Au murmure spectral des Maraudeurs répondit le bruit cadencé des bottes cloutées des chiens de garde de la Milizia sur le parvis de la clinique.

Les oreilles encore bourdonnantes de la détonation, Sebastian vit Eugene Drinkwater entrer, vieux revolver d'ordonnance en main, en trombe dans la chambre et considéra le corps étendu du Doktor Morgenstern. Ce n'était plus une simple rose qui fleurissait sur la poitrine du jeune médecin, mais une mare d'un rouge violent. Il secoua Sebastian pour le tirer de sa contemplation morbide :

 " Bon Dieu ! Mais qu'est-ce qui s'est passé ici ?

 - Elle... Elle me menaçait de mon arme, le docteur est intervenu. Ils se sont empoignés et le coup est parti.

 - Mais je... je l'aim... " hoqueta Miss Pratchett.

Drinkwater ne lui laissa jamais l'opportunité de finir sa phrase. Il leva son S&W M1917, pressa la détente.

 " Nous ferions mieux de déguerpir au plus vite, Mr. Dupree. Les Miliziens seront là d'une minute à l'autre.

 - L'écoutille est loin ?

 - Oh, non. Venez, elle est toute proche. Pourquoi le démon rôdait-il dans la rotonde à votre avis ?

 - Il cherchait le passage ?

 - Tout juste.

 - Vous savez où il est ?

 - Le passage ? Oui, je connais son entrée, mais j'ignore où il mène.

 - Vous ne l'avez jamais emprunté ?

 - Non, j'ai trop à affaire ici pour m'aventurer dans une autre strate.

 - Pas même pour organiser une rébellion ?

 - Contre l'État ? Je crois que ce serait une très mauvaise idée. Chaque monde déserté par ceux qui résistent est un monde perdu. La Milizia serait trop heureuse de gagner du terrain et nous ne pouvons nous permettre de leur lâcher ne serait-ce qu'un pouce. Alors, Mr. Dupree, je vais être franc avec vous.

 - Je vous en prie.

 - Si le seul espoir que nous ayons se trouve dans cette sonate oubliée, foncez jusqu'au cœur de l'Oignon s'il le faut et ramenez-la. Même si je ne suis pas sûr du rôle que l'art pourrait jouer dans l'anéantissement de ce fléau autoritariste.

 - L'espoir, Mr. Drinkwater. Tout simplement. "

Une étincelle brilla l'espace d'un instant dans le regard du vétéran. L'espoir, une idée abstraite et ambitieuse, mais essentielle pour mener un combat. Et Sebastian, dans sa course folle, n'était-il pas un messager ?

 " Il est temps de nous dire adieu, Mr. Dupree. Juste là, derrière ce rideau, vous trouverez votre porte. "

À l'instant où il écarta le lourd pan de tissu, le Soleil franchit le crêt des arbres et une vision à travers les planches disjointes s'imposa à l'esprit de Sebastian. Sur l'effet d'une brise matinale, la pelouse ondoyait en friselis troubles, comme des vaguelettes de mazout après une marée noire. Et sur cette surface polluée flottaient des silhouettes borgnes, des fantômes de noirceur. Eugene Drinkwater grogna :

 " Mon Dieu ! Mais que sont ces monstres ?

 - Les Maraudeurs. Voilà tout ce qui reste de l'âme de ceux qui ont perdu leur route dans les strates de l'Oignon.

 - Vous arpentez le fil ténu d'un rasoir, Mr. Dupree.

 - Dans une course qui ne cesse de s'accélérer. Je sais.

 - Alors, hâtez-vous. Et ne vous retournez pas.

 - Et pour vous, Mr. Drinkwater ?

 - Ne vous inquiétez pas. Je connais assez ma ville pour disparaître comme je veux. Et qui sait, peut-être que nous nous recroiserons un jour ?

 - Dans de meilleures circonstances, j'espère. "

Le halo de torches électriques dansaient sur le mur derrière les deux hommes. La Milizia était sur le seuil de l'aile désaffectée.

 " Plongez, maintenant. Bonne chance, Sebastian. "

D'une main ferme, Drinkwater poussa le musicien dans l'insterstice avant qu'il ne puisse répondre. Le noir devint total, oublieux. Le jazzman reconnut la sensation - ou plutôt l'abrasion absolue de tout ce qui l'entourait, ce vertige sans fin - et se laissa porter.

Entre les mondes, le temps n'existait plus. Il ne lui restait plus qu'à attendre en rêvant ? en priant ? en hallucinant ?