119. La lettre

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Il nous fallut vite nous rendre à l'évidence. Plus aucune âme ne vivait dans ce village oublié du temps. Nous ne trouvâmes personne ni à l'auberge ni dans les maisons avoisinantes. Le vent froid portait en son sein la complainte de fantômes, mais ne laissait échapper aucun des sons coutumiers d'une bourgade au travail. Ni clameurs sèches, ni tintement du marteau sur l'enclume ni grincement de roues. Je ne pus réprimer un long frisson devant cette désolation, cet abandon.

Hogarth suggéra que nous grimpions la colline jusqu'à l'église au toit écroulé. En réponse, je m'inquiétais pour nos chevaux. Tully arqua un sourcil :

 " Ben quoi, nos chevaux ?

 - S'il n'y a personne dans ce village, qui s'occupe de nos montures ? "

Au corral, nos selles reposaient sur la cloison des stalles où Tully les avait posées à notre arrivée en ces terres. Dans leurs box, nos bêtes attendaient. Il y avait du fourrage à leurs pieds, mais à y regarder de plus près, il semblait particulièrement défraîchi, bruni comme si personne ne s'en était occupé depuis plusieurs jours. Je murmurai :

 " Il se passe d'étranges choses ici. Tully, tu as vu quelqu'un quand tu es venu l'autre jour ?

 - Pas vraiment, à dire vrai.

 - Comment ça ? demanda Hogarth.

 - J'ai échangé avec quelqu'un qui se tenait dans l'ombre là-bas. répondit-il en pointant du doigt un petit local qui devait servir de bureau ou de placard.

 - Et ensuite ?

 - Il m'a dit qu'il ne pouvait s'occuper de nos chevaux dans l'immédiat, mais qu'il serait ravi de nous aider. J'ai donc installé moi-même les chevaux et je leur ai donné du foin que j'ai trouvé dans une brouette. C'est pour ça que j'ai mis si longtemps à vous rejoindre à la taverne.

 - Voilà qui ne me plaît décidément pas. Mack, tu penses qu'une horde, à moins qu'il ne s'agisse de celle que nous avons détruite là-haut, est passée par là ?

 - Pourquoi dans ce cas laisser les chevaux ? Alors qu'ils peuvent servir de montures ou même de repas.

 - Peut-être n'ont-ils pas eu le temps.

 - Non, je suis persuadé qu'il se trame autre chose ici.

 - Quoi ? lança sèchement Tully.

 - Maintenant, nous ferions mieux d'aller jusqu'à l'église. "

Subsistaient dans l'ombre des pierres tombales quelques plaques de neige grise, le reste du cimetière n'était qu'épaisse gadoue d'une couleur à mi-chemin entre les feuilles mortes et la rouille. Sur le coteau, le vent soufflait plus piquant et, dans son râle, je percevais la mélopée de tragédies oubliées. En entrant dans la chapelle, je compris enfin d'où venait cette tenace sensation d'inachevé que j'éprouvais depuis la mort du démon là-haut, à Castel-Bílá.

En premier lieu, sous le toit crevé, je remarquai les pierres noircies par les flammes. Puis les vestiges calcinés des bancs que les assiégés avaient poussé avec l'énergie du désespoir contre les portes de l'édifice religieux. Enfin, au pied de l'autel, un amoncellement de cadavres. Pas encore tout à fait des squelettes, mais pas loin. Les os saillaient au milieu des vêtements et des chairs en lambeaux. La putréfaction et les loups avaient fait leur œuvre depuis longtemps. Même l'odeur de la mort s'était envolée. Ne demeuraient que le vide et le silence comme sépulcre. Dans un coin, je reconnus l'un des corps à son chaume de barbe blanche et à sa tunique d'un bleu sale. Le vieux Šulc, notre conteur, l'homme qui nous avait demandé assistance.

 " Je ne comprends plus rien à cette affaire. Ces gars sont morts depuis une éternité. grogna Tully.

 - Qui nous a mis sur cette chasse ? ajouta Hogarth.

 - Eux-mêmes. Ou plutôt leurs fantômes.

 - Tu délires, Mack.

 - Ça te paraît si fou ? répliquai-je.

 - Pour être totalement franc, oui.

 - N'avons-nous jamais vu d'âmes tourmentées ? Je pense que Šulc et les siens voulaient juste trouver la paix de l'autre côté du miroir.

 - Des revenants auraient requis notre aide pour mettre fin au règne du démon dans les montagnes ?

 - C'est tout à fait possible. De combien de folies avons-nous déjà été témoins dans notre périple ?

 - Alors, comment expliques-tu les fourrures qu'on nous a prêtées ? Et les vivres ? Sans compter la bière fraîche que nous avons bue à l'auberge.

 - Des illusions. "

Petit à petit, l'acceptation fleurit dans le regard de mes compagnons et balaya l'amertume et la déception.

 " On nous a manipulés. rouspéta Tully.

 - Était-ce la première fois ?

 - Par des morts, oui.

 - L'important n'est-il pas dans le fait que nous ayons renvoyé un démon de plus à son royaume de ténèbres ?

 - Tu as probablement raison, Mack. Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? Nous leur offrons une sépulture ?

 - Je doute que cela soit nécessaire. Je ne ressens plus aucune présence ici, en dehors de la nôtre. Nous en avons fini ici, je crois. "

Nous apprêtions à quitter cette église, ce village quand je remarquai un bout de papier qui dépassait de la poche de poitrine sur la tunique du vieillard. Une missive nous attendait :

" Chers Capitaines,

j'espère que vous lirez ces quelques lignes. Pardonnez-nous pour le petit tour que nous vous avons joué, mais notre sort dépendait de vous. Auriez-vous accepté de nous aider si nous étions apparus sous nos traits véritables ? Les hommes tels que vous n'agissent que selon certaines règles, aussi bonnes soient-elles, et nous ne pouvions passer une autre éternité à attendre le salut. Ludywine ne pouvait tolérer que nous traversions la Rivière de Lumière sans avoir obtenu réparation.

Grâce à vous, c'est désormais chose accomplie. Notre chemin s'arrête là, le vôtre vous mènera vers bien des ombres, mais je souhaite que vous trouviez la Lumière tout là-bas.

Il me coûte énormément de vous écrire ce mot, mais je n'ai plus rien à perdre et je consacrerai mes dernières énergies à vous éclairer.

Que votre route soit pavée et vos nuits étoilées, avez-vous coutume de dire par chez vous.

Respectueusement merci.

Šulc. "

Silencieusement, je pliai la lettre et la glissai dans la poche intérieure de ma cape, contre celle que m'avait écrite des mois Rachaël. Dans les yeux de mes frères, je lus respect et reconnaissance. Peu importait à qui nous prêtions assistance, tant que nous triomphions du Mal.

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