111. Les masques et la danse
Ils se tenaient à la lisière de notre conscience dans ce monde glacé. Plus silencieux que le givre sous leurs pieds, ils avaient avancé en espérant nous surprendre et nous éliminer sans coup férir. À cette idée, je ris. Car nous étions des tueurs de démons aux sens plus aiguisés que nos armes, comme avait coutume de le répéter notre professeur Delaney dans ses sempiternelles leçons.
La horde d'une trentaine d'âmes, à ce que je pouvais estimer, s'élargit en une demi-lune d'impassibles masques blancs, de boucliers dont la teinte me rappelait à la fois le laiton et le maïs mûr des contrées occidentales. Sur leurs bocles, je lisais des runes que je ne pouvais déchiffrer, peut-être destinées à intimider ceux qu'ils attaquaient ou à se protéger. Mais, à moins d'une magie puissante, cela ne changeait, pour moi, rien à leur sort. Je reconnaissais les longues piques décrites par le vieux Šulc. Hogarth, à ma droite, souffla :
" Je n'aperçois pas leur fameux Prince Rouge.
- Peut-être est-ce une patrouille ? Ou un détachement en route pour le village ? répondis-je.
- Peu importe. La danse va commencer. " gronda Tully qui faisait déjà tournoyer son marteau de guerre.
Possiblement en réponse à la provocation de mon compagnon ou bien pour éprouver nos forces, trois ennemis s'élancèrent sur la banquise. Le premier mourut avant même d'avoir fait cinq pas, atteint à la gorge par une flèche d'Hogarth l'Aigle. Le second se précipita droit sur Tully l'Ours qui le cueillit d'un revers de la partie tranchante de son marteau. Le troisième leva sa lance au-dessus de sa tête. Je me déportai sur ma gauche et lui tranchai la tête d'un coup précis de mon wakizashi, juste sous sa cagoule.
" Bien joué, vieux Hibou. " plaisanta Tully.
Une brève hésitation retint la horde puis ils s'élancèrent d'un seul bloc vers nous. Ils ne hurlèrent pas, le son qui émanait de leurs gorges ressemblait à la note aigue d'un rapace en chasse, leurs armures bruissaient comme le battement rapide d'ailes énervées. J'eus à peine de réaliser ce fait que je repoussai l'assaillant suivant en lui ouvrant le ventre d'un coup de mon katana. Hogarth décrivait un arc de cercle autour de la horde, essayant de contenir nos ennemis dans une zone où nous pouvions les abattre au corps à corps. Il décochait ses flèches si vite qu'entre les coups que je portais moi-même, je ne parvenais pas à distinguer ses gestes. Tully ressentait, lui, un plaisir presque enfantin à défoncer d'abord les boucliers puis les poitrines ou les crânes de ceux qui étaient assez fous pour le défier.
La bataille ne dura pas longtemps et déjà les montagnes jetaient un voile blafard sur le plateau. Un seul adversaire avait survécu. Au sang qui s'échappait de son torse, son sort n'allait bientôt pas différencier de celui de ses congénères. Je me penchai vers lui, arrachai son masque de mort et la stupeur me cueillit à froid. Je n'avais pas un homme, mais une femme. Elle cracha :
" Ma fin ne changera rien à votre destinée, guerriers.
- Tu n'as plus à te préoccuper de ça. Dis-moi qui vous êtes et j'abrègerai ta souffrance.
- Nous... nous sommes les filles de la Harpie. Notre déesse vengera la mort de toutes celles que vous avez tuées.
- La vengeance mène bien souvent à l'arrogance. L'arrogance à la chute. Nous saurons accueillir ta maîtresse. "
Il y avait de la colère dans mes mots ; je tins toutefois parole et l'achevai en enfonçant ma lame dans sa gorge. J'éprouvais comme toujours le même malaise devant l'étrange spectacle de la glace se teintant de sang. Il commença à neiger comme si les montagnes cherchaient à effacer la tragédie jouée en leurs cœurs.
" Avançons, nous ferions mieux de trouver un abri avant la nuit. "
Au milieu des flocons de plus en plus épais, voletaient en un funeste présage les plumes de nos victimes.
Annotations
Versions