Chapitre 9 : L’affiche

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La séparation de mes parents a signé la première de mes désillusions, laquelle allait être suivie de nombreuses autres tout au long de mon enfance et de mon adolescence. Parmi les plus importantes, j’ai notamment compris que mon père n’était pas l’homme fort et formidable que j’imaginais, comme toutes les petites filles. De « papounet d’amour » attentif à sa princesse, il s’est transformé en taré prêt-à-tout.

Comme attendu, il n’a pas du tout accepté le départ brutal de ma mère. Elle était sa propriété, sa chose, et comme elle refusait de se soumettre à lui, il a décidé de l’user jusqu’à la corde, pour la faire changer d’avis.

Cela a démarré par du harcèlement. Au début, il n’avait pas connaissance de l’adresse de notre foyer d’urgence, de l’appartement que nous partagions avec une autre famille, elle aussi amputée. Mais, après un rendez-vous au tribunal, où mes parents avaient été convoqués, il a suivi ma mère en voiture vers sa nouvelle destination. Par chance, elle a réussi à le semer en cours de route. Malheureusement, elle savait qu’il allait recommencer et que, désormais, nous n’étions plus en sécurité nulle part.

La justice n’en avait rien à carrer. Ma mère a essayé d’obtenir une injonction d’éloignement, qui lui a été refusée. Pour le juge, il n’était pas nécessaire de sortir le carton rouge tant qu’il n’arrivait rien de grave ni d’alarmant, ce qui signifiait, en gros, tant que personne n’était tué. Mon père semblait pourtant devenir incontrôlable et, dans notre quartier, il commençait à avoir la réputation d’être un grand malade. Une réputation à laquelle il s’échinait à faire honneur.

Dans sa perfidie, il ne reculait devant rien. À la rentrée scolaire de septembre, quand nous avons réintégré notre maison et qu’il est allé vivre dans une cité HLM, il a proposé à ma mère un odieux marché. Ce marché, j’aurais souhaité qu’elle ne l’accepte jamais mais, malheureusement, quand j’ai appris les termes de leur accord secret, il était déjà trop tard. Il s’agissait d’ailleurs plus de chantage que d’un contrat moral. Mon père avait en effet demandé à ma mère de poser nue pour lui. Résignée, elle l’avait autorisé à la photographier dénudée. En contrepartie, mon père lui permettait de conserver une partie des meubles de la maison. Il avait déjà déménagé en emportant tout ce qui était récent, prétextant que l’ensemble de l’électroménager avait été acheté avec son salaire, ma mère étant femme au foyer.

Du jour au lendemain, nous avions été dépouillés du frigidaire et de la gazinière, ainsi que de la télévision et de la machine à laver. Le salon tout neuf faisait aussi partie du lot mais, grand seigneur, mon père nous avait laissé les tables de la cuisine et de la salle à manger. Dans l’accord conclu avec ma mère, il acceptait de ne pas emmener la nouvelle chambre de mon frère, en l’échange de ces clichés obscènes. Ils ne l’étaient d’ailleurs pas réellement. Elle posait simplement debout, dans la salle de bain, sans vêtement. Son regard paraissait vide, dénué d’expression. Quand j’y repense, elle me rappelle celle que je devais arborer parfois quand je faisais un client qui me rebutait. À mes yeux de gamine, en tout cas, ces photos représentaient la quintessence de l’humiliation.

Pourquoi les ai-je vues, alors qu’elles auraient dû rester confidentielles ? Parce que mon cinglé de géniteur en a collé certaines sur une feuille de papier, sur laquelle il a ajouté « à vendre », en parlant de son ex-compagne. Puis, lancé dans son ingénieuse idée, il a placardé cette affiche artisanale sur la vitre de sa voiture et a tourné dans notre quartier en promenant sa charmante publicité.

Ma mère en a été mortifiée. J’éprouvais beaucoup de peine pour elle. Mais nous, ses enfants, n’étions pas épargnés non plus. À présent, tout le monde nous savait les rejetons d’un malade mental en liberté. Étant donné que nous étions ses héritiers, par voie de conséquence, cela faisait de nous des gosses peu fréquentables. Comme dans ma famille maternelle, le mauvais pedigree de mon père était une fois encore lourd à porter. Son patronyme représentait un poids, un fardeau, une enclume.

Mon frère a commencé à se farcir une réputation de « fouteur de merde », plus ou moins justifiée. S’il n’était pas blanc comme une colombe, à l’instar de bon nombre d’adolescents, les voisins le désignaient désormais d’office à chaque bêtise déplorée. Notre aura sentait le soufre, notre famille, la poudre et mon père ressemblait à une bonbonne de gaz, prête à exploser.

Concernant ces photos de ma mère dénudée et exposée aux quatre vents, je me rappelle très bien avoir ressenti cette salissure comme si elle recouvrait ma peau. Elle entachait maman en tout premier lieu, mais pas seulement. Je me sentais moi aussi souillée et éprouvais beaucoup de dégoût en voyant à quel point elle avait été rabaissée au statut de produit dont on pouvait faire commerce.

Ces images en noir et blanc, dépeignant son visage déprimé, resteront à jamais gravées dans ma mémoire. J’avais honte qu’elle ait commis cela, presque autant que du comportement ordurier de mon père. Je ne sais pas exactement quel genre de répercussions cet épisode a eu sur moi, mais je suis convaincue que cela m’a encouragée à penser que tel était notre destin, à nous, les femmes, de nous plier aux desideratas plus ou moins tordus des mâles dominants. Cela dut ouvrir une brèche en moi, en tant que fille, d’abord, en écornant irrémédiablement l’image que j’avais de ma mère, mais aussi en tant que future femme, ensuite, conditionnée à devenir le « jouet » du sexe fort.

En voulant protéger nos biens, ma mère a agi avec la meilleure volonté. Malheureusement, comme dit le proverbe, l’enfer est pavé de bonnes intentions.

À l’âge de dix-huit ans, j’ai pris ma revanche sur cet épisode douloureux. Certes, je ne l’ai pas fait sciemment, mais je sais aujourd’hui que mon activité de modèle photo m’a permis de « nettoyer » l’offense qu’elle et moi avions subi à cette époque. Là où ma mère avait été la victime d’un odieux chantage, puis trahie, j’ai accepté de mon plein gré de poser nue. Les photos étaient belles, soignées, artistiques. Cela n’avait rien à voir avec les images honteuses d’une femme soumise à un cinglé.

Après chaque séance, je signais des contrats et donnais mon accord pour la diffusion ou l’utilisation de ces clichés. Contrairement à maman qui avait été spoliée, je me sentais puissante car je contrôlais de A à Z les images que je réalisais. J’acceptais ou non certaines poses, ou certains thèmes, et lors du rendu final, je rayais les épreuves dont je ne voulais pas. En contrepartie, je gagnais de l’argent. À vrai dire, je me souviens avoir été grassement rémunérée en échange de ce petit travail d’appoint.

On qualifie souvent la photographie de thérapeutique pour les personnes ayant une mauvaise estime de soi, ce qui était mon cas. Néanmoins, pour ma part, c’est aller plus loin que ça. Cela a été une expérience cathartique pour la femme que j’étais et pour la petite fille que j’avais été, qui voulait effacer l’affront qu’avait subi sa maman.

Ma mère m’avait accompagnée pour rencontrer le photographe avant mon premier shooting. J’ai ressenti de la fierté de sa part ce jour-là, à l’idée que je puisse être ainsi valorisée. Elle paraissait heureuse que je sois objet de beauté et non pas instrument d’avilissement. En ce sens, j’ai réalisé combien l’ombre de son passé planait toujours sur moi et combien je devais batailler, avec elle non loin à mes côtés, pour nous redonner de la lumière à toutes les deux.

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