère qu’il va s’y faire, d’autant plus que, concrètement, il risque de me voir avec son père, chez eux, dans les semaines à venir. Je crois qu’il risque d’être aussi mal à l’aise que moi, au final, parce que c’est bien beau de vouloir assumer devant lui le fait d’être avec Alken, mais je ne suis pas sûre d’être aussi assurée lorsque nous serons tous les trois. Et ce petit surnom de belle-maman, je doute de réussir à m’y faire un jour, par contre.

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