263. La foi
C'était l'une de ces nuits où les destins basculaient dans le sang et la folie. Des heures où les émotions les plus noires éclataient de mille feux dans le vacarme des armes, le cri des hommes et le rire aiguisé de la Faucheuse.
Nous pansions nos plaies après la boucherie d'Hamburger Hill et je cherchais à oublier les images qui me suivaient depuis la bataille et par la même occasion à m'absoudre de mes propres actes. Et je ne connaissais de meilleur remède que les bras de Connie, la musique de Sixto et la bière importée directement du pays.
Nous nous prélassions dans l'un des baraquements quand un obus frappa la piste de décollage à cent mètres de notre position. Aussitôt, un déluge de feu s'abattit tout autour de nous. La sirène d'alarme de la base s'éleva en un beuglement strident, mais elle n'était d'aucune utilité car chaque homme avait attrapé son M-16 dès la première explosion. Des hommes couraient torse nu, d'autres sautillaient en essayant d'enfiler leurs brodequins. Je vis même un soldat seulement vêtu de son caleçon blanc. Je criai à Connie d'aller se mettre à l'abri. Avant de filer droit vers l'hôpital se préparer au pire, elle m'embrassa et prit mon visage entre ses mains :
" Reviens-moi, Richie.
- Je te le promets.
- T'as intérêt. "
Et elle fonça. J'avais parfois l'impression qu'avec sa foi chevillée au corps, elle éprouvait moins de peur que moi ou que la plupart des combattants de cette guerre.
Le sergent Humphries héla les retardataires de son unité et je me plaçais derrière une mitrailleuse braquée sur le portail nord de notre base. Nous attendîmes et je retrouvais ces instants d'incertitude où les rumeurs les plus saugrenues circulaient entre les casemates. Les Vietcongs avaient rompu la trêve, un millier de leurs hommes avançaient vers nous... Je détestais ces minutes où le doute s'insinuait dans nos esprits, peut-être même davantage que la fureur des combats où nous n'avions pas le temps de cogiter.
Un camion français remonta la route de terre à toute allure, força les barrières. J'ouvris le feu avec ma M-60. Le vieux bahut explosa, des ennemis tentèrent de s'échapper, leurs pyjamas noirs en flammes. La bataille avait commencé.
Je tirais toute la nuit. Plus d'une fois, ils transpercèrent nos lignes, mais nous tînmes bon. Les vagues se succédèrent, nous les repoussâmes inlassablement. Je perdis le compte des heures, des morts. Quand ma mitrailleuse chauffa, je repris mon M-16.
L'aube arriva enfin, déchirant la nuit et les volutes de fumée noire des différents incendies. Et les Vietcongs refluèrent dans la jungle. Je levai les yeux vers la clarté nouvelle, heureux d'être encore en vie, mais je ne croyais pas en un Dieu interventionniste. Le visage collant de la poudre de nos cartouches, de crasse poussiéreuse, de sueur, je me retournais vers Connie dont l'uniforme d'infirmière était couvert du sang des soldats tombés. En cet instant, je sus où se situait ma foi. Dans l'amour pour cette femme, et celui de mes prochains. Mon fusil d'assaut pendant au bout de mon bras épuisé, les muscles tremblants, j'adressai une prière muette au bon sens des hommes. Et je pleurai.

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