80. Eugene Drinkwater

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Sur le conseil insistant du docteur Morgenstern, Sebastian se rendit ce soir-là au restaurant de l'hôpital. À la fois intrigué par cette invitation pleine de sous-entendus et désireux de rompre la solitude de chambre, il accepta. Ou est-ce une cellule ? pensa-t-il.

Il découvrit une salle vaste et haute de plafond, peinte dans des tons crème apaisants. Sous ses pantoufles, le parquet ciré, d'un brun voluptueux craquait en une sonorité réconfortante qui rappela à Sebastian les veillées d'hiver dans la ferme de son enfance, à écouter le feu crépiter dans la cheminée.

Le serveur installa Sebastian à une table discrète, dans un coin à la lumière tamisée.

Les gens allaient et venaient dans la salle de restauration, mais Sebastian remarqua un homme aux yeux d'un bleu pénétrant qui l'observait depuis le buffet. Était-ce Drinkwater ? L'inconnu alla s'asseoir, son assiette pleine en main, une bouteille de vin dans l'autre. Il s'en versa un peu, le huma puis le goûta. Satisfait, il s'en remplit un verre plein. L'homme semblait déjà avoir oublié Sebastian. Ne deviens pas parano à espionner tout le monde. s'intima-t-il.

À la même seconde, une ombre s'imposa dans son champ de vision :

 " Est-ce que cette place est libre, Mr. Dupree ? "

Surpris, le saxophoniste leva les yeux vers le nouveau venu, mais du visage, il ne distingua que deux prunelles incandescentes, tapies dans les profondeurs du col relevé d'un cache-poussière et sous l'ombre d'un feutre noir à bord large.

 " Je vous en prie. Vous êtes Mr. Drinkwater ?

 - En personne. Pardonnez ma franchise, Mr. Dupree, mais je n'ai pas pour habitude de me rendre à mes rendez-vous sans un minimum de précautions. Ce bon vieux docteur Morgenstern m'a certifié que vous étiez quelqu'un d'important.

 - Je ne sais pas si je peux me qualifier d'important. De quelles précautions voulez-vous parler ?

 - Nous avons reçu il y a quelque temps un message de Miller. Un saxophoniste de sa connaissance cherchait la sonate oubliée de la Lune. C'est vous, à n'en pas douter. Rares sont ceux qui osent encore de nos jours, entre la Milizia, les Maraudeurs et Dieu sait quoi d'autres, à s'aventurer dans les couches inférieures de l'Oignon. Quant aux précautions, vous avez assurément remarqué l'homme et sa bouteille de vin.

 - L'apprenti œnologue ?

 - Lui-même. Vous l'avez repéré parce que nous l'avons voulu ainsi. C'était à la fois un signal pour nous avertir que le restaurant était sûr et un moyen de détourner votre attention.

 - Pour masquer votre arrivée. Mais pourquoi toute cette défiance ?

 - Pour ceci, Mr. Dupree. "

Drinkwater retira son chapeau, Sebastian éprouva toutes les difficultés du monde pour cacher sa surprise et son dégoût. L'homme, sous son regard éteint, arborait des joues creusées. Non, rongées. rectifia intérieurement le musicien. Là où poussait peut-être autrefois une barbe, ne restaient que les vestiges d'un visage, une cohérence corporelle maintenue par quelques filaments de peau grise.

 " Les stigmates de la guerre, Mr. Dupree. Je vois bien à votre regard que je vous répugne, mais je suis habitué depuis longtemps à ce sentiment chez autrui. J'ai surtout de la chance d'avoir encore un semblant de visage et toute ma tête. Je m'estime heureux d'avoir mon nez pour respirer, de mettre trouvé suffisamment loin de cette foutue bombe sale quand elle a éclaté dans notre tranchée sur les hauteurs de Fort Sumter.

 - Des bombes sales ?

 - Des ogives à faible teneur radioactive. Mais une belle saloperie, si vous voulez mon avis. C'est grâce à cet arsenal diabolique qu'ils ont réussi à s'emparer si rapidement de la côte Est.

 - Le docteur Morgenstern m'a dit que nous avions eu la tête coupée quand Washington a été balayée par une bombe nucléaire.

 - C'est vrai, mais nous avons continué à nous battre. Avec les quelques généraux qui n'avaient pas péri à la Maison-Blanche. Le problème, c'est qu'ils étaient bien moins compétents que ceux tombés en Normandie ou dans la capitale.

 - Bordel !

 - Ça, vous pouvez le dire !

 - Ne le prenez pas mal, Mr. Drinkwater, mais il me reste à savoir jusqu'où je peux vous faire confiance. J'ai eu mon lot de trahisons.

 - Ce qui est compréhensible. Quoiqu'un peu vexant. " tenta le vétéran d'un faible sourire. Un rictus de mort, songea Dupree, amer.

La réponse ne vint pas de Drinkwater, mais d'un miaulement sous le rebord de la fenêtre près de laquelle se tenaient les deux hommes.

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