116. La Harpie

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À la fin, il ne subsistait du cœur du démon qu'une trace noire sur la neige. Le reste de sa carcasse putride se désagrègerait rapidement en dépit des frimas de l'hiver et j'avais beau les haïr du plus profond de mon être, je ressentis cette fois encore un élan de désolation. Auquel venait s'ajouter étrangement un inédit sentiment d'inachevé.

À l'est, une tempête se levait et il nous tardait de quitter ces cimes libérées. Hogarth pansa mon bras blessé par le champion du démon et nous reprîmes la route. La bourrasque progressa plus vite que ce que nous espérions et elle nous surprit avant même que nous n'entamions la descente vers les cataractes d'obsidienne. Au plus fort des rafales, Tully beugla pour couvrir le hurlement du vent :

 " Y avait pas une grotte plus bas sur le chemin ?

 - Dans mon souvenir, si. Mais nous n'avons presque plus de vivres et je doute que nous puissions trouver du bois pour allumer un feu.

 - Si nous ne nous abritons pas rapidement, c'est ce blizzard qui aura raison de nous, Hogarth. " coupai-je.

Les congères qui se formaient rendirent notre marche périlleuse. Plus d'une fois, l'un de nous trois glissa et manqua d'aller s'écraser dans une crevasse traîtresse. Au prix d'efforts exténuants, nous parvînmes à la caverne. À peine plus qu'une anfractuosité dans la roche, mais suffisante pour que nous nous y glissions tous les trois. Une nuit glaciale et incorfortable nous attendait ; au moins serions-nous au sec. Sauf si nous avions rendez-vous avec la Grande Collecteuse dans son habit de jais. Nous grignotâmes nos dernières saucisses crues, quelques maigres tranches de pain à moitié gelé. Hogarth prépara un peu de thé froid. Rien de tout cela ne nous réchaufferait, mais nous ne mourions pas le ventre vide si était notre destinée. En guise de couchettes, nous débarrassâmes deux creux des pierres qu'ils contenaient. Je pris le premier tour de garde. Avant de s'endormir, Tully lança, mi-grognon, mi-rigolard :

 " Vous m'y reprendrez à crapahuter dans la montagne en plein hiver. Je serai heureux si je me réveille demain avec tous mes orteils.

 - Et ta queue. plaisanta Hogarth.

 - Couillon, va ! "

Nos rires semblaient faibles dans la tempête, mais ils n'en demeuraient pas moins vrais. J'étais heureux de partager mon existence, si rude fut-elle, avec de tels compagnons. Plus que des amis, des frères. D'une valeur infiniment supérieure à ma propre famille qui m'avait banni de son cœur. Cette nuit-là, au milieu des ululements de fantômes de la tourmente, je reçus la visite non pas de la Grande Collecteuse, mais de la Harpie. Je crus un instant qu'une accalmie me révélait la Lune. Puis je compris mon erreur. Elle me considérait de ses yeux d'un orange qui aurait presque pu paraître chaleureux s'ils ne bordaient pas des puits de noirceur haineux.

La Harpie avait généré l'ouragan, elle l'enfant du chaos. Sa voix était comme un souffle glacé sur l'âme et la raison vacillait sous ses mots de venin. Elle persifla :

 " Oh, Capitaine MacKenzie. Chevalier à la cape groseille de Gardenia, répudié par son propre clan. Renié par son propre père. Fils d'un catin. Veuf avant même d'étre marié. Père d'un enfant dont il ne veut pas.

 - Vous êtes la Harpie, une sale engeance. Tout juste une sorcière.

 - Seuls les hérétiques me nomment ainsi.

 - L'hérésie est de croire en vos sortilèges éculés. Maintenant que nous avons éliminé toute votre armée, pourquoi ne descendriez-vous pas vous mesurer à nous ?

 - Oh, vous avez détruit l'un de mes bataillons, mais je ne manque pas de ressources, Capitaine à la langue bien pendue.

 - Et laisseriez-vous ce crime impuni ?

 - Il me suffirait de claquer des doigts pour que la tempête vous balaie, vous et vos vagabonds d'amis.

 - Alors, faites-le !

 - Un jour, vous connaîtrez une fin atroce, Capitaine. Mais je prendrai plaisir à éliminer chacun des êtres que vous aimez. Peut-être même que je ferai revivre certains de vos spectres pour contempler votre désolation.

 - C'est la peur qui guide vos pas.

 - Pauvre idiot ! Je me nourris de la peur.

 - Vous l'éprouvez quand même. "

La vision disparut dans le fracas tourbillonant de la neige. Une rafale plus forte m'amena ses dernières lames verbales :

 " Un jour, Capitaine, un jour... "

Ce à quoi je répondis intérieurement : quand et où tu veux, saloperie !

Au fond de moi, j'étais terrorisé. Mais la colère abrasait ce sentiment presque honteux et le concentrait en une boule noire. Je pensai avant de m'endormir à mon tour : La guerre mène sur des sentiers bien étranges où nous nous montrons parfois plus vils que les créatures que nous combattons.

Avant de voguer vers les contrées de Somnus, je souris en pensant que Delaney aurait aimé cette réflexion.

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