Chapitre 3 : Les bons parents

6 minutes de lecture


J’ai grandi au sein d’une famille de quatre personnes, deux adultes, deux enfants, un garçon, une fille, le choix du roi pour mes parents. Nous vivions dans un pavillon spacieux, au cœur d’un lotissement résidentiel HLM, récent et boisé, situé non loin de la Jonelière, le quartier général du FCNA, implanté sur les rives de l’Erdre.

Mes parents nous emmenaient en vacances chaque été à la mer, en Bretagne, à Belle-Île ou à Locmariaquer. Durant l’année, nous avions l’habitude d’aller changer d’air en week-end à la campagne dans ma famille maternelle. Au cours de l’hiver 1986, nous avons emprunter une caravane pour passer Noël à la montagne. J’en ai gardé deux souvenirs. La vision des cimes enneigées que je découvrais pour la première fois et la colère monumentale que mon père a piqué en ayant cru avoir perdu les clefs de la caravane. Après insulté ma mère, il s’est rendu compte qu’ils les avaient oubliées sur la serrure de la porte.

À part le chien dont ma mère n’a jamais voulu entendre parler, et la voiture familiale hors de portée pour notre budget, il ne manquait pas grand-chose aux clichés d’un foyer classique. Nous appartenions à la classe moyenne basse, ni prolétaires, ni désœuvrés. Cependant, ma mère qualifiait cette partie de la population à laquelle nous étions identifiés de « tranche des couillons », ceux qui payaient tout, mais n’avaient le droit à rien. Il n’y avait ni religion ni politique à la maison, pas plus que d’accès à la culture, qu’il s’agisse de livres, de musiques ou de cinéma. Le premier film que j’ai vu au Gaumont était un dessin animé. Claire, la mère de mon meilleure ami, Simon, m’avait emmenée avec eux voir « Ariel, la petite sirène ». J’avais dix ans.

Mes parents possédaient des talents. Papa, excellent bricoleur, avait transformé la maison que nous louions en ajoutant portes et cloisons. Nous étions arrivés parmi les premiers dans ce nouveau lotissement et rapidement, nos voisins l’ont imité, modifiant à leur tour l’intérieur de leur habitation. Sa réputation de maniaque n’était pas volée. Notre garage resplendissait d’ordre et de propreté, ce qui faisait sa fierté. Conducteur de poids lourds émérite, il brandissait régulièrement son permis de conduire rose, sur lequel il ne manquait aucun poinçon, preuve, s’il en fallait, que nous avions affaire à un professionnel chevronné. Chacune de ses certifications reflétaient autant de médailles dont il avait besoin pour se souvenir qu’il n’était pas dépourvu de qualités. Amoureux de l’eau et de la Bretagne, il possédait un zodiaque et partait y pêcher à la belle saison.

Femme au foyer, maman s’y connaissait en travaux domestiques mais n’excellait dans aucun domaine en particulier. Couturière par nécessité, elle cousait des patchs avec des canards sur mes jeans troués aux genoux et me tricotait des pulls en laine. En souvenir de sa jeunesse ou elle avait été serveuse dans un restaurant, elle cuisinait un excellent poisson au beurre blanc et nous confectionnait des crêpes pour le goûter. Elle nettoyait et rangeait la maison à longueur de journée car, comme je l’ai précisé, mon père était maniaque. Il surveillait d’un doigt les couches de poussière sur les meubles et chassait les moutons sous les lits. Ma mère se pliait à son manège d’inspection en rouspétant que ce n’était pas grave, mais repassait quand même derrière lui, pour le satisfaire et éviter les problèmes. Elle aussi possédait un talent : elle avait la main verte. Des dizaines d’espèces de plantes et des fleurs différentes ornaient notre pavillon, le faisant paraître à une grande serre dans laquelle nous vivions, tels des papillons en pleine nature.

Je trouvais mes parents aimants, bienveillants, attentionnés. Mon frère et moi étions nourris, blanchis, aimés, choyés et gâtés comme n’importe quel autre enfant. Ils n’affichaient pas le profil de mauvais éducateurs. Pourtant, à cette époque, en y regardant de plus près, les miens et moi aurions facilement pu être qualifiés de « cassos ». En effet, mes parents cachaient certaines caractéristiques qui n’étaient pas s’en rappeler celles des gens paumés que l’on voyait dans les documentaires racoleurs ou les émissions de téléréalité tapageuses : père alcoolique, mère battue. Comme tous deux parvenaient à maintenir les apparences, ce n’était pas évident à déceler. C’est probablement pour cette raison que je n’ai pris conscience que tardivement, vers l’âge de six ou sept ans, que quelque chose n’allait pas chez nous. À sept ans, selon les spécialistes, les enfants atteignent l’âge de raison. Un âge mental symbolique que, de toute évidence, mon père n’a jamais dépassé.

De raison, chez lui, il n’a jamais été question. Papa représentait tout le contraire. Mais, d’une certaine façon, maman n’en faisait pas preuve non plus. Lorsqu’il a commencé à la frapper, juste après la naissance de mon frère, Mickaël, il aurait été raisonnable de le quitter.

Pourquoi ne l’a-t-elle pas fait ?

Cette question m’a hantée une partie de ma vie. Je ne suis pas certaines d’en avoir trouvé les réponses, tout au plus, quelques hypothèses.

À l’âge adulte, en voyant évoluer ma mère auprès de ses propres parents, j’ai commencé à me faire une première idée. Face à ces derniers, comme tous les enfants, petits ou grands, elle redevenait une petite fille, qui désirait toujours recevoir leur approbation. Après sa période rebelle, à dix-sept ans, lorsqu’elle a quitté le foyer familial, elle a voulu retrouver leur amour et leur considération. C’est légitime, tous les enfants souhaitent recevoir l’affection de leurs parents. En choisissant de faire sa vie avec mon père, ma mère savait qu’elle les avait déçus. Durant les années qui ont suivi ce choix critiqué, elle a donc essayé de regagner leur estime. Je crois que le meilleur moyen, à ses yeux, a été de leur montrer qu’elle avait eu raison de le choisir lui, malgré les avis négatifs qu’elle en avait reçus. Il faut dire qu’à leur rencontre, c’était un homme déjà marié et père d’une enfant de deux ans.

Ma mère possède un tempérament fier, celui qui oblige à ne jamais reconnaitre ses erreurs, synonyme de faiblesse. Quand elle a commencé à recevoir des coups, plutôt que de revenir vers ses parents et d’admettre qu’elle s’était trompée, elle a préféré s’obstiner et supporter la violence, en conservant l’illusoire espoir qu’un jour son compagnon changerait et qu’elle finirait par avoir raison en misant sur cette histoire d’amour.

Ma mère n’a jamais obtenu satisfaction. Les coups ont continué à pleuvoir et sa vie à se détériorer, sous le regard impuissant de mes grands-parents qui ne pouvaient pas l’aider. Anaïs Nin disait : « on ne peut pas sauver les gens. On peut seulement les aimer. »

Et c’est sûrement là que le bât blesse. Je pense que maman doutait de l’amour que ses parents lui portaient. Elle n’avait été ni câlinée, ni embrassée, ni complimentée durant ses jeunes années. La vie à la campagne était rude et mes grands-parents lui ressemblaient. Comme beaucoup d’enfants privés de tendresse et d’attention sincère, ma mère souffrait d’un énorme déficit d’estime de soi. J’imagine que choisir mon père, comme un pied-de-nez à ses parents, a été pour elle une libération et l’occasion de s’affirmer enfin dans une famille où les enfants n’avaient pas voix au chapitre. Elle était l’aînée d’une fratrie de quatre, seule fille au milieu de trois garçons. Elle a secondé ma grand-mère dans leur éducation, s’occupant d’eux comme une mère de substitution. Puis, elle a trahi tout le monde en quittant le nid brusquement, en reniant au passage les valeurs de respect qu’on lui avait inculquées.

Passée la joie d’avoir réussi à s’extraire du giron parental, la désillusion a pris le dessus. Je pense qu’en acceptant la violence, ma mère a voulu faire pénitence. Éduquée dans la religion catholique, scolarisée chez les sœurs, elle semblait fortement imprégnée par la rédemption. À mes yeux, à l’image des saints canonisés pour avoir été martyrisés, elle a enduré son calvaire en silence. En encaissant les coups de mon père, espérait-elle recevoir une forme d’absolution pour ses « péchés » de jeunesse ?

Mes grands-parents lui ont parfois tendu la main mais ma mère, fière et trop longtemps habituée à se débrouiller seule, ne la saisissait pas. Doutait-elle de leur sincérité ? Ou redoutait-elle plus que tout de s’entendre dire l’exaspérant : « on te l’avait bien dit ! » des donneurs de leçons ? Leur froideur habituelle l’a convaincue de se taire et de faire face à ses problèmes sans leur aide.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 20 versions.

Vous aimez lire Argent Massif ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0