Chapitre 13 : L’oncle menteur

7 minutes de lecture


Dans la chambre que j’occupais avec ma mère, quand nous étions de passage chez mes grands-parents, dormait habituellement mon oncle, Denis. Ce dernier était âgé d’une vingtaine d’années lorsque j’en avais six, à l’époque où ma mère a tenté de se suicider.

Mon père étant incapable de s’occuper de nous tout seul, mon frère et moi avons donc été envoyés chez mes grands-parents, durant les cinq semaines de convalescence de maman. Ces derniers vivant dans une petite commune rurale, il n’y avait pas de collège à proximité de la ferme. Mon grand frère, âgé de onze ans et demi, a été envoyé en pension dans un internat, où il séjournait la semaine, avant de revenir le vendredi soir pour passer le week-end avec nous.

J’avais la chance d’avoir une école primaire à proximité de notre lieu d’habitation, avec un car scolaire qui venait me chercher le matin, et me ramenait le soir, au stop, au bout de la grand-route. Mémé m’y accompagnait à pied ou en voiture, après le petit-déjeuner. Elle me disait de prendre ma « carte » au lieu de mon cartable, et je rouspétais tous les jours en la reprenant.

Parfois, lorsqu’elle était débordée par ses occupations domestiques et ne pouvait se libérer pour venir me chercher, après ma journée de classe, je rentrais toute seule, en vagabondant dans les herbes folles, comme une petite sauvageonne. Quand j’étais là-bas, je retombais d’ailleurs un peu à l’état primaire, refusant de me coiffer ou de me nettoyer, préférant garder mes mains noires de crasse pour passer plus de temps à jouer avec les animaux, plutôt que de perdre quelques précieuses minutes à les laver. Je dinais de trucs étranges, que je ne mangeais pas d’ordinaire. Le soir, Mémé nous servait du bouillon de légumes avec des morceaux de pain dur et du vermicelle. C’était ignoble mais je n’avais pas le choix. Je commençais à parler le patois de mes oncles, ce qui faisait honte à mon frère lorsque je le retrouvais.

Cette période particulière, où ma mère n’était plus là pour s’occuper de moi, a été synonyme de liberté et de lâcher prise, un peu comme des vacances prolongées. En temps normal, je venais souvent passer mes congés à la campagne, qu’il s’agisse des petites ou des grandes vacances scolaires, ainsi que certains week-ends et jours fériés. Je connaissais donc bien les lieux. Cependant, pour une fois, je disposais de plus de temps pour m’en imprégner et en profiter, et pour découvrir tous les recoins que je n’avais jamais explorés. Il y avait tellement de choses à faire que je ne m’ennuyais pas. Pour la petite citadine que j’étais, vivre entourée d’animaux à nourrir et à câliner, de champs dans lesquels je pouvais courir et me défouler, et de tracteurs sur lesquels je pouvais grimper, c’était le paradis. J’ai énormément de souvenirs de ces journées au grand air.

Ce qui est étrange, c’est d’en avoir beaucoup moins de mes soirées et de mes nuits.

Et pourtant, j’ai dormi là-bas durant cinq semaines entières. Comme la maison ne contenait pas assez de lit, je partageais celui de mon oncle Denis. Ce dernier dormait nu. L’anecdote fait toujours bondir, lorsque j’en parle aujourd’hui, tant cela semble inapproprié mais, à ce moment-là, personne ne s’en est offusqué.

Ainsi, je dormais à côté de mon oncle nu. Pour le reste, black-out. Quelques bribes me reviennent brièvement en mémoire, comme son souffle expiré dans ma direction, lorsqu’il avait son visage tourné vers moi. N’ayant aucun autre souvenir, je ne peux rien affirmer, mais déjà, en soi, je sais que la situation était malaisante pour moi.

Pourtant, j’adorais cet oncle. Il était plutôt beau, avec des yeux gris-bleus, des cheveux bouclés châtains, coupés courts, et le teint hâlé de ceux qui travaillent toujours à l’extérieur. Quand j’étais gamine, je le suivais comme son ombre. Dynamique, il possédait un corps très mince et nerveux, et passait son temps à sauter et à grimper partout. On riait beaucoup ensemble et quand je le voyais, je lui racontais mes journées à la ville, avec mes problèmes de petite urbaine élevée au pot d’échappement.

Alors que s’est-il passé ? Aucune idée. La seule chose étrange qui me soit arrivée a eu lieu à l’approche de l’adolescence. J’ai alors commencé à avoir peur de lui, à sursauter quand j’entendais sa voix, à paniquer quand je le voyais entrer dans la pièce où je me trouvais. En dehors de ces éléments perturbants, je n’avais rien à analyser. C’était frustrant, car je sentais que quelque chose clochait. Néanmoins, je considérais aussi cela comme une chance. Peut-être valait-il mieux ne jamais savoir ce qui s’était déroulé.

En pleine adolescence, quand mes symptômes d’anorexie et de boulimie se sont déclarés, j’ai entrepris une thérapie. Lorsque les psychologues m’ont interrogée sur les évènements passés, cette relation « incestueuse » a ressurgi comme par magie, et s’est mise à occuper tout le devant de la scène de mes problèmes. Je suis allée directement le confronter, dans l’espoir d’obtenir des réponses. Il a tout nié en bloc, me rabâchant seulement qu’il avait été contraint et forcé de partager son lit avec moi, à cause de l’hospitalisation de ma mère. Il a reconnu avoir dormi nu, mais ce détail n’avait pas l’air de le perturber outre mesure. Avec son air de sachant, il m’a expliqué qu’avant, sous-entendu dans l’ancien temps, tout le monde dormait avec tout le monde et qu’il n’y avait pas de problème de viols comme aujourd’hui. J’avais envie de lui répliquer que la seule différence entre les viols d’autrefois et ceux d’aujourd’hui, c’est qu’on n’en parlait pas, mais j’étais tellement terrorisée que je ne pouvais rien rétorquer. C’est d’ailleurs la seule personne sur cette planète qui me fait réellement peur et pourtant, j’ai été élevée par un père violent, connu pour être capable de tout et surtout, de n’importe quoi. Cependant, ce dernier ne m’a jamais effrayée à ce point.

Un détail m’a frappée lors de cette première confrontation sur les terres de Denis. J’avais beaucoup de mal à m’exprimer lors de cette entrevue, tant son regard courroucé me déstabilisait, et plutôt que de me laisser finir ma phrase, il a pris les devants. J’étais en train d’essayer de lui expliquer combien cette affaire m’avait perturbée parce que, parce que...

— Parce que t’avais envie de moi ? m’interrompit-il alors, comme si c’était la seule chose évidente à laquelle il pensait.

Sur le coup, j’en suis restée bouche bée. J’avais six ans à l’époque des faits, et même si j’ai toujours aimé la compagnie des garçons, je ne me revois pas si jeune, avoir envie de quelqu’un, d’un adulte qui plus est. Sa réplique m’a laissée sans voix, mais pas sans pensées. Je trouvais cela tellement culotté de sa part. Et dans le même temps, cela ressemblait presque à des confessions. Il avait bien dû comprendre que cette situation n’aurait jamais dû avoir lieu, étant donné son caractère équivoque. Même lui l’avait reconnu à demi-mots, d’une certaine façon, en demandant à mon grand-père de m’interdire de parler.

— Si Caroline m’accuse de viol, je quitte la ferme. Vous vous démerderez sans moi ! avait-il déclaré à son père après notre entrevue.

Lorsque mon Pépé est venu m’en parler, me suppliant presque de ne pas ouvrir la bouche, j’avais compris que l’accusé voulait inverser les rôles. Ce premier entretien s’est donc révélée être un demi-échec, puisqu’il ne m’a apporté aucune réponse. Néanmoins, ce comportement offensif traduisait une certaine culpabilité. Culpabilité que je ressentais également, lorsque je repensais à sa réplique. Pouvait-on avoir envie d’un jeune homme de vingt ans à six ans ? Était-ce possible ? Aurais-je été fautive de quoi que ce soit durant ces cinq semaines passées à ses côtés ? Je ne comprenais pas...

Quelques années plus tard, vers 33 ans, je suis retournée le voir, en le suppliant, cette fois-ci, de me dire la vérité. Je lui ai juré que je ne porterai pas plainte contre lui, ce qui, d’ailleurs, n’avait jamais été mon intention. De plus, les années passant, il y avait désormais prescription. Mais, une fois encore, Denis s’est borné à sa version habituelle :

— Je n’ai rien fait.

Soudain, je lui ai répliqué :

— Pourquoi est-ce que tu m’as sorti cette phrase de merde, alors, comme quoi j’avais envie de toi ?

Bonne pioche. En bafouillant, il a tout nié en bloc. Je suis restée sur le cul. Là, il me prenait vraiment pour une conne. J’avais beau avoir de gros trous noirs sur l’affaire de mes six ans, je me souvenais parfaitement de ce qui s’était passé lorsque j’en avais dix-sept et que je l’avais confronté la toute première fois.

Ainsi, il me mentait. Alors, il devait me mentir depuis le début, pour se protéger. Il avait forcément quelque chose à se reprocher, sinon pourquoi revenir sur ses propos ? D’une certaine façon, même si je n’avais pas obtenu gain de cause, j’avais le sentiment d’avoir reçu ma réponse. Je l’avais confondu sans le faire exprès. Pour la première fois depuis longtemps, je n’avais plus le sentiment d’être folle. Ce n’était pas une grosse victoire, mais c’était mieux que rien.

Qui sait si la vérité ne finira pas par ressurgir un jour des tréfonds où elle a été ensevelie...

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 12 versions.

Vous aimez lire Argent Massif ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0