253. Pacte avec Nerrivik
L'heure de s'élancer dans les brumes de la banquise en quête de nourriture approchait.
Comme à son habitude, Kallik s'isola dans sa cabane de guingois plutôt que de prier avec le reste de ses frères. Il remonta la pente douce vers sa hutte solitaire sous l'œil soupçonneux du jeune Unaaq.
À Nyhavn, de sourdes rumeurs couraient sur le vieux chasseur, le meilleur du clan. Quand il partait avec ses chiens, il revenait à coup sûr avec le traîneau débordant de vivres - même lorsque les saisons étaient mauvaises, ce qui arrivait de plus en plus souvent. Bien souvent du phoque, des lagopèdes ou des lièvres. Parfois, du caribou. La nouvelle génération de pisteurs s'interrogeait sur les capacités exceptionnelles du vieillard, mais les anciens, par fierté ou parce qu'ils se satisfaisaient d'avoir l'estomac rempli, tentaient de les dissuader de fouiller dans les préparatifs de Kallik.
La cérémonie battait son plein lorsqu'Unaaq emprunta à son tour le chemin gelé. Une étrange mélopée s'échappait du cabanon et se perdait dans le vent arctique. Le jeune chasseur reconnut une prière presque oubliée, celle que son père et le père de son père adressaient autrefois à Nerrivik. Ce qu'il aperçut au travers d'un jour entre les planches de l'appentis le cloua sur place.
Kallik psalmodiait sa chanson d'un ton guttural. Il émanait de lui une sérénité absolue alors qu'il communiait avec la déesse de la pêche juchée sur son crâne chauve, un vague sourire adoucissant ses traits marqués à l'encre bleue de ses glorieuses chasses d'hier. Puis, d'un mouvement ample, il se redressa, se coiffa de son nassak et attrapa son harpon. Unnaq s'empressa de retourner auprès de ses compagnons.
Les huskies hurlaient, piaffaient d'impatience ; le cœur des hommes rugissait de la même ardeur. Kallik posa une main épaisse sur l'épaule d'Unaaq :
" Chasse avec moi, mon ami. "
On ne refusait pas une telle invitation. Dans le crissement des lames d'acier sur la glace, le vieil homme hurla :
" Nerrivik m'a soufflé ce que tu as vu.
- Je croyais qu'elle n'était qu'un mythe.
- C'est ce que les colons venus de l'autre côté des mers ont voulu nous faire croire. Que leur Dieu unique était supérieur à notre Panthéon. Mais Sedna, Nerrivik et les autres connaissent mieux que quiconque le monde des glaces.
- As-tu pactisé avec elle ?
- Je peux te le dire sans honte. Oui, c'est le cas. Son pouvoir est plus grand que le tissu de vos connaissances, de votre technologie. Jamais Nerrivik ne m'a mené sur une mauvaise piste.
- Cela a-t-il un prix ?
- Tout en a un, mais est-il important quand il en va de la survie de ton peuple ? Le problème est autre, Unaaq.
- Quel est-il ?
- Je vieillis, et elle aura bientôt besoin d'un nouvel hôte pour continuer à exister. Et, comme nous, êtres de chair, elle est terrifiée par le néant. Prends le temps de réfléchir car c'est une vie de solitude qui t'attend si tu acceptes. "
En dépit des épaisses couches de fourrure qu'il portait, Unaaq frissonna. Malgré son jeune âge, il connaissait le coût souvent exorbitant qu'exigeaient les Dieux en retour.

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