Chapitre 4 : Les mauvais choix

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Il y avait des périodes d’accalmies où mon père ne frappait plus. Dans ces moments-là, ma mère imaginait encore que les choses allaient s’arranger. Voilà pourquoi, cinq ans après mon frère, je suis arrivée. Mais malgré l’allégresse d’une nouvelle naissance pour l’un comme pour l’autre, les brimades ont inexorablement repris.

Ma mère a-t-elle été conditionnée à accepter l’inacceptable ? Probablement. Elle a grandi avec un père violent et alcoolique. Ma grand-mère, que l’on appelait Mémé, était également femme au foyer, mais elle s’apparentait plus à une esclave qu’à une épouse dévouée. Les soirs de beuverie, comme tant d’autres générations de femmes avant elle, Mémé recevait régulièrement des coups de la part de son mari. J’en ai conclu qu’aux yeux de ma mère, aussi aberrant que cela puisse paraître, se prendre une claque par son conjoint n’était pas une faute grave.

J’ai été élevée dans l’idée qu’un homme bon se limitait à être un homme qui ne cognait pas sur sa femme. C’était presque l’unique critère de sélection que me transmettait inconsciemment ma mère, au travers de son discours. Elle ne me souhaitait pas que quelqu’un prenne soin de moi, soit galant ou amoureux, qu’il soit riche, engagé dans une carrière florissante ou ait de l’ambition. Ni qu’il soit intelligent, intéressant, passionné ou cultivé. Ces adjectifs n’étaient même pas sur la liste de ses attentes ou de ses espérances pour moi. Je pense d’ailleurs qu’elle n’en avait aucune à mon encontre. Si déjà, il ne me tapait pas dessus, je pouvais d’ores et déjà m’estimer heureuse.

Le point positif de cette vision du couple est que je n’ai jamais été frappée. Malheureusement, pendant des années, je n’ai attiré à moi que des hommes sans talents, sans envies, sans travail, sans goût pour l’existence, persuadés que la joie de vivre était surfaite et que le confort matériel était l’apanage des « bourges ».

À l’instar de bon nombre de femmes battues, ma mère croyait mon père lorsqu’après chaque coup reçu, il lui faisait la promesse de changer. Elle avait déjà tenté de rompre mais ce dernier, manipulateur, l’avait récupérée in extremis. Faute de réussir à s’en débarrasser, dans l’optique d’améliorer son quotidien, elle l’avait encouragé à consulter. Elle l’a emmené se faire soigner dans une clinique spécialisée pour qu’il suive le programme d’un service de psychiatrie. Mon père a accepté de s’y plier, mais en est revenu quelque temps plus tard, identique. Il avait refusé de parler de lui et de son histoire compliquée. Sa souffrance continuait donc à rejaillir sur son entourage.

Avec le temps, la situation s’aggravant, maman vivait de plus en plus dans la peur. De mon père bien sûr, si imprévisible qu’elle ne savait jamais à quel moment elle allait en subir les foudres. Mais aussi de ses menaces de l’abandonner si elle parlait. Plus que la violence physique, elle craignait de se retrouver à la rue seule, démunie, avec deux enfants à élever. Sans travail, elle ne disposait pas de ressources propres. Comme tous les pervers narcissiques, mon père avait tissé sa toile autour d’elle, la privant de toutes les solutions possibles d’indépendance, afin de la garder à sa merci.

Ma mère était malheureuse. Cela se voyait sur les photos prises à l’époque, sur lesquelles elle n’esquissait jamais un sourire, mais affichait plutôt un regard triste, lourd de signification. Ses silences et ses soupirs, chargés de reproches et de désolation, semblaient parler pour elle. Elle était désappointée par sa vie, par son infortune, et avait du mal à ne pas le cacher. Quand elle ne se taisait pas, gardant pour elle ses frustrations, elle se lamentait.

— Mais est-ce qu’un jour, j’aurais le droit au bonheur ?

Son désenchantement se devinait dans les vocables qu’elle choisissait pour évoquer son compagnon, qu’elle présentait comme le « père de ses enfants ». Elle ne l’appelait jamais Mamour, mon chéri, ou chaton, un surnom qu’utilisait la mère de mon meilleur ami, Simon, pour parler de son mari. Non, elle désignait son conjoint, l’homme qui partageait sa vie, comme le « père de ses enfants ». À travers cette information factuelle, qui le définissait uniquement comme un géniteur au sein de la famille, elle le tenait à distance. Il me semblait qu’il n’existait pas de lien intime entre mes parents. Nous n’étions pourtant pas issus d’une opération du Saint Esprit. Plus tard, elle répétera souvent, au sujet de leur rencontre :

— J’aurais mieux fait de me casser une jambe ce jour-là !

Elle le disait en plaisantant, certes, mais n’y a-t-il pas toujours un fond de vérité derrière chaque tentative d’humour ? Ma mère ne paraissait pas avoir choisi mon père délibérément. Il ressemblait plutôt à un accident de parcours, et par conséquent, nous aussi. Je ne l’ai jamais entendu dire qu’elle regrettait de nous avoir mis au monde. D’ailleurs, mon frère et moi, elle nous appelait parfois ses plus beaux cadeaux de la vie, les seuls, au demeurant. Mais il m’est apparu assez vite que nous étions aussi des incidences malheureuses de cette rencontre qu’elle regrettait amèrement. En maudissant ce jour qui avait tout changé pour elle, elle ne réalisait sûrement pas qu’elle nous rejetait aussi un peu, par la même occasion.

Parfois, son visage aux traits tirés traduisait bien cette impression de désespoir et de lassitude qui l’envahissait. Elle souffrait d’une charge mentale qui la privait de joie de vivre. Le quotidien était un long chemin de croix, comme j’ai pu le deviner lorsqu’elle répétait à l’envi : « la vie est une tartine de merde et on en mange une bouchée tous les jours ». Ses regrets supplantaient ses rêves d’avenir. Elle oscillait entre deux mondes sans parvenir à décider lequel était le pire : le passé, qu’elle dénigrait ouvertement, avec cette enfance sans tendresse, faite de travaux forcés à la ferme, et dont elle était parvenue à s’échapper de justesse en suivant mon père ; L’avenir, dont elle redoutait de découvrir à quoi il allait ressembler, étant donné la situation actuelle dans laquelle nous étions englués.

Le présent n’était pas mieux. Sa vie ne correspondait pas du tout à ce qu’elle avait imaginé. Et elle lui pesait vraiment.

Pour gérer son anxiété, maman fumait beaucoup, toujours en cachette de mon père. Ce dernier, fumeur également, mais surtout donneur de leçon, ne l’autorisait pas à s’adonner à cette mauvaise habitude. Ma mère enfreignait la règle, à ses risques et périls, pour soulager ses angoisses et l’inertie de ses journées passées à l’attendre. Elle ne travaillait plus depuis qu’il avait décrété qu’elle serait femme au foyer. Elle avait aussi abandonné ses jupes, jugées trop courtes et laissé pousser ses cheveux longs, plus féminins. Elle ne sortait jamais puisqu’elle n’avait pas d’amies avec qui vadrouiller. À quoi bon ? Mon père ne l’aurait jamais laissée. Il contrôlait sa vie, le moindre de ses faits et gestes. Comme dans la fable de la grenouille qui ne se rend pas qu’on compte qu’on l’ébouillante, car la température de l’eau n’augmente que progressivement, au fil des ans, ma mère était devenue peu à peu sa chose.

J’avais le sentiment que pour ma mère, être soumise à un homme et à ses désidératas reflétait une certaine normalité, qu’elle avait intégrée malgré elle au cours de ses jeunes années.

Je l’ai réalisé le jour où j’ai été en couple à mon tour. Maman était venue prendre le café à la maison. Mon compagnon regardait la télévision dans le salon. J’ai préparé le plateau du goûter pour s’installer sur la grande table de la salle à manger.

— Attends, on va prendre le café ici, est-elle intervenue. Laisse-le tranquille, on ne va pas l’embêter.

Elle voulait que l’on se pose sur un tout petit coin de table, pas plus grand qu’un mouchoir de poche, comme deux employées de maison. En tant que chef de famille, il avait davantage le droit que nous de profiter d’un espace agréable. Tout était dit. Avec des femmes comme ma mère, le patriarcat avait de beaux jours devant lui.

— Je suis chez moi autant que lui. Viens, on s’installe au salon.

J’aimais ma mère mais pour rien au monde je n’aurais voulu lui ressembler.

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