254. Le messager

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Parfois, la guerre ôtait son masque hideux pour nous rappeler la beauté du monde ou nous intriguer.

La patrouille du jour nous avait projetés dans un vallon étroit et nous nous préparions à un bivouac nocturne sur les pourtours d'un petit lac alimenté par une cascade. Sixto plaisanta :

 " Cette chute d'eau va me donner envie de pisser au moins dix fois cette nuit.

 - T'es con ! Mais si tu dois te soulager, fais-le en aval. " riais-je à mon tour.

Nos rations de survie chauffaient sur les feux Dakota quand je vis une silhouette coiffée d'un nón lá remonter la piste jusqu'à nous. Un moine, devinai-je à la lourde chaîne qui pendait à son cou.

Le bonze s'arrêta face à nous, indifférent aux regards suspicieux des gars de mon unité. Il nous offrit un plein filet de mangues. On me souffla :

 " N'y touche pas, Richie. Ces salopards sont prêts à tout pour nous buter.

 - Je sais. "

Face à mon refus, le vénérable vieillard sourit et croqua à pleines dents dans le fruit. Il se dégageait une telle bonté du religieux que j'avais envie de lui faire confiance, mais la guerre poussait bien des hommes à de terribles actes. Je plongeai la main dans son sac, attrapai au hasard l'une des mangues et la tendit au vieux. Il l'ouvrit entre ses mains parcheminées et se délecta de son jus puis il me la rendit. Je mordis dans la pulpe orangée. Jamais je n'avais mangé quelque chose d'aussi bon. Ou peut-être que l'âpreté des combats exhaustait-elle les parfums les plus délicats ? Je pivotai vers Sixto et les autres soldats :

 " Rassurés ? "

Je leur fis passer les fruits et nous fûmes tout heureux d'agrémenter notre rata du soir. Je remerciai le vieil homme et il me prit la main. Dans un anglais approximatif, il me dit :

 " Vous êtes un homme bon, jeune homme. Mais la mort marche dans vos pas.

 - Pas seulement les miens. Dans ceux des soldats qui m'accompagnent, dans ceux des guerriers qui nous attendent dans l'ombre.

 - Eux aussi. La nuit grignote sur le jour, mais la lumière triomphe toujours.

 - Puisse Dieu vous entendre.

 - Puisse Dieu m'offrir d'être son messager. Puissiez-vous entendre son appel. " répondit-il.

Et il repartit dans l'or et le feu du crépuscule. Cette nuit-là, gagné par l'insomnie, je priais pour ne jamais perdre de vue la lumière, pour que mon cœur ne soit jamais gagné par l'obscurité.

Trois jours plus tard, sur une piste poussiéreuse, Sixto mourait dans l'explosion d'une mine.

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