Prologue - Cambridge, le soir où tout commence

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Le ciel de Cambridge s’était effondré en une pluie froide et tenace, de celles qui font reluire les pavés comme des miroirs d’encre. Les cloches de la chapelle du King’s College sonnaient neuf heures, leur timbre résonnant dans l’humidité de la nuit anglaise. La rivière Cam roulait lentement ses flots sombres entre les arches du Mathematical Bridge.
Dans un bureau solitaire du troisième étage de l’un des vieux bâtiments de l’Université, un homme regardait le rideau de pluie frapper la vitre, perdu dans une méditation qu’aucun mortel ordinaire n’aurait pu comprendre.

Cet homme s’appelait aujourd’hui Professeur Elias K. Athanasios.
À Cambridge, on le connaissait comme l’un des plus brillants spécialistes d’archéologie comparée, maître en langues anciennes, historien de l’art et des religions, conférencier hors pair. Ses étudiants l’admiraient pour sa capacité à rendre vivant un fragment d’épopée mésopotamienne, une fresque grecque ou une inscription latine.
Mais son vrai nom, celui qu’il portait il y a vingt-sept siècles, n’était plus prononcé par personne depuis longtemps. Elias Athanasios était seulement l’une de ses identités. Une parmi tant d’autres.

Il avait les traits d’un homme de trente-six ans, figés depuis des millénaires : visage sec, rides à peine esquissées, regard d’un brun sombre qui semblait avoir absorbé tous les feux des âges. Ses cheveux, noirs mêlés de quelques reflets argentés, rappelaient davantage la poussière des bibliothèques que la jeunesse. Mais derrière la fixité de ce visage, un gouffre. L’expérience accumulée d’un millier de vies, condensée dans un seul corps.

Son bureau, à l’image de sa mémoire, était un chaos savant : des piles de livres en équilibre, des fragments d’argile posés sur des coussins de mousse, des reproductions de stèles mésopotamiennes, une réplique miniature du Parthénon, et surtout, au centre, un coffret de bois sombre, veiné comme du sang séché. Sur son couvercle, on distinguait de vagues signes cunéiformes, usés, comme effacés par la main du temps.

Il caressa machinalement le coffret. Chaque fois qu’il effleurait ce bois, un frisson courait le long de sa colonne vertébrale. Dans cette boîte, trois objets qu’il n’aurait jamais dû garder, trois reliques qu’aucun musée ne possédait :


- un fragment de tablette de Ninive, gravée de la main d’un scribe oublié,

- une amulette d’hématite rougeâtre, qui semblait boire la lumière,

- un carnet de cuir sombre, couvert d’une écriture serrée, qu’il remplissait depuis des siècles.

Il savait que ce soir serait différent. Il avait pris une décision : parler. Tout confier à quelqu’un.
Il était las. Las d’enseigner l’histoire comme si elle lui était étrangère. Las de feindre de vieillir, de disparaître, de renaître sous un nouveau nom.
Il avait vécu trop longtemps. Et ce soir, il voulait commencer à mourir.

Deux coups secs frappèrent à la porte.

— Entrez.

La porte s’ouvrit, laissant entrer une jeune femme cheveux châtains sombres au regard vif. Elle tenait encore à la main son parapluie dégoulinant, qu’elle secoua discrètement avant de le poser contre le mur : Melissa Sorenson.
Sa meilleure étudiante. À vingt-six ans, elle était déjà reconnue comme une prodige en archéologie. Brillante, intuitive, elle parlait couramment grec ancien, latin, et avait des notions de sumérien. Mais ce n’était pas seulement son intelligence qui frappait : c’était son énergie. Là où les autres se perdaient dans la poussière des bibliothèques, Melissa brûlait du désir de fouiller la terre, de sentir l’odeur des ruines et le souffle du passé. Elle avait l’âme d’une aventurière.

— Professeur, dit-elle en refermant la porte, vous m’avez envoyé un message étrange. “Ce soir, pas demain”. Vous ne m’avez jamais écrit ça. Qu’est-ce qui se passe ?

Elias Athanasios se redressa, son regard plongeant dans celui de la jeune femme.

— Assieds-toi, Melissa. Ce que je vais te dire… personne d’autre ne l’a jamais entendu.

Elle s’installa dans le vieux fauteuil face à lui, les sourcils froncés. Ses yeux bleus balayaient la pièce, s’arrêtant sur le coffret.

— C’est encore une de vos histoires mystérieuses, n’est-ce pas ? Un autre artefact sorti de nulle part ?

Il ouvrit doucement le coffret. L’odeur de bois ancien se répandit dans la pièce. Melissa retint son souffle en découvrant les trois objets.

— Mais… ces pièces ne figurent dans aucun registre, murmura-t-elle. Vous… vous les avez ramenées d’où ?

Il posa la main sur l’amulette.

— Je ne les ai pas ramenées. Je les ai gardées. Parce que… je les ai vues naître.

Melissa cligna des yeux, incrédule.
— Vous voulez dire que… vous étiez là.

— Oui. J’étais là. À Ninive. Il y a plus de deux mille sept cents ans.

Un silence lourd tomba dans le bureau, seulement troublé par la pluie contre les vitres. Melissa sentit son cœur battre plus vite.

— Ce n’est pas possible, Professeur. Personne ne peut…

— Personne, en effet, dit-il doucement. Personne… sauf moi.

Il marqua une pause, puis ajouta :
— Ce soir, je vais tout te raconter. Depuis Ninive, depuis le jour où j’ai cessé de mourir. Et tu comprendras pourquoi je veux que tu sois là, toi. Pourquoi tu dois savoir.

Melissa ouvrit la bouche pour répondre, mais un bruit discret derrière la porte la fit se figer. Des pas feutrés. Une ombre. Un éclat rouge traversa la vitre un instant , comme un point de viseur laser.

Melissa réagit avec un instinct presque animal : elle se leva, abaissa le store, éteignit la lampe, et sortit de son sac un petit couteau pliant.
Elias esquissa un sourire triste.
— Tu vois ? Même ce moment, ils veulent me le voler.
— Qui “ils” ? chuchota Melissa.

Le Professeur ferma le coffret d’un geste sec.
— L’Œil d’Orichalque. Ils veulent m’enfermer pour disséquer mon secret.
Il marqua une pause, son regard s’assombrit.
— Et la Main du Cycle. Eux… veulent simplement me tuer.

Melissa serra son couteau.
— Et vous, Professeur ? Que voulez-vous ?

Il plongea son regard dans le sien.
— Mourir. Mais pas avant de t’avoir tout transmis.

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